Tribunal de Meaux : « Elle m’a mis un coup de sac et a mordu ma main »
Certains récits paraissent tirés par les cheveux. Sans être psy, il arrive de déceler d’étranges attitudes. Celles de Franck par exemple, héroïnomane et cocaïnomane durant 15 ans, soumis à de lourds traitements depuis 25 ans. Quand il rapporte les disputes avec son amie, absente au procès, les coups qu’il a subis, on est enclin à imaginer qu’il n’est pas le tyran décrit par Nathalie.
Debout dans le box des détenus, barbe de deux jours sur un visage épuisé, survêtement bleu roi négligé, regard vitreux de poule, Franck fixe les juges et la procureure avec un immobilisme insondable. Prévenu de violences sans incapacité sur sa compagne, les 17 mars et 18 juillet 2023, il comparaît devant le tribunal correctionnel de Meaux (Seine-et-Marne), à l’issue de sa garde à vue. À 59 ans, en arrêt maladie, il s’accroche « par sécurité » à ses prescriptions médicales : du Subutex, qui substitue le manque d’opiacés, du Temesta, anxiolytique aux multiples effets secondaires. Cela fait 24 ans qu’il ingurgite ses comprimés chaque jour entre les bouffées de sa cigarette électronique qui, comme un doudou, ne le quitte jamais. Les magistrats et l’avocate sont inquiets. Comment cet homme aux cheveux blancs va-t-il se comporter, s’expliquer, supporter de longs débats ?
Pour « une bonne administration de la justice », le parquet ne s’oppose pas à la jonction des deux dossiers. « Cela jouera en votre faveur, lui explique la présidente Emmanuelle Teyssandier, car une seule condamnation sera inscrite à votre casier judiciaire. » « Ah ? D’accord », répond Franck qui ne pipe mot à la procédure pénale.
Nathalie s’est confiée à « Momo l’épicier » qui refuse de témoigner
Premier focus sur le 17 mars. Une semaine auparavant, il lui aurait « cassé un bras » et avant cela des côtes, ce qui n’a pas été prouvé. Lorsque, pour une histoire de cigarettes qu’elle n’a pas achetées, il la pousse, elle tombe, s’esquinte sur des graviers. Hurlements. La voisine alerte les gendarmes. Voix pâteuse, Franck nie l’avoir jetée au sol : « J’ai tenté de l’empêcher de me quitter car je l’aime. Elle m’a mis un coup de sac, a mordu ma main. » Les officiers de La Ferté-Gaucher arrivent, Nathalie présente une trace au cou, du sang s’écoule de ses lèvres, pouvant provenir de la morsure. Bien qu’elle dénonce son addiction aux stups – « il m’emmène acheter sa came, qu’il s’injecte », les tests de détection d’héro ou de coke sont négatifs.
Si les voisines entendent parfois des disputes, aucune n’a assisté à la rixe. « L’épicier Momo, il sait tout, je me confie à lui, je cache des sous chez lui », affirme Nathalie, en quête désespérée de témoins. Il y a un hic : au courant de chamailleries, Momo refuse l’audition : « Je ne m’en mêlerai pas. »
Au fil de l’audience, on comprend que Nathalie, alcoolique et sous Seresta, autre anxiolytique ingurgité à doses massives, a dû quitter la propriété de Franck, héritée de sa marraine. Le juge qui a placé le prévenu sous contrôle judiciaire en mars l’a enjoint de ne plus l’accueillir.
« Teeshirt déchiré, plaies aux lèvres et au nez »
Épisode numéro 2, 18 juillet, 16 heures. Une deuxième voisine remarque Nathalie déambulant dans la rue, « pensive », dira-t-elle aux gendarmes : jolie litote pour révéler qu’elle a forcé sur l’alcool. Elle a d’abord couru chez Momo l’épicier, qui l’a renvoyée. Elle déclare que Franck lui a asséné « une bonne claque », cette fois à cause du portail verrouillé. Non, elle ne vit plus chez lui, elle venait récupérer du courrier.
