Tribunal de Meaux : « Ça a chauffé, dans l’euphorie j’ai tapé et je l’ai vu saigner »

Publié le 06/03/2024

Quatre jeunes gens comparaissent à la 1re chambre correctionnelle du tribunal de Meaux (Seine-et-Marne). Une fille, trois garçons. Deux libres à la barre ; deux détenus depuis le 25 janvier. Tous prévenus d’extorsion ou complicité. Les plus âgés répondent aussi de violence aggravée. Huit semaines après l’agression, l’homme battu chez lui n’est pas guéri.

Tribunal de Meaux : « Ça a chauffé, dans l’euphorie j’ai tapé et je l’ai vu saigner »
Salle d’audience au Tribunal judiciaire de Meaux (Photo : I. Horlans)

 Leur procès va durer cinq heures, s’éterniser jusqu’en milieu de soirée. Car les faits sont graves, les explications confuses, les dénégations farfelues et les responsabilités difficiles à cerner. Au centre de l’affaire, une belle jeune fille qui, sans le vouloir, a tourneboulé la tête de la victime, Jean*, 36 ans – ex-prétendant de sa mère. Eva*, 25 ans, manteau rose, cheveux blonds, se tient droite, visage fermé, mains dans les poches. Elle a « du caractère, le verbe haut », convient son avocat, Ludovic Beaufils. Son « insolence » lui sera reprochée par la présidente Isabelle Verissimo et la procureure Léa Dreyfus. Eva risque gros, elle le devine. Alors, avec un naturel désarmant qui ne s’encombre pas des codes, dont le respect dû aux magistrats, elle se défend bec et ongles.

À son corps défendant, semble-t-il, elle a entraîné trois garçons dans cette sale affaire d’extorsion par violence, menace ou contrainte commise mardi 9 janvier. D’abord Hervé*, 22 ans, sous contrôle judiciaire, soupçonné de complicité par fourniture de moyen, sa voiture. Ensuite Julien*, 24 ans, le père défaillant de sa fille, habitué aux séjours en prison, notamment pour avoir tabassé Eva. Enfin Marc*, 28 ans, shooté à la cocaïne, à l’ecstasy, qui s’est servi d’un couteau à cran d’arrêt comme d’un poing américain pour défigurer Jean à son domicile. Julien et Marc, sous escorte, sont incarcérés depuis le 23 janvier, date de l’arrestation de la bande.

« Deux hommes ont surgi, encapuchonnés »

 Jean n’assiste pas à l’audience ce 4 mars : 55 jours après son hospitalisation, l’une de ses plaies au visage « est toujours ouverte, suintante », dit le vice-bâtonnier Jean-Christophe Ramadier ; il substitue Florence Fredj-Catel, le bâtonnier, appelée pour une urgence. Il faut se contenter de sa déposition. Les événements trouvent leur origine dans un jeu de séduction. Jean avait conquis la mère d’Eva, puis fini par trouver la fille plus attirante. Durant un an, il la couvre de cadeaux et lui prête 10 350 euros, selon son décompte. Les sentiments ne sont pas du tout partagés.

À Noël, la jeune fille part en vacances avec un compagnon. Jean voit rouge, surtout parce qu’elle lui a demandé de garder sa chienne et ses deux chats. À son retour, il exige une reconnaissance de dette contre remise de ses clés. Il lui fixe rendez-vous le 9 janvier. La suite, sur procès-verbal : « J’attendais chez moi, elle n’est jamais venue. J’avais ouvert le portail et deux hommes ont surgi, encapuchonnés. J’ai reconnu [Julien], il portait une arme, j’ai dit “fais pas le con” ! Je savais qui il était, je pensais qu’il ne serait pas violent. Il voulait les clés, que je fasse un virement bancaire via une application sur mon téléphone. Il s’en est emparé, m’a menacé avec son pistolet. »

« Ma bande de potes, elle va te séquestrer ! »

Place aux dépositions des prévenus. Eva reconnaît avoir perçu de l’argent, refuse d’en chiffrer le montant : « Ça me regarde ! » riposte-t-elle, cassante. « Ne soyez pas discourtoise, je ne le suis pas », rétorque la juge Verissimo. L’échange est houleux. Eva admet avoir envoyé Julien récupérer les clés : elle l’héberge en dépit d’une injonction d’éloignement depuis qu’il a purgé 11 mois pour l’avoir frappée. N’aurait-elle pas « un peu manipulé Jean ? », l’interroge le tribunal.

« Oui. Mais je ne lui devais que 3 000 € !

– Vous êtes agressive…

– Normal ! Il voulait m’acheter !

– Et les messages que vous lui adressez ? “T’as voulu que je rentre dans ta vie, je vais bien t’emmerder ; t’as oublié que mon beau-père est keuf ?” et, le 2 janvier, vous écrivez : “Ma bande de potes, elle va te séquestrer !” Ce sont des menaces…

– Non, des mots en l’air.

