Tribunal de Meaux : « J’ai vu mon épouse par terre, et monsieur qui lui tenait la tête… »
Il s’est formé comme une bulle de chagrin, mardi 18 juin, sur la chambre correctionnelle de Meaux (Seine-et-Marne). D’un côté du prétoire, Éric*, conducteur de car, prévenu d’homicide involontaire. De l’autre, un veuf, un Américain désespéré par la mort de son épouse. Mais qui a toutefois remercié Éric pour les soins qu’il a prodigués à Marie-José.

« Ma femme était partie marcher, avec sa petite sacoche, son téléphone et ses écouteurs. » Les premiers mots de Peter sont consacrés aux habitudes de Marie-José, 70 ans, qui le matin parcourait à pas rapides les jardins, les rues de Villeneuve-le-Comte, accompagnée d’un podcast de ses émissions préférées. « Une voisine est venue toquer à ma porte, elle m’a dit “il y a eu un accident”. C’était à cinq minutes de chez nous. » L’homme élégant, vêtu d’une veste en tweed à chevrons gris anthracite, reprend son souffle. Dans un français parfait, teinté de son léger accent américain, il poursuit et nous entraîne dans le drame de ce 17 octobre 2023.
« J’ai vu mon épouse par terre, et monsieur qui lui tenait la tête. » Il évoque ici Éric*, le chauffeur d’autocar qui transportait des collégiennes à 8h55 ce mardi-là. A cause de l’exiguïté de la 3e chambre correctionnelle de Meaux, 50 centimètres seulement séparent le veuf du prévenu, un ancien pompier, caporal durant cinq ans et formé aux premiers soins. « Je me suis approché d’elle, monsieur a dit : “Parlez-lui pour qu’elle reste en vie”. Au début, elle bougeait son bras mais très vite, elle n’avait plus de réactions. On a attendu les pompiers. Puis, le SMUR est arrivé… »
« J’ai ramassé les affaires de ma femme et mon pull plein de sang »
Le médecin de la structure mobile d’urgence et de réanimation s’active au-dessus de Marie-José. Durant près d’une heure. « Il m’a suggéré de rentrer chez moi car je ne pouvais rien faire. J’ai ramassé les affaires de ma femme, sa sacoche, ses chaussures et mon pull plein de sang que j’avais placé sous sa nuque. » Marie-José, vivante, est transportée à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne). Peter l’y rejoint. « Là, j’attendais… j’attendais… » La petite salle du tribunal de Meaux, pourtant pleine à craquer de lycéens, a sombré dans les ténèbres. La voix douce de Peter rompt le silence : « Elle est restée techniquement en vie quatre jours… Cela a permis à notre famille de venir des États-Unis. Les médecins nous ont indiqué qu’il n’y avait plus d’espoir. » Alors, Marie-José a été « débranchée ». Le verbe, cruel, claque comme un coup de tonnerre. Éric, 30 ans, chemise blanche et jean bleu, est assis, les yeux rivés à ses baskets.
Le président Stéphane Léger, à l’adresse de Peter : « Cela fait huit mois… Comment allez-vous ?
– Moi ? Je pense surtout à notre fille… Moi ?… Nous venions de fêter notre anniversaire de mariage, nous étions ensemble depuis si longtemps. Nous étions exceptionnellement proches, nous faisions tout à deux. Maintenant, je suis seul avec le silence.
– Qu’attendez-vous de ce procès ?
– D’abord, je veux tout savoir sur l’accident, car je ne comprends toujours pas. Et, aussi, remercier monsieur pour les soins à ma femme. Je le pense. Ce qui est arrivé n’était évidemment pas intentionnel. »
Du calme, s’échappe le bruit des mouchoirs en papier froissé.
« Je redémarrerais de l’arrêt de bus. J’entends un impact, je pile »
Avant le témoignage de Peter, partie civile comme sa fille, son gendre, ses quatre petits-enfants, les magistrats avaient questionné Éric. Qui n’est pas un chauffard. Il y a huit mois, il était employé d’Île-de-France Mobilités et n’avait jamais eu le moindre accrochage en deux ans de transport scolaire. Les prélèvements ont prouvé qu’il n’était ni ivre, ni drogué. Et l’analyse de son téléphone a révélé qu’il ne passait pas d’appel, ni n’envoyait un texto. Ce matin-là, après trois heures de service, il venait de déposer des élèves : « Je redémarrais de l’arrêt de bus. J’avais vérifié les deux rétroviseurs et la caméra [du GPS]. Il n’y avait rien, aucun obstacle. Et tout est allé très vite. J’entends un impact, un “boum”, je pile ! Je descends, je la vois… » Marie-José, allongée devant la partie centrale du car. Éric aussi a le souffle court. « Je ne comprends pas », répète-t-il. Il n’était « même pas fatigué ».
