Tribunal de Meaux : « Cela vous fait quoi de pourrir la vie des femmes ? »
L’avocate de la partie civile trouve les mots pour illustrer la personnalité de Manuel : « Un comportement de prédateur. » L’ouvrier portugais de 54 ans a violemment harcelé deux femmes depuis 2018. Seconde victime, Marie* « vit un cauchemar ». Rarement un prévenu aura suscité autant de peur dans l’enceinte d’un tribunal. Il a payé cher sa désinvolture.
En apparence, l’homme en blouson bleu marine d’où dépasse une bedaine rondelette, mains dans les poches de son jean, ressemble à monsieur tout-le-monde. Libre à la barre de la chambre des comparutions immédiates du tribunal de Meaux (Seine-et-Marne), il semble indifférent aux préventions d’agression et harcèlement sexuels, propos répétés ayant dégradé la vie et la santé, exhibition sexuelle. À sa droite, partie civile, est assise Marie* : cinquantenaire élégante, beau visage tourmenté. Toute lumière a fui son regard. Un psychologue l’aide à remonter la pente, raide ; elle ne distingue pas encore le sommet. « Je vis un enfer, dit-elle en larmes, c’est horrible. Je ne dors plus, je ne mange plus. »
Du 1er décembre 2022 au 23 octobre 2023, elle a reçu des centaines de textos obscènes, des insultes, des menaces. Manuel, employé de son fils, un chef d’entreprise qu’assiste Marie, lui a « tripoté les seins, les fesses » au bureau et, assure-t-elle, s’est masturbé un soir sur le parking, bloquant sa voiture, jusqu’à l’éjaculation. Elle a fourni une multitude de preuves, notamment les captures d’écran de messages, appels, mails envoyés par Manuel. L’un d’eux : « Un jour, je vais te kidnapper et te faire un malheur. » Avec une impudence qui frôle l’outrage à magistrats, il égare le tribunal à force de circonlocutions absconses, de dénégations abracadabrantes.
« J’ai besoin de toi pour me faire une vidange, me vider les sacs »
« Ma bienveillance a provoqué tout cela, explique Marie. Monsieur vivait seul dans une caravane. À son embauche, j’ai voulu l’aider. Je l’ai invité à manger. Son chat venait de mourir, j’ai proposé de lui en acheter un autre. Papa étant propriétaire d’immeubles, je l’ai installé dans un appartement près de la société. J’espérais le stabiliser. Et ça a commencé… » « Ça » : la traque au bureau, chez elle. De jour, de nuit. La présidente Cécile Lemoine feuillette la ribambelle « de messages de très bon goût », euphémise-t-elle. Exemple : « Viens, j’ai besoin de toi pour me faire une vidange, il faut que tu me vides les sacs. »
Devant témoins au bureau, « il caressait mes seins, mes fesses. La situation me désespérait. » Elle dépose deux plaintes, en août et septembre. Manuel ricane, secoue la tête, écarquille les paupières, s’offusque : « C’est elle qui m’a cherché ! » La juge : « Quand elle vous prie sans cesse d’arrêter de la contacter, vous répondez : “J’ai une sucette pour te calmer.” En fait, vous ne comprenez rien ?
– Tout cela n’est jamais arrivé !
– Monsieur, ce sont les captures d’écran de vos échanges ! Je note d’ailleurs que, dans un premier temps, les réponses de madame sont polies. Quand vous écrivez : “Je t’ai toujours respectée à part mes mains baladeuses dans tes petites fesses”, cela prouve vos gestes déplacés !
– Il arrive d’écrire des choses qu’on ne fait pas… »
Sourire entendu, complice. Ne manque qu’un clin d’œil.
Avant Marie, le calvaire d’une femme médecin
Soumise à rude épreuve, tant le prévenu se perd en digressions (« elle m’a autorisé à la tutoyer », « son fils n’avait qu’à me dire de ne plus embêter sa mère »), la présidente fait montre d’une patience inouïe. Il l’interrompt une bonne quinzaine de fois, gesticule tant que la bonnette de son micro s’envole ; elle le menace d’expulsion. Son air satisfait s’évanouit lorsque les magistrats, bien que non saisis des faits, se penchent sur un dossier ayant fait l’objet de mains courantes en mai 2021 et janvier 2022.
« Vous avez harcelé, dans des circonstances rigoureusement identiques, la médecin qui vous soignait. La police a retrouvé les messages que vous lui adressiez…
– Je suis venu faire des travaux chez elle, elle sortait de la douche dans un peignoir [il la mime en train de minauder]. Alors, voilà…
– Vous l’avez suivie dans la rue, vous avez planqué sur son palier, et avez même dit à son mari que vous étiez le père de son enfant de 27 mois ! Sans compter d’autres propos inadaptés !
– Je buvais beaucoup… Mais bon, elle a trouvé quelqu’un d’autre…
– Et vous avez remplacé ce médecin par [Marie], selon le même schéma.
– Avec elle, je ne voulais pas une relation d’amour.
