Victimisation secondaire, une décision et de multiples questions

La condamnation de Gérard Depardieu, le 13 mai dernier, par le tribunal correctionnel de Paris ne cesse de faire débat. Car le tribunal l’a non seulement condamné à 18 mois d’emprisonnement avec sursis pour des faits d’agression sexuelle, mais aussi à indemniser les deux plaignantes, assistantes sur un tournage, à hauteur de 1 000 euros pour compenser le préjudice de victimisation secondaire. Cette décision, qui fera l’objet d’un appel, interroge magistrats et avocats. Faut-il y voir la reconnaissance de la place des victimes dans le procès pénal ? Une atteinte aux droits de la défense ? La notion de « victimisation secondaire » pourrait-elle s’élargir à d’autres affaires que celles de violences sexistes et sexuelles ? Éléments de réponse avec deux juges et quatre avocats.
C’est une décision inédite qu’a rendu le tribunal correctionnel de Paris à l’issue du procès de Gérard Depardieu. En reconnaissant que les propos tenus par la défense au cours de l’audience avaient contribué à une « victimisation secondaire » des plaignantes, des juges français ont pour la première fois reconnu cette notion, formalisée dans la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, dite « Convention d’Istanbul » et reprise notamment dans une directive européenne du 25 octobre 2012. Cette dernière affirmait que « les femmes victimes de violence fondée sur le genre et leurs enfants requièrent souvent un soutien et une protection spécifique en raison du risque élevé de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles liées à cette violence ». La notion de victimisation secondaire a ensuite été consacrée par deux arrêts de la CEDH, en 2015 et 2021. Dans ce dernier, N. C. c/Turquie, en date du 9 février 2021, les juges reconnaissaient que « l’absence d’assistance à la requérante, le manquement de sa protection face aux accusés, la reconstitution inutile des viols, les examens médicaux répétitifs, le manque de sérénité et de sécurité durant les audiences, l’évaluation du consentement de la victime, la durée excessive de la procédure, et enfin la prescription pénale de deux chefs d’accusation ont constitué une victimisation secondaire ».
Le tribunal correctionnel de Paris a reconnu que les plaignantes ont été « exposées à une dureté excessive des débats à leur encontre », du fait d’une défense « des plus offensives » portées par le conseil de Gérard Depardieu, Me Jérémie Assous. « C’est une belle décision », salue Élodie Tuaillon-Hibon, avocate spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles. C’est une décision « intéressante », commente pour sa part Isabelle Rome, ancienne juge d’instruction et présidente de cour d’assises, ancienne ministre en charge de l’Égalité femme-homme et aujourd’hui ambassadrice pour les droits de l’Homme. Tout en précisant n’avoir pas « d’avis définitif », la magistrate estime que le sujet mérite d’être débattu. « Oui, la manière dont un accusé est défendu peut avoir un impact et contribuer à détruire une femme. J’ai déjà constaté des tentatives d’intimidation et c’est important de le reconnaître. Les avocats doivent interroger leurs pratiques ».
Une décision qui soulève des questions chez les avocats comme chez les magistrats
Pour autant, nombre d’avocats et de magistrats s’inquiètent de cette décision, qui divise la profession, y compris parmi les avocates habituées à accompagner des plaignantes dans des affaires de violences sexistes et sexuelles. À commencer par Me Claude Vincent, avocate de l’une des plaignantes contre Gérard Depardieu, qui avait demandé une indemnisation au titre de la victimisation secondaire, en prenant appui sur la jurisprudence de la CEDH. « C’est une bonne décision parce qu’elle permet de mettre sur la table un sujet juridique ignoré du monde du droit dans son ensemble, y compris des avocates et des avocats », pose-t-elle. « J’ai plaidé en disant bien que la victimisation secondaire relève de la responsabilité de l’État, en l’occurrence du tribunal, qui n’a pas su protéger ma cliente ». En motivant sa décision uniquement sur le comportement de l’avocat, le tribunal passe à côté du cœur de la notion, dénonce l’avocate. Elle estime que le président fait partie du problème, puisqu’il est en charge de la police de l’audience, et que « par sa motivation, paradoxale, le tribunal essaie de se couvrir en se dédouanant de toute responsabilité ».
