Tribunal de Meaux : Prospère mais fraudeur, un forain est dépouillé de tous ses biens
L’audience houleuse a duré cinq heures. Deux avocats, chapitrés tels des enfants indisciplinés, n’ont pas pu éviter l’incarcération à Rodolphe, un membre de la communauté des gens du voyage. Il était poursuivi pour quinze infractions, quasiment toutes retenues.
Le 20 octobre dernier, après une décision de renvoi du procès au vendredi 26 novembre à 13h30, Me Sophie de Penfentenyo avait avisé le tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) qu’elle plaidait à la même heure ce jour-là devant la chambre de l’instruction à Versailles (Yvelines). Le président Guillaume Servant avait alors acté son arrivée en milieu d’après-midi. Aussi, lorsque l’affaire est appelée à 14h45, son associé, Me Baptiste Génies, rappelle au juge la faveur antérieurement accordée. En vain.
Rodolphe, 53 ans, est donc appelé à la barre. L’homme tout en rondeurs, en jean et blouson marine, s’avance à petits pas sous le regard de ses deux fils. Conscient des peines encourues, il est mal à l’aise et inquiet. Car si Me Génies va plaider les 11 infractions au Code de l’urbanisme, Me Sophie de Penfentenyo doit intervenir pour les délits les plus graves : fraude fiscale, travail dissimulé, blanchiment, exercice illégal d’activité. Sa présence est indispensable.
« Retournez à votre pupitre, Maître ! »
Me Génies espère gagner du temps. Le juge attaque l’énumération des 15 préventions. Il est d’usage que les articles de loi auxquelles elles se réfèrent soient « tenus pour lus ». L’avocat s’y oppose. Surpris, Guillaume Servant marque une pause, puis s’astreint à la lecture fastidieuse : L. 480-1, L. 480-4, L 160-1, R. 421-23, L. 8224-1, etc. Vingt minutes s’écoulent.
On sait désormais de quoi il retourne : Rodolphe a ses propres règles et se dispense d’obligations. Il a acquis un terrain en zone naturelle boisée à dix kilomètres de Meaux, a coupé des arbres, clôturé, bitumé, installé ses trois caravanes sans autorisation, construit sans permis sa maison de 70m2, un abri de 24m2, un garage en dépit d’arrêtés pris par la mairie, partie civile. Enfin, dépossédé du droit de commercer depuis un arrêt de cour d’appel en 2018, il a constitué une SCI et redéveloppé ses ventes de matelas. Sans déclarer ses bénéfices au fisc et à l’Urssaf.
Pour alléger les charges, son conseil soulève deux nullités. La police serait entrée chez Rodolphe sans son accord. Me Génies approche de l’estrade, déploie les plans et photos censés prouver l’intrusion. « Retournez à votre pupitre, Maître ! », l’admoneste le président.
L’avocat s’exécute et plaide la 2e nullité. Le plan local d’urbanisme (PLU) a « un caractère discriminatoire. Il vise clairement les gens du voyage dont la mairie ne veut pas », dit-il, s’appuyant sur une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par l’Union de défense des forains. « Ce n’est pas une nullité, c’est une exception d’illégalité », l’interrompt le président. Le ton est sévère et les débats, de moins en moins sereins.
« Il est connu que je fais mal mon métier »
Me Gaël Dechelette, qui représente le maire de Saint-Germain-sur-Morin, précise que ladite exception est « inopérante » car elle doit « porter sur des dispositions précises ». S’agissant des campeurs et caravaniers, le Conseil d’Etat a tranché en 1994, indique-t-il. Une commune peut leur interdire de s’établir en dehors de terrains spécialement aménagés.
Le procureur Pierre-Yves Biet rejette aussi la discrimination au motif que le maire a pris l’arrêté en ce sens avant l’arrivée de Rodolphe. Il ne fait pas plus cas de la 1ère nullité : selon lui, les photos ne démontrent rien.
Après en avoir délibéré, le tribunal joint l’incident au fond à 16h10. Entre temps, comme le prévoyait Me Génies, sa consœur est arrivée. A peine les débats ont-ils repris que Me Sophie de Penfentenyo signale d’une main le souhait de s’exprimer. « Madame la greffière, veuillez noter qu’un conseil pense que je vais l’oublier, cingle le juge. L’heure tourne, vous êtes arrivée en retard, et je ne suis pas sûr que m’obliger à lire tous les articles des chefs préventions ait été utile à votre client. » L’avocate rappelle l’avoir prévenu de son intervention à Versailles. « Il est connu que je fais mal mon métier », riposte-t-il, courroucé. Un représentant du Barreau de Meaux est alerté.
