Tribunal de Meaux : « Dans ma tête, ça ne va pas. J’ai une tumeur… »

Publié le 28/03/2022

Les magistrats des chambres correctionnelles sont très souvent témoins de la misère humaine, et parfois au-delà de l’imaginable. Que faire, par exemple, de Cyril qui vole pour nourrir sa mère, à la rue comme lui ? Le remettre en liberté ou le laisser à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) afin qu’y soit traitée sa tumeur au cerveau ?

Tribunal de Meaux : « Dans ma tête, ça ne va pas. J’ai une tumeur… »
Intérieur du TJ de Meaux ©I. Horlans

 Si le petit homme frêle et chancelant n’avait pas la peau noire, sans doute serait-elle aussi grise que son sweatshirt zippé. Il a fait son entrée dans le box des prévenus de la 3e chambre correctionnelle du tribunal de Meaux, en Seine-et-Marne, mais ses jambes semblent difficilement le porter. Elles se dérobent, il cherche à quoi se raccrocher pour se maintenir droit, trouve appui contre la vitre de la loge cloisonnée. L’un des policiers de l’escorte s’avance, prêt à l’empêcher de tomber.

Plus que l’attitude du jeune homme de 23 ans, c’est son regard qui retient l’attention. Cyril a de grands yeux trop ouverts, presque exorbités, comme une bête aux abois. Il les pose sur la procureure Myriam Khouas ; il paraît ne voir qu’elle. Ses iris, semblables à un insecte noir immobile, ne dardent ni haine ni inquiétude, ils sont au contraire dépourvus d’émotions, de vie. Madame Khouas s’interroge, le public aussi. Qu’observe-t-il avec la même attention qu’un entomologiste ?

L’avocate de permanence trop débordée pour l’assister

Cyril comparaît pour deux vols par effraction dans des entrepôts, commis les 8 et 13 septembre 2020 à Bussy-Saint-Georges et Ferrières-en-Brie. Les faits sont anciens : les ordinateurs, la télévision et les enceintes acoustiques revendus chez Easy Cash ne lui ont rapporté que 250 €, vite dépensés. Bien que détenu depuis 18 mois, condamné à quatre reprises à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et une cinquième fois à Meaux, pour des cambriolages, il n’a pas d’avocat. La présidente Emmanuelle Teyssandier-Igna a déjà tenté de convaincre la pénaliste de permanence d’assister un premier prévenu, en vain : débordée, elle court d’une audience correctionnelle à l’autre.

Cyril se défendra donc seul. En est-il capable ? Le doute s’installe en vingt secondes, dès l’ouverture de son procès. La juge lui a demandé de décliner son identité, il ne répond pas. Il fixe toujours la représentante du parquet. « Monsieur ? C’est moi qui vous parle, regardez-moi », indique d’une voix douce la juge. Elle insiste. Les yeux vides de Cyril se détournent enfin, ils découvrent les magistrats et le greffier assis à sa gauche.

Madame Teyssandier-Igna s’inquiète, interpelle les gardiens de l’escorte :

« – Que se passe-t-il ? Vous a-t-on signalé un problème, à Fresnes ?

– Oui, il est amorphe, répond un fonctionnaire. Il est sous traitement.

– Vous prenez des médicaments, Monsieur ?

– Oui, beaucoup, marmotte Cyril.

– Pour quelle raison ?

– … »

A ce stade prématuré des débats, on en est réduit aux conjectures : un abus de psychotropes ? La présidente le dévisage, marque un temps d’arrêt. Ses assesseurs et elle peuvent-ils étudier le dossier d’un homme dans cet état léthargique ?

« J’ai volé pour manger et nourrir ma mère… »

Pareil à vieillard égrotant dont l’organisme a sombré dans la confusion, il finit par s’approcher du micro que désigne du doigt le policier et déroule son existence : « Avec ma mère, on était à la rue depuis deux ans quand je me suis mis à voler. Mes petits frères et sœurs sont placés en foyer, je l’ai été aussi jusqu’à 18 ans. » Il lui a fallu du temps pour assembler ses mots, construire deux simples phrases. Cyril reconnaît les faits reprochés, veut les expliquer : « C’est difficile de trouver un travail quand on est à la rue. J’ai fait de l’intérim dans une pizzeria mais on ne m’a pas gardé. Alors j’ai volé pour manger et nourrir ma mère… »

La présidente demande pourquoi l’administration pénitentiaire lui a retiré des crédits de réduction de peine. « – Parce que j’ai une bonne conduite ?

– Ah non, c’est forcément l’inverse.

– Je ne sais pas…

– Je vois que vous êtes à l’hôpital de la prison depuis le 24 février. Quel en est le motif ?

– Dans ma tête, ça ne va pas. J’ai une tumeur… J’ai été opéré il y a un mois.

– Vous avez des visites ?

– Oui, de ma mère. Mais pas souvent. »

Sans se risquer à l’analyse sauvage du comportement des magistrats, il est toutefois évident qu’il révèle une forme de désarroi.

«  Je promets de trouver un emploi »

 Cyril ne voit pas ce qu’il pourrait ajouter. Il pose à nouveau son regard sur la procureure Khouas, l’écoute évoquer « des délits parfaitement établis », les six mentions à son casier judiciaire, « des antécédents qui ne plaident pas en sa faveur », l’absence de domicile, de travail. « Il n’y a pas d’autres solutions, nous devons le maintenir en détention », conclut-elle, requérant une peine de huit mois ferme.

« Je promets de trouver un emploi, commence-t-il. Je ne volerai plus. Je ne veux jamais revoler… » On devine qu’il aimerait argumenter, préciser ses intentions, hélas les mots ne sortent pas. Un avocat aurait pu les lui prêter, insister sur la tumeur au cerveau qui, visiblement, lui laisse des séquelles, sur ce besoin de retrouver sa mère, qui d’évidence lui manque. Mais Cyril est seul.

Commence alors un long délibéré. Les trois juges, on le pressent, hésitent à libérer le prévenu, non parce qu’il a un casier de petit délinquant et qu’il dort dehors mais à cause de son état de santé. Quel hôpital accueillera-t-il Cyril s’il est élargi ? Les soins post-opératoires sont indispensables à son rétablissement, si tant est que celui-ci soit possible. Les magistrats savent que le jeune homme ne se prendra pas en charge, qu’il lui faudra « nourrir sa mère » et trouver pour lui-même de quoi subsister. Aussi décident-ils de le renvoyer quatre mois à l’hôpital du centre pénitentiaire de Fresnes. Ainsi aura-t-il au moins une chance de survivre à son cancer.

« Ok, répond Cyril. Au revoir, Madame… »

Selon toute vraisemblance, il s’adresse à la présidente. Pourtant, ses yeux dilatés, fatigués, sont revenus s’arrimer au pupitre de la procureure. Il part comme il est arrivé, du pas tanguant des hommes désorientés.

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