Un « paradoxe » relevé par tous ses confrères et consœurs interrogés dans le cadre de cet article. « La victimisation secondaire est un sujet essentiel. Une inertie de l’institution, des agissements vexatoires doivent donner lieu à une réparation », estime pour sa part Me Vincent Brengarth, connu pour ses interventions dans les affaires de terrorisme et de violences policières. « Le cœur de la notion pèse sur les autorités. On a l’impression qu’on tire les conséquences de la condamnation de la France par la CEDH à peu de frais » (la France a été condamnée le 24 avril 2025 : CEDH, 24 avril 2025, L. et a. c/ France, n°46949/21, NDLR). « Que l’on condamne l’État parce qu’il met des années à juger, ok. Mais pourquoi mettre en cause l’avocat ? », interroge le pénaliste Grégoire Etrillard. La magistrate Véronique Isart, première présidente de chambre à la cour d’appel d’Amiens estime « évident que la victime est maltraitée dans les affaires de violences sexistes et sexuelles ». Elle rappelle qu’il y a « deux garde-fous » pour éviter la victimisation secondaire » : « la police de l’audience, assurée par le président, et le conseil de l’Ordre, qui peut être saisi et diligenter une procédure si on lui fait remonter qu’un avocat a tenu des propos inconvenants ».
C’est en effet là que le bât blesse, confirme Me Claude Vincent, avocate d’une des plaignantes contre Gérard Depardieu, qui décrit un « procès de l’enfer, quatre jours de déferlement de misogynie ». Sans qu’aucun « garde-fou » ne bouge. « Le tribunal a une responsabilité pleine et entière dans ce qui s’est passé. Les débats se sont tenus en dehors de toute déontologie professionnelle, de la part de la défense, mais aussi du tribunal et de l’ordre des avocats et avocates de Paris, que j’ai informé et qui n’a rien fait. Il y a une réflexion à avoir sur ce vieux monde patriarcal, masculiniste, qu’est celui de la justice. Jamais on ne laisserait des victimes de vol, ou de terrorisme, se faire traiter ainsi » !
Parmi les avocats et les avocates, l’inertie du président interroge. Sans avoir été au procès, dont ils ont suivi les comptes rendus dans la presse, plusieurs de ses confrères et consœurs abondent. « « Des sources de victimisation secondaire, il y en a plein et cela commence dès le dépôt de plainte », pose Me Pauline Manesse-Chemla, avocate au barreau de Reims spécialisée dans la défense pénale des victimes. « Je m’étonne que le président ne soit pas intervenu. Le tribunal ne peut pas rester spectateur d’une humiliation publique ». « Certes, le risque d’une intervention de sa part est qu’on lui reproche de museler la défense. Peut-être a-t-il souhaité éviter des incidents supplémentaires », s’interroge Caty Richard. « Si les comportements tombent sous le coup de la loi ou de la discipline et ont été tolérés, cela concourt à la victimisation secondaire. Laisser faire et sanctionner ensuite ne répond pas à l’objectif premier qui est de mettre un terme à ces comportements. L’indemnisation n’est pas réparatrice », estime Me Vincent Brengarth.
La liberté de parole d’un avocat est-elle totale ?
Sur la parole des conseils, en revanche, les avis divergent. Tous les avocats interrogés ici s’accordent à dire que la liberté de parole de l’avocat ne peut pas être totale. « Je ne cautionne pas les dérapages de la défense, de plus en plus agressive dans les prétoires, de plus en plus odieuse sous couvert de défense. Pour autant, je suis partagée », réagit Me Pauline Manesse-Chemla, avocate au barreau de Reims spécialisée dans la défense pénale des victimes. Si elle salue le fait que le ressenti des victimes soit pris en compte, elle s’inquiète également d’une restriction de la liberté de parole des avocats. « Courtoisie » et « délicatesse » font partie de notre serment d’avocat », souligne Grégoire Etrillard. « L’idée n’est pas de donner une impunité à l’avocat, il est anormal qu’un confrère prononce des insultes ». Me Vincent Brengarth estime également qu’« il faut mettre un terme à certaines pratiques ». « Ce n’est plus possible d’avoir des stratégies de défense sexiste. L’époque ne le permet plus. »
Mais où commencent les propos outranciers ? La défense, rappelle Grégoire Etrillard, est souvent un numéro d’équilibriste. « Nous faisons un métier de contentieux, qui peut opposer par exemple des gens très convaincus de l’existence d’un crime à d’autres très convaincus de l’innocence de leur client. Le caractère énergique peut être vécu par la partie adverse comme contraire à ce qu’elle attend comme exigence d’humanité. C’est dangereux de laisser le juge lui-même décider de l’adéquation entre les moyens de défense et les exigences de notre serment. Cela doit être tranché par nos pairs qui connaissent le métier de l’intérieur, et non par des magistrats qui ne le pratiquent pas », estime-t-il. « Bien que spécialisée dans l’accompagnement de victimes, je suis profondément attachée aux droits de la défense. Si on ne peut plus dire qu’une victime ment, cela posera problème. Car cela arrive, évidemment. On doit pouvoir questionner leur parole », estime pour sa part Me Pauline Manesse Chemla. Qui imagine que la notion pourrait même un jour se retourner contre les femmes qu’elle assiste. « Quand on va devoir défendre une femme pour non-représentation d’enfant face à un conjoint pervers, comment fera-t-on si on ne peut pas le dire ? Si on ne peut plus dire d’un homme qu’il est manipulateur et pervers ? On risque de se retrouver face à une censure verbale dont nous paierons tous le prix. » Pour Claude Vincent, en revanche, la ligne de démarcation est claire. « Je suis très souvent en défense moi aussi. ça m’arrive de batailler contre le parquet. Jamais je n’insulte les parties ».
