TJ de Nanterre : « Et s’ils étaient morts ? Vous vous seriez excusé devant leurs familles, leurs proches ? »

Deux hommes percutés de plein fouet par un véhicule poursuivi par la police ont fait face au jeune homme responsable de l’accident, celui-ci était également inculpé pour du trafic de stupéfiants. Face aux réquisitions sévères du parquet, la défense a rappelé les conditions de détention dangereuses et inhumaines de la maison d’arrêt de Nanterre.
La liste des infractions du dossier de Monsieur D. est longue : blessures involontaires, acquisition, transport et détention de stupéfiants, conduite sans permis, refus d’obtempérer et refus de donner ses codes de téléphone. En face du prévenu, 20 ans et le visage poupin, deux hommes d’une soixantaine d’années ont pris place sur le banc des parties civiles.
Présenté en comparution immédiate dans la 16e chambre correctionnelle, Monsieur D. veut être jugé ce jour. Il reconnaît tout sauf le trafic de stupéfiants. Le 31 décembre au matin à Meudon, le jeune homme circulait au volant d’une Clio de location. Apercevant un gyrophare à une intersection, il a cru avoir été repéré par des policiers – qui s’apprêtaient en réalité à contrôler un tout autre véhicule – et a pris la fuite. Voyant sa réaction soudaine, ils ont aussitôt commencé à suivre la Clio, laquelle a pris de la vitesse. Monsieur D. a tenté de mettre de la distance, accélérant bien au-delà des limites réglementaires, roulant à contresens, franchissant la ligne à plusieurs reprises, grillant des feux rouges… avant de percuter violemment un camion stationné à un rond-point. À son bord, Jérôme* et Bachir*, les deux victimes présentes à l’audience. Interpellé, il était en possession de quantités importantes de cannabis, de cocaïne et d’héroïne, pour un total de 980 euros.
« Le but des jeunes comme vous, c’est de finir votre vie en prison ? »
– « La raison pour laquelle vous fuyez en voyant le gyrophare, c’est parce que vous avez des produits stupéfiants sur vous ? », lance la juge.
– « Oui.
– Vous avez dit que c’était pour fêter le Nouvel an avec des amis ?
– Oui.
– Monsieur, on se pose des questions face à ces quantités…
– L’héroïne c’est pour faire la fête, c’est pour des potes à moi.
– Vous alliez offrir ou céder à d’autres personnes ? Vous achetez, vous transportez, vous remettez à des amis… Mais vous n’êtes pas vendeur de stupéfiants ?
– Non ».
La juge revient sur son refus de donner son code de téléphone, un délit passible de trois ans d’emprisonnement, insiste-t-elle. « J’ai pas donné mes codes car je voulais pas que les policiers tombent sur les noms des gens qui m’ont demandé. » Le procureur, quant à lui, s’intéresse aux stocks de stupéfiants trouvés sur le prévenu et veut pointer des incohérences.
– « Monsieur D., vous ne trafiquez pas, mais vous avez déjà été condamné pour ça. L’héroïne, c’est très dangereux, des amis qui consomment de l’héroïne… c’est des zombies ! C’est pas une drogue festive, je sais pas si vous vous rendez compte !
– Je sais pas, je prends pas d’héroïne, je prends pas de cocaïne.
– C’est quand même assez rare d’avoir des amis qui consomment de l’héroïne… »
Monsieur D. ne se démonte pas : « Vous dites que c’est pas parce que j’ai trafiqué que je trafique aujourd’hui ? » Pas de quoi impressionner le procureur qui répond du tac au tac :
– « Vous avez fait six mois avec mandat de dépôt pour ça, qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Le but des jeunes comme vous, c’est de finir votre vie en prison ?
– De toute façon c’est ça la solution… », répond Monsieur D., entre provocation et pessimisme sur son propre cas.
C’est comme si lui et le procureur tombaient finalement un peu d’accord sur le peu d’impact du sursis probatoire dans ce dossier. Et le procureur en rajoute une couche, quitte à faire dans l’outrance, tente un comparatif avec le jeune Nahel Merzouk, tué par un policier en juin 2023 lors d’un contrôle routier. Reste que la prison n’arrange rien, reconnaît Monsieur D. de son propre chef : « Je suis sorti y’a un mois, donc c’était pas la solution », auquel le ministère public répond encore par de la provocation.
– « La solution, c’est de vous enfermer pendant 10 ans ?
– Je me suis excusé.
– Et s’ils étaient morts ? Vous vous seriez excusé devant leurs familles, leurs proches ?
– Leurs enfants, souffle une dame dans la salle.
– Mettez-vous à la place de quelqu’un d’autre, d’un citoyen lambda qui entend ça, on doit faire quoi, en fait ? »
Le prévenu reste muet, lance un regard buté au procureur. Il a quatre mentions à son casier judiciaire, dont deux condamnations pour trafic de stupéfiants.