– Ça ressemble à un guet-apens…

– Ouais, je suis d’accord. »

La procureure : « Vous êtes très dure, dans vos messages…

– Hum-hum.

– Arrêtez, avec ces hum-hum, vous êtes insolente !

– C’est ma vie qui a explosé, qui est exposée en public, ça dure depuis plus d’un mois ! Vous voyez pas où est le problème, là ? »

« On n’était pas là pour en découdre mais il a sorti un couteau ! »

Hervé, propriétaire de la Seat qui a servi à l’expédition, poursuit : « J’avais prêté ma voiture à Calvin [en fuite], à condition d’être présent. » Col roulé, barbichette, il paraît dépassé par la tournure que la sortie a prise : « Calvin ne me dit pas où on va. On prend [Julien] et une 4e personne. » C’est Marc.

– Vous ne demandez pas ce que ces trois gaillards vont faire ?

– Ils n’ont pas répondu. Deux personnes sont rentrées chez la victime, moi je suis resté avec Calvin. Je ne voulais pas savoir ce qu’ils allaient faire.

– Vous voyez pourtant des cagoules, des gants, une arme !

– Oui, c’était bizarre. J’ai senti qu’un mauvais coup se préparait.

– Et quand ils reviennent, ils sifflotent ?

– Personne ne parle. L’atmosphère est bizarre. »

Et pour cause. Arrogant, chignon et bouc de hipster, Julien s’explique : « Il ne voulait rendre les clés que si elle passait une nuit avec lui ! Ce mec, c’est un genre de beau-père qui a deux fois son âge !

– Vous êtes gendarme, policier, vous avez une autorité particulière ?

– Non, mais j’sais pas si vous comprenez, c’est la mère de ma fille !

– Où trouvez-vous l’arme de poing ?

– Dans la voiture. On n’était pas là pour en découdre mais le mec, il a sorti un couteau du tiroir de sa cuisine.

– Pourquoi exigez-vous de l’argent par virement ?

– C’est jamais arrivé !

– Donc vous ne repartez qu’avec les clés ?

– Malheureusement, dans l’agitation, j’ai pris son téléphone.

– Comment a-t-il été blessé ?

– Parce qu’il s’est montré violent. »

« Quand je l’ai vu saigner, je lui ai donné une serviette »

 Marc confirme : « Le monsieur a sorti le couteau de son tiroir, ça a chauffé. Dans l’euphorie (sic), j’ai tapé avec un cran d’arrêt. Quand je l’ai vu saigner, je lui ai donné une serviette. Les coups, c’était pas le but de la manœuvre », assure le frêle prévenu, drogué depuis ses 13 ans, chez qui on trouvera 260 grammes de cannabis – « [sa] consommation pour un mois ».

Julien et Marc sont donc aussi poursuivis pour violence aggravée par trois circonstances (la réunion, la préméditation, la récidive) ayant entraîné une incapacité pénale de travail supérieure à huit jours ; précisément dix. Deux armes sont saisies chez le premier ; celle utilisée pour le délit appartenait à Calvin.

Finalement abandonné, Jean tente de les poursuivre mais chaussé de tongs et blessé, il appelle les gendarmes. À l’hôpital, sont soignées trois grosses entailles au visage et une fracture du sinus frontal gauche.

Passons à la personnalité du quatuor. Hervé est « gentil et naïf », selon des amies, célibataire vivant chez ses parents et en recherche d’emploi. Il ne se drogue plus. Eva a été condamnée pour délits routiers sous cannabis ; elle ne fume plus. Elle travaille, bénéficie d’une pension alimentaire que verse la CAF ; elle ne peut pas compter sur Julien. Lui a un casier chargé : délits routiers, non-respect d’obligations envers son ex, violences contre elle en présence de la fillette, etc. Il cumule trois sursis probatoires pour délits en récidive. Marc a grandi sans père, accumule les sanctions pour vol, recel, violence. « J’ai grandi avec ma mère. Je suis tombé dans la coke, l’ecstasy, que je finance avec un travail au black. Je n’aurais jamais dû y aller. En fait, je comprends la victime… »

Julien : « Je regrette la façon dont ça s’est passé. On n’est pas des barbares ! Je sais pas pourquoi il s’est énervé. » Il préfère accabler Jean puis s’apitoyer sur lui-même : « Je suis en train de bousiller mon premier quart de vie. »

« C’est un véritable guet-apens ! Il faut assumer »

Me Ramadier, partie civile, rappelle « être assez souvent de l’autre côté de la barre pour comprendre les parcours chaotiques, le fait de grandir sans père, c’est-à-dire sans repères ». Toutefois, il estime que ceux-ci ont tendu à Jean « un véritable guet-apens ! Il faut assumer. Ils n’ont fourni aucune explication pour expliquer l’inexplicable. » Il déplore que son client, « la bonne poire qui a prêté 10 000 €, qui a été un peu insistant et qui a gardé les animaux », conserve des blessures non consolidées, souhaite un renvoi sur intérêts civils et une provision de 5 000 €.