Autre source de division au sein de la profession : le fait que les torts reprochés à un avocat soient imputés à son client. « Que l’on punisse le justiciable pour le comportement de son avocat me scandalise. Même si ce ne sont que 1 000 euros. C’est un cheval de Troie dans lequel on va s’engouffrer. Cela s’inscrit dans une tendance qui se développe chez les juges de prendre en compte la critique de la défense dans leurs motivations », pointe Grégoire Etrillard. Pauline Manesse-Chemla anticipe pour sa part des actions en responsabilité si des décisions similaires à celle du procès Depardieu venaient à se généraliser. « Quid des clients qui viendraient dire qu’ils n’ont jamais demandé à être défendus d’une manière si virulente ? Que la ligne de défense dont ils avaient convenu a été dépassée ? », interroge Pauline Manesse-Chemla. « Cela ne me pose aucun problème », réagit à l’inverse Caty Richard. « Le client donne mission à son conseil. Dans ces conditions, ce dernier peut, au cours d’une audience, lui demander de ne pas adopter une attitude agressive à l’endroit des victimes. Dans le cas présent, il n’a pas été sanctionné un débordement isolé, mais une attitude permanente qui ne peut être qu’un choix de défense stratégique, adopté en accord avec le client ». Claude Vincent confirme cette lecture. « Les derniers mots de Gérard Depardieu ont été pour remercier son avocat. C’était bien la défense voulue par Gérard Depardieu ».
Et si les voies de recours étaient elles aussi sources de souffrances pour les victimes…
Dernière crainte, majeure : que l’exercice des voies de recours puisse un jour être contesté, pour être générateur de souffrance pour les victimes. « Des personnes victimes d’infraction confrontées à un déni du mis en cause, ou à l’application d’une voie de recours peuvent souffrir. Quand un mis en cause fait appel, on nous dit souvent : vous faites re-souffrir les victimes. Cela peut, il est vrai, ajouter de la douleur à la douleur. Mais c’est un pur exercice de ses droits », souligne Vincent Brengarth. « Vivre un second procès est toujours terrible pour des parties civiles », confirme Caty Richard. « Dans l’hypothèse où l’exercice de ce droit entraîne un préjudice incontestable pour la victime, il doit pouvoir être envisagé que ce dernier soit réparé si les juges estiment qu’il a été abusé de ce droit ». Ces questions sont d’autant plus vertigineuses que, si la notion de « victimisation secondaire » s’applique à ce jour aux victimes de violences sexuelles, on peut imaginer que d’autres victimes se prévalent un jour d’un tel préjudice. « Des victimes de racisme, des victimes de violences policières pourront dire qu’elles sont victimes de violences secondaires. Si la notion est admise uniquement par une catégorie de victimes, celles d’autres infractions pourraient légitimement ressentir des discriminations ».
Dans l’immédiat, la décision a pour effet d’éclipser un peu Gérard Depardieu de son procès. « Le débat en interne est focalisé autour de la victimisation secondaire plus que sur l’accusé. Cela va être l’enjeu du procès en appel », pose Vicent Brengarth. « Cette décision est révolutionnaire, peut-être trop. Mais c’est un pas supplémentaire dans l’importance croissante donnée aux victimes dans le procès pénal. Si la victime ne doit pas être sacralisée, que la justice réaffirme qu’on doit la respecter me convient parfaitement », tranche pour sa part Caty Richard.
Référence : AJU017n0
