Tribunal de Créteil : Quand les caïds de banlieue contraignent les jeunes à voler
Deux avocates ont partagé leur inquiétude avec les magistrats de Créteil (Val-de-Marne), le 9 juillet : sous prétexte de rembourser une dette, de plus en plus de jeunes sont enrôlés par des gangs. L’un d’eux, qui avait accidentellement brisé le portable « d’un grand » en jouant au foot, a été forcé de convoyer des voitures volées.
Jonathan* a fêté ses 20 ans en février, mais il en paraît 3 de moins. Il se tient droit, presque raide dans sa chemise blanche et son jean gris. On dirait un roseau, il en a la finesse et la vulnérabilité ; on se surprend à imaginer que les remontrances de la présidente finiront par le renverser. Face aux trois juges de la 12e chambre correctionnelle, il répond du vol en réunion d’une voiture, suivi de deux tentatives. L’étudiant est confronté à la justice pour la première fois, alors il est pétrifié. Il soumet ses mains croisées dans son dos à de telles torsions que la couleur des doigts vire au rouge violacé.
A sa gauche dans le prétoire, Martin* n’en mène pas plus large. Athlétique dans son polo blanc, il est âgé de 21 ans, pratique le sport de haut niveau et l’enseigne. Il est poursuivi pour les mêmes faits, sauf que dans son cas le mot vol s’écrit au pluriel : il tentait de s’approprier une 5e voiture quand la police est intervenue. Tous deux vivent au sein de familles aimantes, d’ailleurs l’une et l’autre ont pris place sur les bancs inconfortables réservés au public.
« Une dette à rembourser, sous la menace “des grands » »
En observant ces jeunes durant l’exposé des délits reprochés, une question turlupine l’esprit : que s’est-il passé pour que Jonathan et Martin échouent au tribunal ? La présidente Rinaudo détaille les faits qui s’échelonnent du 4 au 15 janvier 2021 à Leuville-sur-Orge (Essonne), à Villejuif, Saint-Maur-des-Fossés et Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), quatre villes où ont disparu des Peugeot 3008 et DS 7. Ces berlines SUV peuvent faciliter les “go fast”, technique prisée des trafiquants de drogue qui consiste à transporter leur marchandise dans de grosses cylindrées roulant à vive allure.
Les jeunes gens à la barre ne sont ni des drogués ni des contrebandiers. Ils sont les boucs émissaires d’une bande organisée qui a échappé au coup de filet. Martin se limitait à fracturer la portière, bricoler les fils des autos afin qu’elles démarrent. Jonathan devait les convoyer à La Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne, où se situait le hangar du réseau. Il n’a effectué qu’un seul des deux voyages prévus, à cause de leur interpellation le 3 juin après que les policiers et gendarmes ont retracé leur piste grâce à l’examen de la téléphonie. Les commanditaires sont parvenus à s’enfuir.
Lorsqu’ils prennent la parole, Jonathan et Martin évoquent « leur dette à rembourser, sous la menace des grands », soit les caïds de banlieue, eux-mêmes en cheville avec des gangs qui opèrent sur l’ensemble du territoire national. S’esquisse alors un phénomène méconnu, que des avocates vont développer.
« Je me suis permis de corriger vos fautes »
Avant de les entendre, le tribunal doit en savoir plus sur la nature du piège dans lequel les prévenus disent être tombés. « En jouant au foot, j’ai cassé l’iPhone d’un grand », raconte Jonathan. Ainsi sont désignées ces terreurs dont on oublie les noms. Même primo-délinquant, on sait qu’il vaut mieux ne jamais balancer. « Il a dit : “Maintenant, faut payer ta dette”. Pour ça, je devais effectuer deux convoyages. » L’apparence de ce post-adolescent pouvait aisément déjouer les contrôles.
Martin, lui, devait « sauver [son] frère ». Il était menacé par un grand, j’ai remboursé à sa place », déclare-t-il pour tenter de justifier ses quatre vols et l’ultime tentative. Lui aussi parle de smartphones détériorés mais, sous l’effet du stress et du masque sanitaire, ses clarifications sont confuses.
Peu importe, finalement, car à l’évidence, les magistrats ne les croient pas. A commencer par l’auditeur de justice qui substitue la procureure. « Donc, la meilleure façon de s’acquitter de dettes serait de voler ? », interroge-t-il benoîtement avant de requérir quinze mois de prison contre Martin et dix à l’encontre de Jonathan, assortis d’un sursis probatoire de deux ans, plus l’obligation de travailler, à laquelle ils se plient déjà, sans injonction.
Durant le réquisitoire, la présidente a étudié les documents que lui a remis Jonathan. « Je me suis permis de corriger vos fautes d’orthographe », cingle-t-elle. Les joues du garçon sont aussi rouges que ses doigts.
« Un nouveau mode opératoire dans les cités »
Les mères, pères, frères ou sœurs des prévenus rapetissent sur leur siège. La défense va atténuer l’épreuve qu’elles endurent. Me Fabienne Thibolot, avocate à Créteil, plaide pour Jonathan : « Ce qu’il vous a relaté révèle un nouveau mode opératoire dans les cités. Il est récent et inquiétant. De très jeunes gens sont exploités sous la menace. Ils sont piégés, prisonniers, ne s’en sortent qu’en s’exécutant. » Elle rappelle que son client est étudiant, « pas délinquant. Il est tétanisé, il n’a même pas osé en parler à sa mère ».
Sa consœur du Barreau de Paris, Me Dilane Aydin, intervient au côté de Martin, « frêle maillon d’un grand réseau évidemment absent à ce procès (…) Sur ses comptes bancaires, il n’y a aucun mouvement suspect. Il gagne sa vie en travaillant, il n’a pas agi pour de l’argent. Ces garçons paient cher leurs erreurs… »
Tous deux disent leurs regrets, leur honte, s’engagent à régler le préjudice des parties civiles absentes, non représentées. Le montant de leur nouvelle dette dépasse le prix des iPhones prétendument endommagés. Après des heures d’attente, le délibéré tombe : Jonathan est condamné à huit mois de prison, Martin à douze mois, sans mention au bulletin N°2 de son casier judiciaire pour ne pas obérer sa carrière. Les sanctions sont assorties d’un sursis simple.
Soulagées, les familles s’éloignent. Une jambe dans le plâtre, la mère de Martin clopine auprès de son fils qui, le 24 juin, est devenu père. Son bébé l’aidera à résister au petits caïds. Il l’a promis au tribunal.
*Prénoms modifiés
Référence : AJU231292