Tribunal d’Évry : « Vous voulez figurer dans les statistiques des femmes tuées ? »
La jeune mère, nez bleui par sa fracture, s’avance à la barre du tribunal d’Évry (Essonne). Elle a confié son bébé au policier en faction devant la 10e chambre correctionnelle et plaide en faveur du père, revenant sur ses déclarations au commissariat et à l’hôpital. Elle aime Romain et le veut libre.
« L’amour triomphe de tout », écrivait le poète Virgile dans ses Bucoliques. Et parfois même des coups. Ainsi analyse-t-on le revirement de Laure* qui n’est plus la compagne terrorisée, réfugiée dans le hall de son immeuble à Étampes, le 15 juillet 2022. Ce soir-là, à 23 heures, visage tuméfié et corps contusionné, sa fille de 14 mois dans les bras, elle a appelé police-secours (17), les fonctionnaires l’ont emmenée à l’unité médico-judiciaire (UMJ) de Corbeil-Essonnes. Le légiste a constaté plusieurs hématomes, une trace de strangulation et une fracture du nez : dix jours d’incapacité temporaire de travail (ITT), soit deux de trop en matière pénale. Lundi 18, jour de procès, Laure le sait désormais, la sanction est plus légère si l’ITT est inférieure ou égale à huit jours : trois ans de prison contre cinq, jusqu’à quatorze en cas de violences conjugales devant son enfant mineur, en récidive. Romain est précisément dans cette dernière situation.
Espérant sauver son homme du pire, Laure a consulté un généraliste ; il a réduit l’ITT à six jours. Elle remet le certificat, refuse de se constituer partie civile, arguant d’une « simple dispute ». Ce n’est pas l’avis de la présidente Contios, ni de la procureure Cazalas, qui disposent du dossier.
« Venez vite, j’ai peur qu’il arrive ! »
Il ne rapporte pas la même histoire. D’abord, l’appel au 17 ce vendredi 15, enregistré. Laure chuchote, on la fait répéter : « Je ne peux pas parler plus fort. Venez vite, j’ai peur qu’il arrive ! » Première constatation : « La jeune femme présente des plaies saignantes » ; « monsieur crie de sa fenêtre : “Je suis chez moi, j’y fais ce que je veux”. » Dans le box « monsieur » s’énerve déjà. Romain, 32 ans, petit homme musclé en tee-shirt blanc, déverse sa logorrhée dans une garrulité de geai : « On s’est bousculés, c’est rien, une affaire de couple ! », relève-t-on au cœur d’une phrase interminable. Il est sommé de se taire, la juge poursuit l’exposé du procès-verbal.
Laure y raconte que, le pensant infidèle, elle a fait des reproches à Romain, qui a explosé : « Il m’a étranglée, m’a frappée de coups de poing et de pied. Il était sous cocaïne, n’avait pas dormi durant 48 heures. » Elle s’est enfuie avec la petite. Le constat aux urgences parachève le tableau de l’agression brutale.
À l’audience, Laure, d’une maigreur excessive, maintient que le bébé « n’a rien vu. Elle dormait », avançant ici une circonstance aggravante en moins. La présidente : « – Peu importe, votre devoir est de protéger votre fille, qui est victime par ricochet. Elle n’aura pas de développement normal, ne sera pas heureuse s’il y a des violences au foyer.
– Ok, ça marche !
– Vous suivez les actualités ? Tous les deux à trois jours, une femme meurt sous les coups d’un conjoint ! Vous voulez figurer dans les statistiques des femmes tuées ?
– … »
« Tu vas baiser des putains ailleurs ? »
Que 57 d’entre elles aient ainsi trouvé la mort depuis le 1er janvier 2022 ne paraît pas l’atteindre. Laure endosse même la faute, cette phrase jetée telle une allumette grattée sur une botte de paille : « Tu vas baiser des putains ailleurs ? », l’a-t-elle interrogé devant six amis dans leur salon, en présence de plusieurs mineurs. Bing ! « Au passage, indique la juge, la fracture du nez, ce n’est pas six jours d’ITT. Le légiste connaît son métier. »
« Ok », répond la victime qui ne veut plus l’être.
Interrogé, Romain gesticule, caresse sa barbe noire d’une main tremblante, s’emporte : « Je l’ai un peu serrée pour qu’elle se calme ! J’ai dû lui mettre une claque, elle est tombée sur le rebord du canapé. Le nez, ça vient de là. Excusez-moi, mais j’en ai marre ! J’ai déjà un fils que je ne vois plus depuis six ans ! »
Ici se situe le nœud du problème. « Défavorablement connu de la police et de la justice », révèle la présidente, on comprend son agitation : elle traduit l’angoisse. Les 20 mentions à son casier judiciaire témoignent de violences récurrentes, y compris sur son fils aîné, de l’addiction à l’alcool, la drogue. L’énumération des peines prendrait dix lignes. Trois amies, trois enfants, à chaque fois un détour par le tribunal. Éboueur, puis déménageur, il veut devenir routier ; il attend sa certification.
« Vous avez un problème psychologique avec les femmes »
« – Avec ce passé judiciaire, tant d’impulsivité, comment vous conduirez-vous au volant d’un camion ?
– Je saurai me maîtriser et faire preuve de courtoisie. »
On se surprend à imaginer Romain dans un poids-lourd, furibard dans les embouteillages. L’idée a dû aussi traverser la tête de la procureure Cazalas qui insiste sur la dernière sanction : « Huit mois ferme pour le harcèlement d’une ex-conjointe. C’est énorme, ça en dit long sur la gravité des faits ! » Elle requiert 18 mois de prison dont un tiers ferme, à exécuter dès ce soir, un sursis probatoire de deux ans, une obligation de soins et l’interdiction d’entrer en contact avec Laure jusqu’en 2025.
À ce moment, la fillette près du policier gémit bruyamment. « C’est mon bébé », hurle Romain. Laure quitte précipitamment la salle.
Me Raoul Briolin père (son fils avocat porte le même prénom) pressent la difficulté à défendre ce personnage. « J’ai déjà été à ses côtés à six reprises, il s’est aussi fâché contre moi. Il n’a pas apprécié que je dise la vérité : vous avez un problème psychologique avec les femmes. Il m’a expliqué que ça a dérapé pour une question de jalousie, qu’ils se sont frittés, qu’il regrette s’il lui a fait du mal. S’il avait été aussi agressif, ne croyez-vous pas que les six adultes présents seraient intervenus ? »
Curieusement, ils n’ont pas été auditionnés. « Il est rentré dans le rang, va mieux depuis deux ans. Il a été si longtemps emprisonné qu’il ne compte plus les années. Pour ne pas le retrouver ici avec une nouvelle amie battue, je suggère un contrôle judiciaire très strict et des soins. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de sa fille… »
Romain pleure, Laure aussi. Elle tient le bébé sur une hanche osseuse dans l’encadrement de la porte d’entrée. « Bon, je termine, je le sens impatient, il ne supporte plus mes observations », conclut Me Briolin. Effectivement, son client fulmine, rembobine le récit de la soirée, finit par des excuses.
Elles ne suffiront pas à tranquilliser les juges. Les réquisitions sont suivies, excepté le quantum de la peine, 18 mois dont un an ferme et non l’inverse et l’interdiction de voir Laure. « Entreprenez vos soins très rapidement », conseille Laurence Contios.
Romain ne l’écoute plus, il n’a d’yeux que pour sa fille, crie son prénom et lui envoie des baisers avant d’être menotté.
*Prénom modifié
Référence : AJU308255