Tribunal de Meaux : Le procès « cacophonique » d’une bagarre à coups de couteau
Le tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) s’est trouvé fort dépourvu quand la victime d’un coup de couteau, qui répondait également de violence, a affirmé à l’audience que les jumeaux poursuivis avec lui n’étaient pas les auteurs de ses blessures. « Donc on ne juge pas les bonnes personnes ? » s’est inquiété le procureur. « Quelle cacophonie ! On est tous perdus… »

Entre L’Os à moelle de Pierre Dac et l’œuvre labyrinthique de Franz Kafka. Désorientés, les magistrats se sont retrouvés à mi-chemin de ces références face à trois hommes jugés le 30 septembre. Il a fallu deux heures pour venir à bout de l’imbroglio loufoque, dénoué par le procureur Alexandre Boulin qui a remis l’église au centre du village.
À la base, une histoire banale comme il s’en déroule chaque jour, partout : un camion frôle un scooter, le conducteur du deux-roues riposte à coups de poing contre la carrosserie, fait une queue de poisson suivie d’un doigt d’honneur, la course-poursuite finit en bagarre, vendredi 22 mars à Mitry-Mory.
Là où les événements s’aggravent, c’est que le passager du fourgon plante son couteau dans le visage du scootériste, à demi protégé par la visière de son casque. Une « plaie transfixiante », formée par deux orifices séparés et communiquant par un même trajet, troue la lèvre de Rémy*, brise deux de ses dents. Il est pris en charge par un chirurgien spécialisé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris : dix jours d’incapacité totale de travail. Le lundi suivant, grâce à un témoin qui a relevé l’immatriculation, les jumeaux sont arrêtés. L’un d’eux souffre de contusions lui valant quatre jours d’ITT, et il dépose plainte contre Rémy.
« Je ne reconnais pas les personnes qui sont là »
Ainsi, Rémy, Fabien* et Jacky* se présentent-ils à la barre de la 3e chambre correctionnelle. Ils comparaissent pour violence – s’agissant des jumeaux, la prévention est aggravée par la commission en réunion et l’ITT de plus de huit jours. Le président Léger rapporte les faits tels que résumés par les policiers. Ils sont clairs : Rémy a frappé Fabien, le conducteur du camion qui s’est jeté sur lui devant son domicile, ils ont roulé au sol, se sont battus. Et Jacky, le passager, a porté deux coups de couteau.
L’affaire se complique quand Rémy prend la parole : « Je ne reconnais pas les personnes qui sont là. Et celui qui avait le couteau n’est pas ici.
– Pardon ? Mais il y a eu une confrontation lors de vos gardes à vue ?…
– Oui, et j’ai déclaré que je ne les reconnaissais pas ! L’homme qui avait le couteau était jeune, dans les 25 ans, il ne ressemble pas à ces hommes. »
Les jumeaux monozygotes fêteront leur 40e anniversaire en octobre.
Le procureur se lève : « Donc, on ne juge pas les bonnes personnes ?
– Non. Enfin, ce monsieur-là n’était pas présent », répond Rémy, désignant Jacky. En ce qui concerne Fabien, il ne sait pas.
Les magistrats échangent des regards consternés. Les policiers se seraient-ils trompés, induisant de facto le parquet en erreur ?
« Je ne me suis jamais battu, je n’ai jamais porté une arme »
Le mystère s’épaissit quand Fabien admet sa participation à la rixe, précise n’avoir pas eu d’autre passager que son frère. Lequel, tremblant, assure ne s’être « jamais battu. Je n’ai jamais porté une arme de ma vie, j’ai trop peur de ça. » Il dit n’être intervenu « que pour séparer » Rémy et Fabien. Alors qui a troué la lèvre et cassé les dents de « la victime slash prévenu », ainsi que le parquetier Alexandre Boulin désigne Rémy ?
Autre énigme : ce dernier, qui conduisait bien un scooter, affirme « n’avoir jamais croisé » la route du camion des jumeaux. Il invoque « une méprise » pour expliquer que le chauffeur l’ait suivi. Et on confine à l’absurde quand Fabien, qui reconnaît ses torts, jure qu’il n’y a eu « aucun couteau » dans l’histoire. Les photos du visage en sang de Rémy et sa cicatrice prouvent le contraire.
L’explication peut se situer dans le passé de Fabien, condamné 15 fois pour des violences et conduites sans permis ni assurance : il devine encourir la prison pour l’usage d’une arme. Jacky, lui, roule des yeux terrifiés vers son épouse. C’est un paisible fonctionnaire sans casier judiciaire.
Se peut-il que Rémy ait confondu l’auteur des coups, que ce soit Fabien, le conducteur, qui les lui ait assénés ? « Non ! C’est le passager, mais ce n’est pas le monsieur qui est là [Jacky]. »
« Une riposte nécessaire et proportionnelle »
Me Sylvain Lebreton, qui représente Rémy, partie civile, et défend le Rémy prévenu, au casier vierge, souhaite une provision de 5 000 € pour les soins dentaires et une expertise psychiatrique : « Mon client a subi un très grand choc. »
Le procureur a la parole : « Quelle cacophonie ! On est tous perdus… Bon, de quoi est-on sûrs ? » M. Boulin se lance dans une synthèse : « Au moins, que [Rémy et Fabien] se sont battus, ils le reconnaissent » et que « la plaie transfixiante a été provoquée par une arme » blanche. « Maintenant, il faut se poser une question : [Rémy] était-il en état de légitime défense lorsqu’il a frappé [Fabien] qui se précipitait sur lui ? En droit, la réponse est oui. »
Il lit l’article 122-5 du Code pénal et requiert la relaxe de Rémy en vertu de « la riposte nécessaire et proportionnelle ».
Fabien, qu’il ait tenu l’arme ou pas, « est complice, donc coupable ». À son encontre, il sollicite dix mois ferme sous bracelet électronique. Reste le cas de Jacky : « La victime // prévenu ne le reconnaît pas, bien que celui-ci dise avoir été sur place sans avoir frappé. Je crois que j’ai encore perdu tout le monde… Moi, j’ai un doute » (qui doit profiter au prévenu).
Enfin, les jumeaux sont sans avocat. « Or, que dit l’article préliminaire du Code de procédure pénale ? En matière criminelle, correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui. Je demande la relaxe de [Jacky]. »
Me Lebreton intervient cette fois en défense, remercie le procureur de son honnêteté, regrette que Rémy « ait été poursuivi ».
Les juges suivent les réquisitions, à un détail près : Fabien est condamné à dix mois avec sursis probatoire de deux ans ; il échappe au bracelet. Il lui est interdit d’approcher Rémy durant trois ans. Il versera une provision de 2 500 €. La victime sera expertisée et, le 13 mai, l’audience civile fixera son préjudice dont Fabien est reconnu « entièrement responsable ».
* Tous les prénoms ont été modifiés
Référence : AJU471067
