Tribunal de Meaux : L’inconséquence d’un chef de chantier a coûté la vie à un ouvrier
Les ouvriers intervenaient sur un chantier non déclaré. Ils n’étaient pas formés aux métiers du bâtiment. Sur l’échafaudage sans garde-corps, ils ignoraient qu’utiliser un marteau-piqueur provoquerait l’éboulement du mur. Ils ont été ensevelis. Arman est mort, Illidio a été grièvement blessé.
La 3e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Meaux, en Seine-et-Marne, est si exiguë que la jeune veuve, au banc des parties civiles, est assise à 1,50 mètre des deux prévenus. Lina*, le dos rond dans sa veste en coton rayé bleu marine et blanc, les observe sans animosité. Du moins s’en doute-t-on car, lors d’une suspension d’audience, elle n’a manifesté aucun ressentiment. Juste de l’accablement. Et de la douleur pour sa fille : « Nous habitions près du chantier, je l’emmenais voir son père. Ils entretenaient des liens fusionnels », a-t-elle confié, retenant tant bien que mal ses larmes. Cela fera bientôt quatre ans que l’accident s’est produit, et Lina n’en finit pas de pleurer.
Lorsque Jean-Philippe, propriétaire de la bâtisse en réfection, et Nevzat, le chef de chantier, se sont approchés de la barre, ils ont évité le regard de la femme d’Arman, mort à 30 ans. « Mon client ne se remet pas du drame », a indiqué en aparté Me Virginie Marques. On la croit : durant la plaidoirie de son avocate, Nevzat gardera la tête baissée, le torse courbé sous le poids de la culpabilité.
« Votre situation personnelle ne nous intéresse pas ! »
Poursuivi pour homicide et blessures involontaires, emploi de travailleurs sans mesure de sécurité, le Turc de 59 ans reconnaît « les manquements », nombreux, à ses devoirs de protection d’Arman et Illidio. « Un chantier ni fait ni à faire », fustige le président Guillaume Servant. Pas de garde-corps sur l’échafaudage brinquebalant, aucune formation dispensée, absence de plan de prévention des risques, pas de visite médicale à l’embauche et pas d’équipement qui aurait, peut-être, sauvé Arman ou atténué les blessures d’Illidio, en arrêt de travail pendant 130 jours. Nevzat était en vacances au moment des faits, le 30 août 2018.
Jean-Philippe, 52 ans, était présent. Passé le choc de voir les deux ouvriers écrasés sous le mur qui s’était effondré, il a immédiatement réalisé que les ennuis allaient s’amonceler. Jugé pour réalisation de travaux sans les avoir déclarés, il invoque en guise d’excuse ses bisbilles avec le maire du bourg, Dammartin-sur-Tigeaux : « J’ai acheté la propriété en 1999, il la convoitait et, depuis, il me met des bâtons dans les roues. Il m’avait déjà refusé à trois reprises un permis de construire. Il cherchait toujours des prétextes ! »
Le président : « – Votre situation personnelle ne nous intéresse pas ! Vous deviez déclarer les travaux.
– Mon architecte m’avait dit que le dossier était complet, que le 4e permis de réfection ne pouvait pas être rejeté.
– Donc, vous avez mis la charrue avant les bœufs ?
– Oui, on peut dire ça comme ça… »
Jean-Philippe est « passé en force », résume le juge. Pressé de voir repartir ses activités d’organisateur d’événements festifs après un incendie, il s’est affranchi des règles. « Je ne les connaissais pas », affirme-t-il.
« Vous êtes conscient d’avoir fait n’importe quoi ? »
Nevzat a fait appel à deux hommes, dont un mécanicien, main-d’œuvre en CDD pas cher payée. A l’audience, l’inspectrice du travail témoigne de la légèreté de ce chef qui a autorisé l’intervention « sur des tréteaux, sans lisse ni sous-lisse » permettant d’éviter la chute dans le vide. Il n’a « donné que des consignes orales », omettant de leur préciser qu’ils devaient casser le mur au pied-de-biche, surtout pas au marteau-piqueur, outil finalement utilisé. Sur son lit d’hôpital, Illidio a confirmé leur méconnaissance de tous les risques encourus.
