Tribunal de Meaux : selon les gendarmes, la vente de drogue rapportait 120 000 € par mois

Publié le 20/03/2023

À l’issue d’une audience qui a duré 10 heures et 30 minutes le 17 mars à Meaux (Seine-et-Marne), quatre des six suspects de trafic de stupéfiants et d’association de malfaiteurs sont repartis en prison jusqu’à l’énoncé du jugement, mercredi 22. Dénoncés par deux « témoins sous X. », trois d’entre eux ont fermement nié les accusations.

Tribunal de Meaux : selon les gendarmes, la vente de drogue rapportait 120 000 € par mois
Intérieur du TJ de Meaux ©I. Horlans

 « Mes premiers mots, je les adresse aux riverains du square Montmirail, à La Ferté-sous-Jouarre. Ils subissent, ils sont inquiets, leur vie est dégradée par le trafic de stupéfiants au pied de leurs immeubles de 6h30 à 23 heures, des cadences d’usine. Ils n’en peuvent plus. » Ainsi s’exprime la substitute du procureur Valentine Géraud ce vendredi 17 mars 2023, à la 1ère chambre correctionnelle de Meaux. Y sont jugés six hommes en comparution à délai différé, dont deux laissés libres le 10 février, au terme de leur garde à vue de quatre jours à la gendarmerie de Coulommiers. Les autres, extraits en matinée des maisons d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne), Villepinte (Seine-Saint-Denis), Nanterre (Hauts-de-Seine) et Meaux-Chauconin, adoptent la posture des gens abattus. Coudes sur les genoux, tête entre les mains.

Dans la salle, 23 parents et amis les soutiennent. Ils s’en iront dépités après que la présidente Isabelle Florentin-Dombre a annoncé la mise en délibéré du jugement à mercredi. Comment faire autrement, à 23h45 ? Seul dossier du jour, il est examiné depuis le début de l’après-midi…

Un an et demi de surveillance et 291 réquisitions

 Hommage du parquet aux riverains « courageux », donc, sans qui l’affaire n’aurait pas débouché sur une nouvelle vague d’interpellations à La Ferté-sous-Jouarre. Une de plus. Cela fait a minima six ans que les gendarmes de Coulommiers sont passés malgré eux spécialistes de la lutte contre le trafic de drogue au square Montmirail (et la police judiciaire de Meaux n’est pas en reste). « Tous les jours », indique la procureure, « des types encagoulés installent leur chaise pliante » en bas des HLM, « détruisant le lien social » entre les habitants excédés. Reste à savoir si les six qui comparaissent sont responsables des troubles et, surtout, de l’approvisionnement du quartier. Aucun doute selon les témoins, à « l’identité gardée secrète dans le coffre-fort du tribunal », rassure Valentine Géraud pour encourager qui voudrait briser l’omerta.

L’enquête débute en juillet 2021, cinq mois après l’arrestation de 22 dealers par 250 gendarmes. Déjà, le 25 août 2020, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait promis que « les trafiquants [allaient] cesser de dormir ». Las, le « point de deal » a été repris par une tête de réseau, qui y mobilise trente vendeurs. Surnommé par l’accusation « le Jeff Bezos du 77 », moins riche que le fondateur d’Amazon, ce chef serait Kevin, 28 ans, un baraqué en sweat gris perle. Au terme de 18 mois de surveillance et 291 réquisitions téléphoniques, administratives, bancaires, les enquêteurs en sont certains. Kevin, loueur de voitures, refuse avec vigueur d’endosser ce rôle.

Les halls d’immeubles n° 4, 10, 11 et 13 squattés par les dealers

 À sa gauche dans le box, Jordan, un producteur de musique, dément aussi son implication. Même sweat, même stature que Kevin, il pourrait être son jumeau s’il n’avait 30 ans. Consommateur ? D’accord. Difficile de nier : il détenait 30 grammes de cannabis lors d’une précédente arrestation. « Bras droit » du boss ? Que nenni ! « Je ne comprends toujours pas pourquoi je suis là », répète-t-il, soit en prison pour la première fois de sa vie. Laquelle était belle : le businessman brassait jusqu’à trois millions par an grâce à ses labels. Quel besoin, pour ce militant contre le Sida, de « risquer tout ce j’ai acquis par mon travail » ? La question mérite d’être posée, autant que celle sur sa présence régulière au square Montmirail.

Entre les « jumeaux », a pris place Alexis, 30 ans, en grande précarité : petit homme chauve et maigre, il est le seul des six à ne pas être poursuivi pour association de malfaiteurs. Il admet l’usage, la détention et sa contribution au marché : orienter les consommateurs vers les immeubles n°4, 10, 11, 13, où sont postés les pourvoyeurs de cannabis et cocaïne, lui rapportait 40 €. De quoi vivoter dans la rue ; sa femme l’a quitté, ses enfants sont placés.

