TJ d’Évry : « Ce n’est pas par bonté qu’on fait traverser ces migrants, c’est de l’exploitation » !

Publié le 30/04/2024
TJ d’Évry : « Ce n’est pas par bonté qu’on fait traverser ces migrants, c’est de l’exploitation » !
Moose/AdobeStock

Un interprète prête serment en attendant que les deux prévenus soient conduits dans le box de la 10e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire d’Évry-Courcouronnes. La sonnerie d’un portable – celui d’un avocat – retentit, ce qui donne l’occasion à la juge de faire un rappel aux lycéens présents sur le silence exigé durant les audiences. Deux hommes escortés par des agents entrent enfin, une vague d’agitation traverse les adolescents. La juge leur intime aussitôt de faire silence et ajoute sèchement : « Ce n’est pas un spectacle ! » Elle n’aura pas à le répéter deux fois.

L’un semble calme et résigné, l’autre promène un regard inquiet autour de lui. Haseen* et Ali* sont tous les deux accusés d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier d’un étranger sur le territoire français, en bande organisée. Des faits en récidive dans le cas d’Haseen, qui doit aussi répondre de maintien irrégulier sur le territoire français après avoir fait l’objet d’une interdiction de territoire. Les victimes sont au nombre de treize, dont un mineur. Ali, qui semble très perturbé, demande à prendre la parole : « Mes parents sont pauvres, ils ont mis 30 000 roupies pour que je vienne ici. Je suis arrivé en France très difficilement, je dois travailler pour leur envoyer de l’argent. Je n’ai rien fait de mal. Je suis devenu fou à force de réfléchir. » La juge l’interrompt avec précaution et lui explique que lui et Haseen auront de nouveau la parole.

« On n’avait ni à manger ni à boire »

Quelques jours plut tôt, les services de police de Grigny découvrent cinq individus s’affairant près d’un fourgon qui prennent la fuite à leur approche. Treize personnes se trouvent à l’intérieur. Deux des individus ayant pris la fuite reviennent sur les lieux et sont reconnus. Il s’agit de Haseen et Ali qui sont alors placés en garde-à-vue. Dans le fourgon, des portables en mode avion et des effets personnels sont retrouvés. Plusieurs personnes découvertes à l’intérieur vont être interrogées par les policiers : « On ne pouvait pas s’asseoir, on était serrés les uns contre les autres. On n’avait ni à manger ni à boire », a expliqué l’une d’elles. « Je n’ai jamais eu d’eau, a affirmé une autre, nous commencions à manquer d’oxygène dans le camion. »

Les portables des deux prévenus ont révélé des échanges de messages, notamment une discussion avec un dénommé Lucky indiquant à Ali de se faire passer pour un migrant, ainsi que des photos d’armes. Haseen explique que lui aussi a dû gagner de l’argent pour aider ses parents restés au Pakistan. « La police m’a attrapé et m’a frappé. Si je ne peux pas rester ici, je ne peux pas aller dans un autre pays. Ayez pitié de moi. »

La juge commence par interroger Ali, qui continue d’affirmer n’être au courant de rien, qu’il a juste obéi à la consigne d’aller chercher des gens. Il indique même ne pas connaître le prévenu à ses côtés dans le box.

– « Pourtant sur la vidéosurveillance, on vous voit lui faire une accolade.

– C’est un Pakistanais, je lui dis bonjour, c’est tout.

– Il y a aussi des conversations sur Messenger où on vous donne des consignes pour vous faire passer pour un migrant, où on vous explique comment faire passer des migrants sans vous faire repérer.

– C’est pas vrai.

– Les enquêteurs mentent ?

– Et moi, je mens ? Je suis quelqu’un de pauvre. Je suis innocent. Ça fait un mois que je suis ici et j’ai les mêmes vêtements. Je suis un humain. »

L’avocate de la défense intervient pour signifier qu’il faut clarifier la question auprès de son client pour être sûr et certain qu’il l’a bien compris : reconnaît-il les faits ? Le prévenu répond par la négative.

