Tribunal de Bobigny : le chagrin d’une femme amoureuse, « nourrice » malgré elle
En dépit de la chaleur, de leur escorte de policiers et du lieu peu propice aux effusions, Béatrice* et Mourad* ont comparu collés l’un à l’autre et mains jointes devant le tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Seule la décision des juges a fini par les obliger à se séparer, dans la douleur.
Il est rare que l’amour emplisse tout l’espace d’une enceinte judiciaire. Les magistrats siégeant à la 18echambre correctionnelle, mardi 20 juillet, ont sans doute été étonnés de voir Béatrice accolée dans le box à Mourad, son compagnon. D’abord déconcertés, ils ont finalement accepté que le couple réponde épaule contre épaule, main dans la main, des faits survenus deux semaines plus tôt à Aulnay-sous-Bois.
Interpellés la veille de leur comparution, les prévenus étaient jugés pour acquisition, cession, détention, transport de près de 500 grammes d’herbe et de résine de cannabis. Saisie chez Béatrice, la drogue était selon eux « de passage », un dealer ayant convaincu Mourad de l’entreposer deux jours contre 150 euros. Ce rôle de « nourrices », tenu sciemment par l’un et subi par l’autre, a été révélé par un informateur anonyme.
« Tut-tut, v’là les keufs »
Le tuyau parvient aux oreilles des policiers le 7 juillet. Un inconnu dit que Mourad alimente un point de deal situé à la limite d’Aulnay et de Sevran, à 100 mètres de l’appartement de Béatrice chez qui il réside depuis janvier. Les gardiens de la paix surveillent l’endroit désigné et voient en effet le jeune homme orienter les clients vers la cache des vendeurs. Le manège dure jusqu’à ce qu’un guetteur hurle : « Tut-tut, v’là les keufs ! » Mourad sème les agents, qui frappent à la porte de Béatrice.
Dans l’appartement, ils découvrent le cannabis, une balance, des pochons, l’ensemble dans un sac déposé près de leur lit. Placée en garde à vue, elle explique que « des amis» ont demandé à Mourad de stocker chez eux les stupéfiants. Elle est libérée en attendant qu’il soit arrêté. Le 19 juillet, il est repéré et conduit au commissariat. Béatrice l’y rejoint sous bonne escorte. Les voici donc dans le box à l’issue de leur audition.
« Les 150 euros, c’était pour l’anniversaire de ma fille »
Ses longs cheveux blonds joliment méchés tombent en cascade sur sa veste en lin blanc. Elle essuie fréquemment ses lunettes embuées par la touffeur d’été. Béatrice est âgée de 41 ans, elle a la garde alternée de ses deux filles, travaille dans la même entreprise depuis 2009 et, s’il n’y avait son divorce douloureux et un cancer particulièrement grave, on la dirait sans histoire. Au tribunal, elle avoue avoir commis « une grosse erreur par amour ». Le mot est lâché, les sentiments entrent dans le prétoire. « Il m’a demandé s’il pouvait entreposer le sac chez moi, j’ai dit oui, mais jusqu’à mercredi car mes enfants arrivaient », admet-elle d’une traite. Si elle écrivait, ce serait sans ponctuation. Elle est face à la justice pour la première fois et l’on peut presque percevoir les battements de son cœur.
Mourad ne l’a pas quittée du regard. Il la domine d’une tête. Son tee-shirt blanc est chiffonné, sa barbe fournie à cause des quatorze jours de squat, y compris sur la pelouse des jardins de Sevran. Se sachant recherché, il n’a pas osé rentrer chez lui. Il a 32 ans, sept mentions à son casier, deux enfants. Il venait de décrocher un emploi en CDI, « une chance », relève-t-il, conscient d’avoir bêtement dérapé. Mais il nie être un dealer : « J’étais dans une mauvaise passe, j’ai accepté de faire la nourrice. Les 150 euros, c’était pour l’anniversaire de ma fille. Le paquet n’était pas à moi », jure-t-il.
« Une dame complètement perdue »
Le procureur Adrien Luneau est un homme pondéré et juste, comme l’ont démontré ses précédentes interventions. Il se dit certain que Béatrice « fut embarquée là-dedans » sans mesurer les conséquences et ne retient que l’infraction de détention de stupéfiants, préconisant la relaxe pour les trois autres chefs de prévention. Il requiert six mois de prison avec sursis. Elle pétrit la main de Mourad.
« S’agissant de monsieur, les choses sont différentes, poursuit-il. Être une nourrice, c’est participer au trafic. » La peine requise tétanise Béatrice : dix mois de prison ferme avec mandat de dépôt, interdiction d’habiter Sevran durant deux ans. Elle ôte ses lunettes, pose sur Mourad le regard stupéfait d’un animal ébloui. Sa vie paraît se défaire comme un pull dont on aurait tiré une maille. Elle s’accroche à lui.
Avocate commise d’office, Me Georgia Moreau plaide la clémence « pour une dame complètement perdue, fraîchement divorcée, isolée, qui n’a pas eu la force de dire non ». Les larmes de Béatrice perlent discrètement.
« Vous brisez des vies ! »
Sa consœur Sukeyna Elachguer, venue de Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) et qui intervient en défense de Mourad, estime que « l’acquisition, le transport et la cession ne sont pas caractérisés. Au nom de quoi la parole de ce “John Doe”(1) aurait-elle plus de valeur que la sienne ? Sa dernière infraction, un délit routier, remonte à 2017, rien depuis, et vous réclamez un mandat de dépôt ? » L’avocate insiste sur sa situation, un travail dans huit jours, deux enfants, « son état de santé incompatible avec la détention dans des conditions insalubres ». Mourad souffre en effet d’asthme et de myocardite, sa capacité respiratoire est diminuée de moitié. Tandis qu’elle assène des arguments pertinents, le couple s’étreint plus et mieux, jusqu’à ressembler à une statue monolithique, inébranlable.
Vingt minutes plus tard, elle se fissure. Le président Maximin Sanson rend le jugement : quatre mois de sursis simple pour Béatrice ; dix mois ferme pour Mourad et interdiction de revenir à Sevran, chez eux, jusqu’en 2023. Elle s’effondre. Les larmes sont si grosses qu’on les distingue des bancs du public. Elle hoquète, s’étouffe, s’assoit, tire son amoureux par la manche, cherche ses mains, ses bras.
« Vous brisez des vies ! », crie un ami. « Bravo, monsieur le procureur ! », lance un autre. Ils sont évacués par la police. Deux frères de Mourad, qui pleure à son tour, se ruent vers le box. Ils s’embrassent. Béatrice se réfugie contre son ami menotté. Destination Fresnes, « prison où vos problèmes de santé seront traités », indique le président.
Plus tard, on croise Béatrice rue Carency, à la sortie du dépôt. Elle marche seule sous le soleil, en pleurs. On voudrait la réconforter en citant Oscar Wilde : « Seul l’amour peut garder quelqu’un vivant. »
*Prénoms modifiés
(1) Expression anglaise désignant un anonyme, en l’espèce l’informateur
Référence : AJU233666