Enfin, également en détention provisoire, Rani, 22 ans, beau jeune homme à col roulé noir. Il dit « avoir honte d’être sorti de la galère », liée à sa mère croulant sous les dettes, « en vendant des stups durant huit mois. Ni plus ni moins », jure-t-il. Comme ses camarades de box, il est en récidive légale, ce qui aggrave la prévention.

« Un seul témoin contre ”le petit Arabe maghrébin” »

À la barre, Samy est aussi sous le coup d’une condamnation à un sursis de six mois, infligée en novembre dernier pour acquisition, détention, cession de shit. Âgé de 20 ans, il tente de soigner son addiction et veille sur son père handicapé. S’il a été contrôlé 16 fois cité Montmirail, « c’est parce que j’y habite, j’y dîne, j’y sors. C’est là où j’ai tous mes amis. Je n’ai rien fait ». Son avocat, Samir Idir, fustige la légèreté des charges : « Un seul témoin contre “un petit Arabe maghrébin” qui “accompagnait les vendeurs” ! La suspicion ? Ok ! Les preuves de sa culpabilité ? Il n’y en a pas ! »

A la droite de Samy, se tient Pax, 28 ans, habitué de l’hôpital psychiatrique à cause de sa bipolarité. Libre, il avoue « une dizaine de livraisons, à 50 € l’une, de janvier à mars 2022 ». Il a passé trois ans en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis ; il a été innocenté mais « ça [l’]a marqué ». On le serait à moins. Il dit être « rangé » auprès de sa compagne enceinte.

Le dossier est épais mais, sans y avoir accès, on peine à reconnaître en tous ces hommes des malfaiteurs chevronnés. Certes, contre Kevin et Jordan, il y a la géolocalisation, les surveillances in situ, « les dépenses chez Vuitton et autres signes extérieurs de richesse », rappelle la procureure, les copines gâtées, l’étude des réseaux WhatsApp, Snapchat, et des écoutes. Toutefois, ils ne sont pas propriétaires des Mercedes et Audi attribuées « aux chefs » par les anonymes. Alors, que penser de cette affaire ?

Changement de ligne téléphonique 23 fois en six mois

Outre les charges précitées, il y a l’attitude de Kevin à l’audience. Il prend les magistrats pour des idiots lorsqu’il assure changer de ligne mobile tous les 15 jours – 23 fois en six mois – « parce que c’est plus économique qu’un abonnement ». Quand il affirme tirer ses revenus « du travail au noir et de la location de voitures prêtées par un ami », « porter une cagoule car il fait froid », effectuer 120 km tous les deux jours pour visiter son cousin et ses amis. Il justifie les marchandises de luxe saisies chez lui, d’une valeur de 19 000 € : « C’est à ma compagne qui travaille. » Mme Géraud le compare à Russel “Stringer” Bell, l’élégant tout en flegme de la série “The Wire”.

Jordan, lui, est beaucoup plus malin… ou sincère. Il décèle des talents, fait du rap, a deux associés, gagne de l’argent : ses bilans financiers établis par un comptable, ses royalties, ses feuilles d’impôts l’attestent. Il s’occupe de sa mère, a fait effacer quatre mentions du bulletin n°2 de son casier, assure être « stabilisé depuis 2018 ». Pour les 30 grammes, il « assume ». Pour le reste, « relaxez-le, plaidera Me Idir. Rendez-lui sa dignité, sa liberté et son humanité ».

La présidente Florentin-Dombre et ses deux juges assesseurs ont consacré huit heures à y voir clair, avec minutie et attention. Valentine Géraud aussi qui, convaincue par l’enquête et l’ampleur d’un trafic « ayant rapporté 120 000 € par mois » selon les gendarmes, a requis de lourdes peines. Contre Kevin, cinq ans dont quatre ferme ; Jordan : 30 mois, 18 avec sursis. Et des amendes, respectivement de 10 000 et 7 000 €. Ils sont les instigateurs d’un « modèle économique, institutionnalisé. Ils sont ceux qui ont choisi ».

A l’encontre de « ceux qui ont glissé » et qui « incarnent la tristesse de cette affaire », notamment Rani, sont requis 30 mois, 12 avec sursis. Pax : un an sous DDSE (détention à domicile sous surveillance électronique). Samy : 18 mois, dont six ferme, plus révocation de son sursis. Contre Alexis, 19 condamnations en 11 ans : 24 mois ferme. Le parquet sollicite pour tous l’injonction de soins et l’interdiction de reparaître à La Ferté jusqu’en 2026.