« Désolé de vous avoir fait du mal »
Les deux hommes sont d’anciens collègues employés municipaux. Jérôme est fraîchement retraité, il était passé voir son ami Bachir et ils n’ont pas eu le temps de réagir en voyant approcher à toute vitesse la Clio. Tous les deux s’en tirent avec des blessures légères au dos et aux épaules. Cela tient du miracle : sur la photo de la Clio que leur avocat tient à la main, la voiture a l’avant complètement écrabouillé du fait de la collision avec le véhicule municipal. Bachir s’avance à la barre. On le sent fatigué, il a attendu avec Jérôme toute la journée, il est déjà plus de 21h. Il raconte ce qu’il a vécu ce matin-là, l’accident, les pompiers qui arrivent, la frayeur. « Heureusement que c’était un camion, car si ça avait été une voiture… ». Sa voix se tord en un chuchotis. L’émotion l’empêche de terminer sa phrase.
Jérôme, vêtu d’un pull de Noël, est lui aussi entendu, parle de cette matinée banale où il était venu voir son ancien collègue pour un café. Lui aussi est sous le choc. Il ne sait pas encore s’il ira voir un psychologue, car contrairement à Bachir, l’accident n’a pas eu lieu sur son lieu de travail. Il est saisi d’un tremblement, puis se met à pleurer de façon incontrôlable. Une dame présente dans la salle se lève pour venir le soutenir jusqu’au banc. N’y tenant plus, elle se tourne vers le prévenu et l’invective : « Vous avez vu monsieur ? »
Monsieur D. se fend d’un « Désolé de vous avoir fait du mal. J’espère que tout ira bien. » Depuis sa sortie de prison, il a réussi à trouver une mission chez Amazon comme préparateur de commandes. Gros consommateur de cannabis, il fume entre cinq et dix joints par jour, ce qui lui revient à 50 euros au quotidien.
« Ils ne doivent leur salut qu’au camion, beaucoup plus haut que la Clio, insiste le conseil de Jérôme et Bachir, tous deux « fortement secoués » : « À 60 et 67 ans, on encaisse un peu moins, ça perturbe grandement. Il demande les sommes de 2 000 euros pour Jérôme et 4 000 euros pour Bachir, au titre du préjudice physique et moral.
« Réfléchir sur soi dans sa cellule, quand on est cinq, ça ne marche pas ! »
Impossible de ne pas avoir été saisi par la peine des deux hommes, affirme le procureur, qui reconnaît aussi les excuses « sincères » de Monsieur D. : « Ce qui est désolant c’est le croisement de deux mondes, l’inconscience de Monsieur D. et l’innocence de deux victimes qui n’ont rien demandé. Ils sont victimes du trafic de stupéfiants. » Que faire quand la justice ne dissuade même plus, ne fait même plus peur ? « Je me sens bien démuni », concède-t-il. « Je ne demande pas un esprit de vengeance, et pourtant quand on voit la peine de ces hommes, on veut une peine qui fait mal pour répondre un peu à la peine qui a été faite à autrui. Mais ce n’est pas ce que je vous demande. » Bien que connaissant la réalité de la vie de prison, le procureur veut y voir un « parallèle avec le monde monastique » qui permettra à Monsieur D. de prendre du recul sur un temps long. Il demande une peine de trois ans avec mandat de dépôt et un an pour le refus d’obtempérer.
« La peine, ça sert à dissuader et ça doit être exemplaire pour être dissuasif. Est-ce que ce dossier est le bon pour ça ? » L’avocate de Monsieur D. insiste sur la reconnaissance des faits, à l’exception de la cession, les excuses prononcées à plusieurs reprises, « une attitude rare ». « La prison lui faisait tellement peur, qu’il est parti, il a fait un refus d’obtempérer, il prend le risque, il sait à quoi il s’expose, il avait juste peur d’aller en prison. » Pour elle, il n’a pas le profil d’un trafiquant et ce dossier n’est pas celui d’un trafic de stupéfiants. Mais c’est surtout la réquisition du parquet qui la fait sortir de ses gonds : « L’aspect monacal de la cellule, non mais vraiment ? ! Les surveillants nous demandent pourquoi on continue d’envoyer du monde à Nanterre, 500 places pour 1 200 détenus, cinq par cellule avec des matelas au sol ! Réfléchir sur soi dans sa cellule, quand on est cinq, ça ne marche pas ! Ce n’est pas possible de requérir ça ! »
Au délibéré, Monsieur D. est reconnu coupable et condamné à trois ans d’emprisonnement, dont un an assorti du sursis probatoire. Il est reconnu responsable de l’entièreté du préjudice et devra indemniser les victimes, 800 euros pour Jérôme, 1 200 euros pour Bachir. Monsieur D. jette un regard noir vers le procureur et part sans se retourner.
*Les prénoms ont été modifiés.
Référence : AJU016s7