Au tour de Haseen d’être interrogé par la juge :

– « Comment expliquez-vous que la géolocalisation de votre portable indique un trajet entre l’Île-de-France et la frontière italienne ?

– J’étais en France.

– Ça ne répond pas à la question.

– Je ne suis pas parti.

– Même question pour une autre date, où votre portable a fait le trajet inverse.

– C’était pas moi, mon téléphone était pas avec moi. »

La juge tente aussi de comprendre pourquoi Haseen apparaît sur la vidéosurveillance avec Ali et des migrants sur un parking. Il continue de nier son implication.

– « Seriez-vous le pion d’une filière de passeurs ?

– Non.

– Connaissez-vous Ali ?

– Non. »

Qu’en est-il de cet échange de messages en novembre où un homme lui demande s’il peut passer la frontière illégalement et lui envoie des captures de son passeport ? Haseen rétorque qu’il ne sait ni lire ni écrire. La procureure s’intéresse aux photos d’armes trouvées sur les portables. Le prévenu nie avoir posé devant des kalachnikovs, il s’agirait d’un homme de sa famille qu’il connaît à peine.

« Eux aussi sont victimes de cette exploitation »

Les deux hommes sont célibataires et sans enfants et ont arrêté leur scolarité très tôt. Haseen a une mention dans son casier judiciaire, une condamnation à un an d’emprisonnement à Grenoble en juin 2023, assorti d’une OQTF. Il gagne sa vie en France en étant peintre non déclaré et gagne 30 à 40 euros par jour. Il a déposé deux dossiers à l’Ofpra et a vu ses demandes rejetées en 2021 et 2023. Ali n’a aucune mention à son casier.

Le trafic de migrants consiste à assurer l’entrée sur le territoire des personnes en y gagnant un intérêt, rappelle la procureure. « Les passeurs exploitent la misère, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils le font. » Elle souligne l’augmentation de ces trafics en France, et le démantèlement de plus de 300 filières en un an. « Les migrants sont traités comme des marchandises dans des conditions horribles ». C’est aussi l’aspect lucratif qui est à souligner, avec des sommes pouvant dépasser les 10 000 euros : « Plus c’est cher, plus c’est sécurisé, moins c’est cher, plus c’est dangereux. » Elle énumère les nombreux éléments de l’enquête montrant l’implication des deux prévenus, et leurs explications qu’elle juge peu crédibles. « L’un avait les clés du camion sur lui, et affirme qu’un ami les aurait mis dans la poche. Tout cela n’est pas cohérent. » Elle ne croit pas non plus à leur précarité. « Ce n’est pas par bonté qu’on fait traverser ces migrants, c’est de l’exploitation ! » Elle requiert quatre ans d’emprisonnement contre Haseen et trois contre Ali.

« La procédure est plutôt bien faite, c’est rare à Évry », tacle l’avocate de deux prévenus. Elle souligne leur constance dans leurs déclarations en garde-à-vue et devant la juge. « Ils n’ont pas changé de version et n’ont rien à voir avec tout ça. » Aucune personne retrouvée dans le fourgon n’a été en mesure de les reconnaître, souligne-t-elle, pointant la difficulté à établir les rôles de chacun. « Entendre que ces deux-là s’en sont mis plein les poches…, s’agace-t-elle, alors qu’ils sont complètement SDF, n’ont pas de titres de séjour, n’ont pas de revenus. Eux aussi sont victimes de cette exploitation. » Elle demande à la juge de revoir le quantum à la baisse.

Avant de sortir du box, Ali continue de nier avoir eu un rôle de passeur. Haseen montre une blessure à la jambe, stigmate des violences subies pendant son voyage jusqu’en France. Au délibéré, ils sont reconnus coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement, trois ans pour Haseen, avec une interdiction définitive du territoire français et deux ans pour Ali, avec une interdiction du territoire français pour cinq ans.

*Les prénoms ont été modifiés.

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