« Il n’a pas toujours filé droit mais il a un bon fond »

Me Michaël Bendavid, Parisien comme trois de ses confrères, implore la clémence en faveur de Rani qui, en galère, a effectué « 164 transactions en trainant des pieds ». « Il a, précise-t-il, la réelle volonté de se réinsérer et, si on ne récompense pas ses aveux, à quoi cela sert-il de reconnaître ses responsabilités et de dire j’ai honte ? Il a un projet professionnel, son oncle peut l’héberger sous DDSE. Il n’a pas toujours filé droit mais il a un bon fond. » Me Bendavid, qui a déposé des conclusions de nullité in limine litis (sur lesquelles nous reviendrons), espère toujours voir un pan du dossier s’écrouler. Le tribunal a joint l’incident au fond.

Me Camille Tardé, qui intervient au côté d’Alexis, regrette également que le parquet « n’ait pas pris en compte » sa reconnaissance des faits. « Il était simple guetteur, en bas de l’échelle » et « a arrêté spontanément en février 2022 », un an avant son incarcération. « C’était la condition pour revoir ses enfants placés » – un droit de visite mensuel d’une heure… Elle suggère la relaxe partielle pour l’acquisition, la requalification en complicité pour la cession.

En défense de Pax, Me Fanny Velasco rappelle qu’il « a déféré librement à la convocation des gendarmes, ainsi qu’à l’audience » : « Les éléments qui l’impliquent le plus, c’est sa parole. » Selon elle, « il n’y a pas de preuves de trafic et l’accusation d’association de malfaiteurs est artificielle. »

Au soutien de Samy et Jordan, Me Samir Idir comprend « que le parquet, héritier de la procédure », conforte « les convictions des gendarmes » mais s’étonne que celles-ci ne soient pas plus consolidées. Quant à Me Olivier Arnod, arrivé de Seine-Saint-Denis, il voit en Kevin non pas un “Stringer Bell” en Mercedes mais un péquin en Twingo : « Attention, il faut être sûrs de tenir ici le gérant du point de deal ! La certitude des gendarmes et un témoignage sous X., ni contredit ni étayé, ne suffisent pas. »

L’audience est suspendue à 23h45, Samy et Pax quittent la salle librement. Une quinzaine d’amis s’approchent du box, saluent les quatre prévenus maintenus en détention. Au moins jusqu’au 22 mars.

 Plusieurs relaxes partielles et jusqu’à quatre ans de prison

(MAJ du 30 mars 2023)

 A l’issue d’une mise en délibéré à cinq jours, le tribunal de Meaux a rendu un jugement équitable. La prévention d’association de malfaiteurs, visant cinq des six prévenus de trafic de stupéfiants, n’a pas été retenue. Les juges l’ont estimée insuffisamment caractérisée.

Si tous les suspects ont été condamnés, deux d’entre eux, Samy et Alexis, ont bénéficié d’une requalification des faits en complicité de détention de drogue, offre ou cession. Le premier, qui comparaissait libre, purgera huit mois sous le régime de la semi-liberté. Le second est placé durant un an sous DDSE (détention à domicile sous surveillance électronique). Ils ont interdiction de d’entrer en contact avec leurs amis jusqu’en 2026 et d’aller à La Ferté-sous-Jouarre, comme trois autres, pendant un à cinq ans. Alexis a été libéré dès sa levée d’écrou mercredi 22 mars. Rani aussi, en détention provisoire depuis le 10 février. En partie relaxé de trafic de stupéfiants, il est condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis probatoire. Le juge de l’application des peines lui indiquera comment purger le reliquat de la sanction ferme.

Pax écope aussi de huit mois sous DDSE mais le futur papa, dont la femme habite à La Ferté, peut continuer à y vivre à condition qu’il ne mette plus les pieds au square Montmirail. Kevin, considéré comme le chef du réseau, est condamné à quatre ans de détention dont un avec sursis probatoire et à une amende de 10 000 euros. Le jugement étant exécutoire, il a regagné sa cellule au centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin. Enfin, Jordan, son « bras droit » selon l’accusation, reste incarcéré à Fresnes (Val-de-Marne) : le producteur de musique est condamné à 30 mois de prison, dont 12 avec sursis probatoire, et à une amende de 7 000 euros.

Les conclusions de nullité déposées par Me Michaël Bendavid, recevables, ont été rejetées au fond. Elles portaient sur l’absence de motivations, par le parquet, sur le placement en détention provisoire et sur les réquisitions rédigées sur un seul formulaire, ne faisant état « d’aucune autorisation claire, précise et motivée ».

 

 

Tribunal de Meaux : selon les gendarmes, la vente de drogue rapportait 120 000 € par mois
Me Michaël Bendavid et sa collaboratrice Marine Boulard (à gauche) qui prête serment aujourd’hui, et Me Camille Tardé, le 17 mars à Meaux (Photo : ©I. Horlans)
Tribunal de Meaux : selon les gendarmes, la vente de drogue rapportait 120 000 € par mois
Me Samir Idir, du barreau de Paris, défenseur de Jordan et Samy (Photo : ©I. Horlans)
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