La version de Franck, mots hachés, langue spongieuse, diffère : « Je lui ai demandé les clés de la maison, elle s’est énervée, a dit “je vais te défoncer“, m’a giflé. Elle était hargneuse. J’ai placé mes mains sur sa bouche pour qu’elle arrête de crier. C’est là qu’elle a saigné. Comme elle se barrait, je l’ai rattrapée, son tee-shirt s’est déchiré. » Les tests de dépistage de drogue ? Encore négatifs.
La juge Teyssandier : « – Pourquoi avez-vous une bosse sur la tête ?
– J’ai pas de bosse. Je suis toujours comme ça. J’ai le front dégarni.
– Les gendarmes indiquent que vous vous êtes projeté contre le mur de la cellule car ils refusaient de vous donner votre cigarette électronique…
– Oui, je voulais fumer et j’avais l’impression que l’OPJ se moquait de moi.
– C’est le comportement d’un enfant de 2 ans qui se roule par terre quand il n’a pas ce qu’il veut. C’est exactement ce que décrit Madame.
– Faut pas la croire. Sa santé mentale est fragile. Elle boit depuis ses 20 ans. J’étais obligé de cacher les bouteilles.
« Après avoir lu ses déclarations, terminé, j’ai assez donné ! »
La procureure Émilie Petrovski « – Avez-vous des problèmes de santé, des pertes de mémoire ?
– Je suis diabétique, amputé d’un doigt de pied. La mémoire ? Possible. J’oublie des trucs. C’est mon passé, le Subutex, la peur de replonger, même si j’ai arrêté à la naissance de ma fille, qui a 25 ans… »
Il s’interrompt, les larmes envahissent ses yeux désormais tout rouges.
La présidente : « – Madame vous donnait de l’argent ?
– Non. Je payais tout, elle participait juste à l’alimentation.
– Et si elle vous supplie de l’héberger à nouveau ?
– Ah non ! Après avoir lu ses déclarations, terminé, j’ai assez donné. Je suis tombé par terre, aujourd’hui ! Mieux vaut vivre seul que mal accompagné. Si elle se pointe, j’ouvre pas. Si elle insiste, je préviens les gendarmes. »
La parquetière semble troublée ; le dossier est léger. « Des choses posent question », admet-elle avec honnêteté. Estimant cependant que le prévenu supporte mal « la frustration », qu’il a été condamné en 2011 pour « appels malveillants » à son ex-épouse, elle requiert huit mois de prison avec un sursis de deux ans, l’obligation de se soigner, de suivre un stage contre les violences, de ne plus revoir Nathalie.
En défense, Me Sandrine Vergonjeanne regrette que la victime ne soit pas présente : « Elle n’a pas porté plainte, ne se constitue pas partie civile. J’ose le dire : on a peut-être affaire à un dossier de double violence conjugale et je ne lui accorde pas une confiance aveugle. S’il part en détention, elle se réinstallera chez lui. » L’avocate de Meaux insiste sur l’usage prolongé de Subutex, du Temesta, « qui n’est pas anodin. Il est un peu perdu, vous le constatez. On ne peut pas avoir un tel parcours de vie sans rencontrer des problèmes, qu’il doit régler. Je vous demande de la clémence ».
Le tribunal réduit le quantum de la peine : cinq mois assorti d’un sursis probatoire jusqu’en 2025, un suivi psychologique, un stage et plus aucun contact avec sa conjointe tant aimée depuis l’année 2009. « Il y a sans doute des violences réciproques mais c’est vous que l’on juge. Alors prenez très au sérieux ce sursis, d’accord ? »
Franck : « Oui, j’ai compris, merci. » Pas chancelants, il signe d’une main tremblante le papier que lui tend le greffier Vigneron par la fente du box. Il est rendu à la liberté, au Subutex, au Temesta. Un des gendarmes de son escorte lui tend sa cigarette électronique.
Référence : AJU381317