« – Vous savez qu’il existe un code du travail ?
– Oui. Mais il n’y avait pas de danger…
– La preuve que si ! Vous êtes conscient d’avoir fait n’importe quoi ? Vous employez des salariés en situation précaire sans même les former ! »
Nevzat ne répond pas. Il ploie sous les accusations. Plus encore lorsque le président Servant évoque ses multiples condamnations pour vol, avec ou sans effraction, et la conduite de véhicule sans permis valide.
Me Patrick Arapian, venu de Paris pour représenter la veuve d’Arman, se concentre sur l’accumulation de « négligences » et sur la souffrance d’une épouse et d’une fillette de six ans. Lina écrase son mouchoir blanc sur ses joues rougies par le chagrin et l’atmosphère étouffante de la petite salle.
Le procureur Éric de Valroger, qui a renoncé à partir en retraite pour aider ses pairs débordés, parle de « drame épouvantable », conséquence « d’une série d’infractions parfaitement caractérisées » au préjudice « d’employés qui n’avaient aucune qualification ». A l’encontre de Nevzat, il requiert un an de prison ferme et l’interdiction définitive de gérer une entreprise. Puis, considérant que « nul n’est censé ignorer la loi », il sollicite une amende de 3 000 euros pour Jean-Philippe.
« Dès que le patron s’en allait, on retirait les casques »
Son défenseur intervient le premier. Me Nicolas Marino, avocat meldois, rappelle d’abord « l’empathie » de Jean-Philippe pour les familles : « Il est allé voir la veuve et le blessé au centre de rééducation. » S’il admet que le maître d’ouvrage « n’aurait pas dû commencer les travaux », il insiste sur sa confiance en l’architecte : « Mon client n’avait pas de compétences dans le bâtiment. Nul n’est censé ignorer la loi ? Mais qui peut croire en cette chimère ? Qui connaît le code du travail ? » interroge-t-il à raison quand on sait combien le mille-feuilles administratif rebute les plus édifiés. Me Marino demande la relaxe.
Me Virginie Marques, du Barreau de Seine-Saint-Denis, ne nie pas plus la « responsabilité morale très lourde » de Nevzat « dans les souffrances des victimes ». Toutefois, elle reprend méthodiquement la liste de négligences supposées, verse aux débats des photos qui démontreraient que certaines règles de sécurité ont été respectées, à l’exception du défaut de formation et de plan d’évaluation des risques, incontestables. Selon elle, les ouvriers avaient un équipement, « des gants, des chaussures de sécurité… Le blessé a déclaré : “Dès que le patron s’en allait, on retirait les casques.” J’ignore s’il aurait pu sauver Monsieur S. mais il ne le portait pas. »
Lina pleure à chaudes larmes.
Réfutant « le lien de causalité certain » entre les manquements de Nevzat et l’accident, l’avocate dit espérer une relaxe ou au moins, « une peine aménageable » afin que son client « puisse travailler et ainsi indemniser » la veuve et la fille d’Arman, et Illidio.
Le tribunal optera pour cette dernière solution. Nevzat, reconnu coupable, est condamné à huit mois de détention sous bracelet électronique, mesure à effet immédiat qu’il fasse appel ou non. Il est en outre interdit de gestion à titre définitif et devra payer une amende de 1 000 euros. Jean-Philippe, lui, est relaxé : le dossier, pourtant étudié depuis quatre ans, n’a pas établi qu’il fallait remplir le formulaire Cerfa 13073 de déclaration de travaux ! Les conclusions écrites de Me Marino ont porté : la loi est si complexe, en la matière, qu’il faut la lire entre les lignes.
Enfin, les juges se déclarent incompétents pour statuer sur les dommages et intérêts. Ils renvoient les parties civiles devant le TASS, le tribunal des affaires de sécurité sociale. À bout de forces, Lina s’en va du pas lourd des gens épuisés. Elle a compris qu’il lui faudra encore patienter pour espérer voir son préjudice indemnisé.
*Prénom modifié
Référence : AJU287525