– Juste sexuelle ?
– Oui, bien que j’aille aux putes au bois de Vincennes…
– Vous lui demandez de faire l’amour.
– Pas la guerre ! » rigole-t-il.
« Finalement, c’est toujours la faute des autres… »
L’assistance est saisie d’effroi. La dangerosité de cet homme ne laisse guère de place au doute. L’accusation d’exhibition de son sexe le requinque. Ton badin : « Jamais ce n’est arrivé. J’ai pas sorti mon sexe, sinon, on l’aurait vu sur la vidéosurveillance du parking. » Marie sanglote, explose : « Je suis à bout. Désormais, il attaque mon papa de 83 ans, on ne peut pas récupérer notre appartement. » Son compagnon tend un mouchoir, ronge son frein. Marguerite de Saint Vincent, procureure : « Cela vous fait quoi de pourrir la vie des femmes ? La médecin a peur depuis 2018, [Marie] aussi. »
Soupir : « J’aime bien avoir des réponses claires. Après, j’arrête. Elle aurait dû me dire “Manu, assieds-toi, on va parler”.
– Finalement, c’est toujours la faute des autres… »
Il en sera ainsi durant deux heures. Lassé, un observateur dans le public arrache méthodiquement les poils de ses oreilles.
La juge aborde la personnalité de Manuel : deux condamnations, dont une pour violence aggravée, rosé et vodka chaque soir, du Subutex pour guérir de son addiction à l’héroïne. L’expert psychiatre, qui a dû le croiser entre deux portes, décrit « quelqu’un de stable, gentil, conscient de ses délits qui l’angoissent ». S’est-il trompé de gardé à vue ? On ne reconnaît pas le gars arrogant, si sûr de lui dans le déni.
L’expert psychologue qui a examiné Marie évoque « plusieurs troubles et un syndrome d’anxiété d’intensité importante, constante, d’évitement et d’hypervigilance ». Il recommande une prise en charge. Commentaire de Manuel : « C’est parce qu’elle n’a pas supporté que je sois licencié ! »
Il n’y a décidément plus rien à en tirer.
« Au secours ! Dans quel monde vit monsieur ? »
Me Malika Ibazatene, partie civile : « Le 10 novembre, vous avez demandé un délai pour préparer votre défense, et avez été placé sous strict contrôle judiciaire (CJ). Que ne comprenez-vous pas dans interdiction de contact ?
– …
– Hier, vous lui avez envoyé une page Facebook via WhatsApp !
– Je voulais récupérer des lettres. »
La présidente : « Donc, vous avez violé votre interdiction de contact ?!
– Ce n’était pas par téléphone.
– Que ce soit par tam-tam ou par signaux de fumée, c’est une violation du CJ ! »
Manuel vient de sceller son sort.
Me Malika Ibazatene plaide brillamment, avec le cœur. Elle fait part de sa « grande inquiétude », de son « angoisse » pour Marie, « tétanisée par cet homme au comportement de prédateur, obsessionnel, qui ne prend même pas ses responsabilités (…) Peut-on douter une seule seconde qu’elle en ait rajouté, qu’elle lui veuille du mal ? Il a profité de sa générosité. » L’avocate du barreau de Seine-Saint-Denis révèle qu’à « la policière voulant savoir quel était son genre de femme, il a rétorqué : “Comme vous. Sexy.” C’est dire ! » Elle demande « qu’il ne puisse plus approcher son domicile et son entreprise. Je veux que vous la protégiez ».
« Au secours ! Dans quel monde vit monsieur ? » s’interroge la procureure Marguerite de Saint Vincent. Elle fustige « sa masculinité toxique », « son absence de conscience des limites, de la loi pénale, des enjeux du procès ; cela pose question sur son rapport à la réalité ». Elle revient sur les insultes et vulgarités, l’épreuve subie par la médecin. « Cela justifie que je requiers deux ans de prison dont un avec sursis probatoire, la partie ferme sous le régime de semi-liberté. » Elle sollicite une injonction de soins et qu’il soit interdit de contact avec Marie, son fils et son père jusqu’en 2026.
En défense, Me Joachim Scavello en appelle « à la psyché de monsieur qui a pu interpréter un intérêt soudain parce qu’elle s’est souciée de son bien-être ». Selon lui, « tout n’est pas clair », il espère la relaxe pour l’exhibition et l’agression. Il peut difficilement contester le délit de harcèlement sexuel. Manuel qui a la parole en dernier exige qu’on réexamine ses affirmations. La juge l’interrompt.
À l’approche du délibéré, trois policiers de la Brigade anticriminalité de nuit font irruption. On comprend. Pas Manuel, qui conserve son aplomb. Il est relaxé d’exhibition. Les réquisitions sont intégralement suivies… avec mandat de dépôt à la barre ! Une semi-liberté lui sera accordée d’ici à cinq jours. En attendant, direction la prison. Menotté, il jette un regard noir aux sept femmes assises dans le prétoire.
* Prénom modifié
Référence : AJU407164