Il prévient les secours. Deux motards de la gendarmerie de Coulommiers se précipitent sur les lieux. Ils sont là, dans la salle. Ils ont l’accord de leur hiérarchie pour assister à l’audience. Ils ont échangé avec Éric, avec Peter ; cet accident les a marqués. « Il y a eu une mini-reconstitution, indique M. Léger, on a pensé que madame était dans un angle mort. Mais le gendarme qui la représentait était bien visible. » Éric en convient, ne s’explique pas « comment ça a pu se produire ». Paumes sur le bloc de marbre qui sert de pupitre, dos courbé, il porte son fardeau.
« Depuis l’accident, je me suis isolé »
Le prévenu parle de « situation non voulue » – ce dont personne ne doute, présente ses condoléances à Peter qui opine d’un signe de tête. « C’est très difficile à vivre, continue-t-il. J’ai été en arrêt maladie deux mois, j’ai eu des médicaments, j’ai vu le psychologue chaque semaine. Quand la médecine du travail m’a déclaré apte à reconduire, j’ai repris un mois et j’ai arrêté. Je ne pouvais plus. J’ai démissionné. »
Il suit une formation pour devenir routier. « Ça ne sera pas trop dur d’être au volant d’un camion ? », s’enquiert le juge. « Non. C’est mieux, je serai seul. Depuis l’accident, je me suis isolé. » Sa femme lui apporte un soutien constant.
Me Aurélie Boismard, avocate parisienne en droit du dommage corporel, représente les parties civiles. Elle n’accable pas le chauffeur mais redoute les conclusions de son contradicteur. Il les lui a envoyées. Il remet en cause les conditions du décès de Marie-José, selon lui « euthanasiée ». Alors, Me Boismard détaille les blessures : « Fracture de l’os occipital, de l’arrière du crâne jusqu’à l’os basique, fractures de la face et traumatisme crânien, état d’urgence absolue. Elle a vu le bus arriver sur elle. Il n’y a aucun débat à avoir sur les causes de la mort. » Elle sollicite un renvoi sur intérêts civils.
« Je veux saluer la dignité des deux parties »
La procureure Zoé Debuse est sur la même ligne. Marie-José a été percutée et n’aurait pas pu survivre aux dommages cérébraux. En préambule, elle confie son émotion face « au gouffre entre la faute commise, l’inattention, et les conséquences absolument dramatiques. Je veux saluer la dignité des deux parties : l’honnêteté du prévenu et l’extrême dignité de monsieur G., qui a rendu hommage à son épouse ». Elle est « sûre [qu’Éric] est sincère : il ne ment pas quand il dit ne pas avoir vu madame ». Et, si elle traversait à 50 mètres du passage clouté, la parquetière rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation : « Le conducteur est responsable de l’accident sauf si le piéton se jette sous ses roues. » La faute est « indéniable ». En l’absence de circonstances aggravantes, elle requiert trois ans de prison avec sursis simple.
En défense, Me Laurent Dieval déclare « intervenir le cœur chargé, sur la pointe des pieds ». Il dissipe le malentendu, il a rédigé les conclusions sans avoir lu le dossier médical. Toutefois, il maintient que, « juridiquement, le décès est déclenché par une décision médicale ». Son client ne devrait pas être poursuivi pour homicide involontaire. Il argue enfin que Marie-José a « traversé de manière dangereuse, sans doute avec ses écouteurs » ; il plaide « les torts partagés » : « Quand on conduit, on regarde devant soi, pas forcément sur les côtés. »
La relaxe souhaitée ne sera pas accordée. Éric est condamné à dix mois de sursis. Le renvoi sur intérêts civils est accordé, et « Île-de-France Mobilités doit mis en cause en qualité qu’employeur », précise le président. Puis, à Éric : « Vous ne pouviez pas ne pas la voir. Nous avons méthodiquement visionné la séquence, image par image. Si vous aviez regardé à gauche, vous l’auriez vue. Mais nous avons tenu compte de votre attitude sur place et à l’audience. »
La salle est vide. Éric rejoint sa compagne. Peter s’éloigne, sans la réponse à sa seule question. Et les gendarmes enfourchent leur moto.
* Prénom modifié
Référence : AJU446396