« La justice fixe des règles que vous ne respectez pas »
Rodolphe, de plus en plus déconcerté, a enfin la parole. Il n’en abuse pas : « Je ne sais pas » ; « je ne me souviens plus » répond-il à presque toutes les questions. Sauf pour le déboisage : « J’ai coupé trois arbres pourris. » Pour le reste, il avoue avoir pris des libertés avec le PLU. Les caravanes, l’abri, la maison, le garage, le bitume ? « C’était pour me sédentariser. »
Les sommations du maire ? « – Ah, ça ? Oui, c’est un souci…
– En fait, la justice fixe des règles que vous ne respectez pas ?
– Ben oui…
– Dont acte. »
Le procès ayant été scindé, les infractions à l’urbanisme sont examinées en premier. Me Dechelette demande la remise en état des lieux, ce qui signifie démolir les constructions, et le départ des caravanes. Le procureur fustige « la totale mauvaise foi » de Rodolphe « qui passe en force » et requiert la régularisation de la situation avant fin mai ainsi qu’une amende de 5 000 euros.
En défense, Me Génies plaide le droit de chacun à disposer d’une caravane sur son terrain et « l’atteinte à la famille » que porterait la destruction des maison et abri (devenu la salle de bain de six adultes). Jugeant la sanction « disproportionnée », il sollicite la relaxe des 11 infractions.
« Vous ferez appel mais ce n’est pas sans risque »
On se concentre cette fois sur la fraude et le travail au noir. Rodolphe n’est pas plus loquace. La literie vendue à prix d’or malgré l’infraction au Code de la consommation sanctionnée de six mois de sursis et une interdiction d’exercer durant cinq ans ? « C’était pour survivre. »
L’absence de déclarations à la Direction des Finances publiques ? « Bah, je ne sais pas. » Le non-paiement des charges ? « Mon comptable se chargeait de tout. Je ne sais ni lire ni écrire. » Il assure gagner 1 000 € par mois quand ses comptes bancaires révèlent le dépôt de 398 chèques d’un montant de 410 000 € entre 2015 et 2020. Rodolphe paraît étonné d’avoir brassé autant d’argent. « Vous ne voulez pas entrer dans le système, contribuer comme chaque Français ? », interroge le juge. « Je ne sais pas… »
A 18h15, le représentant de l’Urssaf a disparu, le Trésor public ne s’est pas manifesté. La parole est au procureur Biet : « Pour invoquer la précarité, il faut être crédible. Vous ne l’êtes pas. » Contre « ce fraudeur invétéré », un « délinquant astucieux », il requiert 24 mois de prison, dont moitié ferme avec mandat de dépôt immédiat, un sursis probatoire pendant deux ans, l’indemnisation de la mairie, le remboursement des dettes, l’interdiction d’être à son compte, la confiscation de ses biens avec exécution provisoire, soit dès que sera rendu le jugement. De toute façon, ils sont déjà saisis par le Trésor public à titre conservatoire.
Me Sophie de Penfentenyo aimerait que les magistrats tiennent compte de la personnalité de son client, « ni tout blanc ni tout noir ». Elle admet qu’il doit s’acquitter de ses arriérés, toutefois, « lui prendre l’ensemble de qu’il a acquis au fil de sa vie, c’est l’en empêcher ».
A 20 heures, trois policiers font irruption dans le prétoire. Seul Rodolphe n’interprète pas leur présence. Le tribunal annule deux PV pour intrusion de la police sur le terrain, fait droit à l’exception d’illégalité et prononce la relaxe pour les trois arbres abattus. Déclaré coupable du reste, le prévenu est condamné à 15 mois de détention dont 7 ferme, avec arrestation le soir même, deux ans de mise à l’épreuve. Ses épaules s’affaissent. En outre, il écope de 5 000 € d’amende, doit rendre les lieux à l’état d’origine avant fin août 2022 sous peine d’astreinte une fois le délai expiré. Il n’a plus le droit de vendre ni de gérer et la totalité de ses biens est confisquée.
Défait, Rodolphe tend ses poignets à l’escorte. Le président le sermonne : « Vous vous êtes moqué du monde ! Et méfiez-vous, je sais que vous ferez appel mais ce n’est pas sans risque. » L’homme s’en va d’un pas lourd. Ses fils sont effondrés. Comme leur père qui les héberge, ils ont tout perdu.
Référence : AJU258079