Tribunal de Meaux : L’absence de traducteur contraint les juridictions au système D

Publié le 01/12/2021

Faute d’interprète judiciaire, une profession qui accumule les retards de paiement depuis l’été, le procès d’un Afghan prévenu d’outrages envers quatre policiers a dû être renvoyé. Sa comparution durant 35 minutes au tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) a donné lieu à « un événement hors norme », selon les mots du président.

Tribunal de Meaux : L’absence de traducteur contraint les juridictions au système D
Palais de justice de Meaux (Photo : ©I. Horlans)

 Sediqullah porte le même prénom que le célèbre joueur de cricket afghan. Si, au premier regard, il ressemble à son compatriote, tout en lui témoigne d’une désespérance qui l’éloigne de l’international des “Kabul Eagles”. Il est 20h15, vendredi 26 novembre, lorsqu’il fait son apparition dans le box des prévenus de la chambre correctionnelle des comparutions immédiates à Meaux. Depuis des heures, il attend son tour dans la souricière du palais de justice, après une garde à vue entamée la veille. Il montre des signes de grande faiblesse.

Réfugié politique en France, donc en situation régulière, cet homme de 31 ans, dont le cou s’engonce dans son vaste anorak bleu à capuche, a insulté jeudi des fonctionnaires de police qui voulaient contrôler son identité. Le rapport des agents mentionne une série de propos grossiers, mêlant argot et vocabulaire élaboré. Pourtant, il ne parle pas un mot de français. Aussi souhaite-t-on comprendre par quelle magie il a pu proférer ces obscénités. Problème : les recherches entreprises pour trouver un interprète en dari, farsi oriental principalement pratiqué en Afghanistan, sont restées vaines.

Les crédits budgétaires de la Chancellerie épuisés

 Le président Guillaume Servant prévient le procureur, la partie civile et la défense : « Depuis le début de l’après-midi, nous avons essayé de joindre un traducteur. Aucun n’était disponible. Voilà où nous en sommes. Alors, si vous êtes d’accord, je vais tenter d’en appeler un par téléphone et nous verrons de quelle manière procéder. » Les avocates Fabienne Fernandes et Brigitte Venade du Barreau de Meaux, interloquées, ne s’opposent pas au système D bien que ne voyant pas comment peut se dérouler l’instruction à l’audience.

Au fond, elles ne sont pas surprises. Le 15 novembre, après avoir exprimé leurs doléances au garde des Sceaux, quelque 300 interprètes-traducteurs judiciaires d’Île-de-France ont annoncé se mettre en grève les lundis 22 et 29. Entre ces dates, libre à chacun de répondre favorablement ou non aux sollicitations des commissariats, gendarmeries et tribunaux.

En cause, le non-paiement de leurs prestations, pour certains depuis juin. Les crédits budgétaires de la Chancellerie, épuisés, les plongent à nouveau dans la précarité, comme en 2013 et 2018. Les missions, qui ont quasiment doublé en dix ans, prennent de court les services administratifs des cours d’appel. Les prévisions étant inadaptées, les caisses sont vides à partir de l’été pour payer ces collaborateurs. Il faut reporter les règlements à l’année suivante. Le ministère de la Justice a débloqué en urgence des fonds pour l’ensemble du ressort mais les dizaines de milliers d’euros qui sont dus ne seront pas acquittés d’ici à la fin 2021.

 « Allô ? Allô ?… Que dit-il ? »

 Le juge Servant compose donc un numéro sur son portable. Un interprète, sans doute installé devant le journal télévisé, décroche, l’écoute. D’accord, il traduira. Il prête serment. Le tribunal vérifie l’état civil de Sediqullah. Malheureusement, le téléphone posé sur l’estrade des magistrats est trop éloigné du box, rendant l’échange impossible. Le président s’approche du prévenu et entreprend de siéger debout, devant le pupitre de la greffière. Jusqu’ici tout va bien, même si le dialogue a duré cinq minutes.

Guillaume Servant résume maintenant les charges et énumère les propos qu’aurait tenus l’Afghan : « Tu n’es qu’une pute qui se fait baiser par tout le monde » à l’endroit d’une des policières. Et à sa collègue : « Toi tu parles mal, tu as un gros vagin ». D’autres termes fleuris résonnent dans la salle, rapportés tant bien que mal en dari. En larmes, Sediqullah jure n’avoir pas prononcé de telles insultes, il semble n’en même pas saisir le sens. S’ensuit une scène surréaliste qui inciterait à rire si les circonstances n’étaient pas tristes. L’homme déféré se lance dans une litanie qu’on devine désespérée. Ses sanglots l’entrecoupent. L’interprète reste silencieux : a-t-il disparu ? « Allô ? Allô ?… Que dit-il ? », tente le juge. « Qu’il est innocent. Il supplie de le croire. Il dit qu’il est fatigué et qu’il voudrait juste aller se coucher », répond enfin l’auxiliaire de justice.

« Les droits de la défense doivent être respectés »

Un quart d’heure s’est écoulé. « On ne peut pas le juger de cette manière, soupire Guillaume Servant. Qu’en pensez-vous ? » Me Brigitte Venade, le conseil des agents de police, reconnaît que l’improvisation téléphonique a ses limites. Le procureur Pierre-Yves Biet estime « préférable que le procès soit renvoyé. Les droits de la défense doivent être respectés ». C’est aussi l’avis de Me Fabienne Fernandes, qui intervient au côté de Sediqullah. Les juges se retirent le temps d’un court délibéré. Puis le traducteur, retourné à son dîner, est rappelé.

« Le tribunal renvoie l’affaire à une date ultérieure », répète-t-il en persan afghan. Le prévenu est avisé que, désormais, le débat portera sur la remise en liberté ou le maintien en détention jusqu’à la prochaine audience. Les larmes et suppliques redoublent. Le président est toujours debout près du box, tenant le téléphone collé au micro pour que les parties entendent les réponses traduites.

La défense plaide les garanties de représentation d’un homme sérieux qui n’a jamais été condamné, dont une assistante sociale se porte garante, qui est père de trois enfants. Me Fernandes sera entendue : à 20h50, le tribunal le libère sous contrôle judiciaire. Il sera jugé le 15 décembre. « Tashakor », croit-on percevoir ; le prévenu ne sait même pas dire merci en français. Il sollicite une dernière fois l’expert assermenté pour exprimer sa gratitude, promet qu’il sera au rendez-vous. D’ici là, les interprètes, indispensables maillons de la chaîne pénale, auront peut-être été payés et il s’en trouvera un pour assister physiquement Sediqullah. Tandis que le réfugié politique part dormir, Guillaume Servant manifeste sa reconnaissance aux avocates, magistrats et à la greffière qui ont partagé « cet événement hors norme ».

 

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