La procureure Léa Dreyfus, qui en est à sa troisième affaire d’extorsion en 20 jours, s’avoue « stupéfaite » par leur attitude : « Ils paraissent banaliser les infractions. » Elle pense Eva « à l’initiative », et non « victime : s’il a été lourd, elle a maintenu la relation, a accepté son argent, a confié sa maison, sa chienne ». La parquetière la trouve « très menaçante, il est question de séquestration ». Le soir des faits, « elle lui parle au téléphone, s’assure qu’il l’attend, propose de s’arrêter au KFC » acheter du poulet frit. « Elle connaît [Julien], elle le sait violent ». À son encontre, Léa Dreyfus requiert dix mois avec sursis probatoire de deux ans, une interdiction de contact avec Jean jusqu’en 2027 et son indemnisation. Des peines complémentaires, dont des soins, pareillement requises contre les trois autres.

« Ma cliente a raison d’évoquer une tentative de chantage »

 Julien, elle ne le croit pas, et reproche à ce garçon « intelligent » de ne pas « être allé plus loin dans la reconnaissance des faits » : 15 mois de prison,  la révocation d’un sursis probatoire (4 mois) ; maintien en détention. Marc « a commis des violences gravissimes sur un inconnu et il a un énorme problème d’addiction » : 15 mois, 8 avec sursis probatoire de 2 ans, plus la révocation d’un sursis (4 mois), peine aménageable sous bracelet. Hervé, « qui savait qu’un mauvais coup se préparait », s’est montré « un peu lâche mais je peux comprendre qu’il ait paniqué » : six mois de sursis probatoire, un stage de citoyenneté.

Me Ludovic Beaufils intervient en défense d’Hervé et Eva : « Avancer que ma cliente aurait tout prévu est une affirmation gratuite », plaide-t-il. Jean l’a « amadouée avec son argent, ce n’est pas la bonne poire mais un homme qui pensait acheter une faveur sexuelle. Ma cliente a raison d’évoquer une tentative de chantage » auquel elle n’a pas cédé. Il est certain qu’elle « n’a pas eu connaissance de ce qui allait se produire », pas plus qu’Hervé : « Le ministère public ne l’a pas prouvé. »

Me Louis Balling représente Marc : « Une violence inouïe ? Ce n’est pas ce que dit la victime. Peu importe, c’est inadmissible. » Il insiste sur sa vie de déboussolé, ses qualités de bon fils, travailleur : « Il respectera la détention à domicile sous surveillance électronique. »

Me François La Burthe, qui défend Julien, surprend l’assistance. Il charge Eva bien au-delà des faits démontrés. « Elle a manipulé des gamins », dont son client qui, agressant « un homme qui le connaît, sait qu’il va repasser, comme au Monopoly, par la case prison. Il est sa marionnette ! » L’avocat assimile le dossier à « un théâtre de marionnettistes. Elle a écrit le scénario avant que [Julien] n’agisse. Elle lui a raconté sa petite histoire, l’a remonté comme une pendule : “Mon gars, tu vas être magnifique, tu vas être mon héros.” Et lui va protéger la mère de sa fille, accomplir une œuvre morale. Elle l’héberge, le nourrit, difficile de dire non. Elle lui bourre le mou, il est une proie facile ! ». Eva, toujours elle, « va persuader les acteurs ». Et dans une surprenante analogie, il compare ceux-ci aux « femmes violées sous emprise ». Conclusion : « Tous sont ont été ses marionnettes sur scène. La machination est parfaite. Mais les rôles n’ont pas été bien distribués. »

Terrassée, Eva a la parole en dernier, se défend avec rage : « Jamais je n’ai voulu faire du mal à qui que ce soit, et je ne suis pas une manipulatrice ! On en est là à cause de ses choix de vie [Julien]. À cause de lui. À cause de toi ! »

Quand le tribunal rend son jugement, très tard, Hervé est parti ; dégoûté. Il n’entend pas la présidente prononcer sa relaxe. S’agissant des autres, les réquisitions sont suivies au chiffre près. Eva, condamnée à dix mois avec sursis probatoire de deux ans, rejoint sa fille. Marc et Julien sont conduits au centre pénitentiaire de Meaux. Le premier ressortira une fois le bracelet posé à sa cheville. Ils doivent verser 3 000 € de provision à la victime et ne plus l’approcher ces trois prochaines années. Le 10 décembre, ils seront fixés sur le montant des dommages et intérêts à lui verser solidairement.

 

*Les prénoms ont été modifiés

Tribunal de Meaux : « Ça a chauffé, dans l’euphorie j’ai tapé et je l’ai vu saigner »
Me Ludovic Beaufils a obtenu, lundi 4 mars, la seule relaxe prononcée dans un dossier d’extorsion (Photo : ©I.Horlans)
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