L’audition en visioconférence pour la criminalité organisée, une panacée ?
Alors que la proposition de loi pour lutter contre le narcotrafic sera examinée en première lecture à l’Assemblée nationale le 17 mars prochain, Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM), met en garde contre le recours systématique à la visioconférence dans le cadre du nouveau régime pénitentiaire. Explications.

L’USM a fait le choix de répondre à l’invitation du garde des Sceaux du 5 mars aux fins d’échanger sur les évolutions législatives actuellement en débat au Parlement dans le cadre de la proposition de loi sénatoriale sur le « narcotrafic et le crime organisé », proposition à laquelle sont venus s’ajouter des amendements gouvernementaux.
Cette réunion, sous la forme d’un déjeuner, s’est déroulée en présence des organisations syndicales de l’administration pénitentiaire ainsi que des directeurs et de la secrétaire générale du ministère. Elle s’est tenue la veille de l’annonce du choix du premier établissement sécurisé destiné à accueillir les détenus aux profils les plus dangereux, issus du narcotrafic et du crime organisé.
Gérald Darmanin a principalement abordé le régime renforcé de détention ainsi que le profilage des publics pénitentiaires concernés de façon pluridisciplinaire (police, renseignement, justice et pénitentiaire) et régime formalisé par une décision ministérielle.
Ce nouveau régime de détention aura notamment pour conséquences :
– Un effacement de la distinction « classique» prévenu/condamné ;
– Un recours systématique à la visioconférence, voire à des déplacements judiciaires en détention (pour les actes d’instruction ne pouvant avoir lieu en distanciel), et ce pour éviter tout risque inhérent aux transferts.
Une fausse bonne idée ?
Cette invitation ministérielle était certes tardive comme visant non pas à réfléchir collectivement sur nos contraintes respectives pénitentiaire-judiciaire pour trouver un dispositif équilibré, mais à présenter un dispositif déjà arrêté. L’Union Syndicale des Magistrats n’a pas choisi la politique de la « chaise vide » car ce sujet n’est pas que pénitentiaire, contrairement à ce que certains affirment, mais aussi judiciaire.
Notre syndicat sollicite depuis plusieurs mois des mesures et outils juridiques permettant de lutter efficacement contre le crime organisé, lequel constitue un vrai danger pour nos démocraties. La visioconférence systématique est-elle l’un de ces outils ?
Nous n’avons pas été et ne sommes pas favorables à une systématisation de la visioconférence, imposée principalement aux magistrats instructeurs, en ce qu’elle n’est pas adaptée à toutes les situations et risque, à terme, de fragiliser les procédures d’instructions avec des actes de qualité, pertinence et utilité moindre. Cependant, force est de constater que cette mesure parait emporter un assez vaste consensus législatif, sous réserve de sa légalité (avis du Conseil d’État) et de sa constitutionnalité (avis du Conseil constitutionnel).
La magistrature soutient la protection et la sécurité de tous les personnels du ministère, dont les personnels pénitentiaires, n’oubliant jamais que ces derniers ont été mis dans une situation délicate, voire dangereuse, par la sous-estimation des besoins lors du transfert de charge des missions d’extractions judiciaires, des forces de sécurité intérieure à l’administration pénitentiaire. La crainte du ministère de l’Intérieur d’alors de perdre des ETP au profit de l’administration pénitentiaire se paie aujourd’hui avec intérêts et anatocisme.
Le fait de rationnaliser les extractions et de mieux partager l’information sur la dangerosité des profils concernés constitue un axe évident de réflexion et de progression. Cependant, cette exigence doit se concilier avec les spécificités et nécessités de l’enquête judiciaire sauf à la vider de son sens : l’interrogatoire constitue, en effet, le principal outil du magistrat instructeur.
Laisser au magistrat le pouvoir de déroger à l’architecture nouvelle
Il y a une absolue nécessité — sauf à vouloir désarmer les juges d’instruction – à laisser à ceux-ci la possibilité de déroger à cette architecture nouvelle s’ils l’estiment nécessaire, proportionné et utile pour la recherche de la vérité.
Ce pouvoir doit-être effectif et non un « trompe-l’œil juridique » car actuellement les magistrats instructeurs, particulièrement ceux des JIRS, nous font remonter que depuis la sanglante évasion de Mohamed Amra au péage d’Incarville les extractions se font très rares faute de « prêt de main forte » des forces de sécurité intérieures à la pénitentiaire.
Il faut également insister sur le nécessaire préalable que constitue la mise à disposition à l’ensemble des acteurs judiciaires et pénitentiaires de moyens techniques adaptés pour que cette réforme ne se fasse pas au seul détriment du versant judiciaire et des droits de la défense.
Cela implique du point de vue technique :
– Des systèmes de visioconférence de qualité et en nombre suffisant, assurant la qualité et la fluidité des actes réalisés à l’aide de ce moyen technique, car actuellement rares sont les auditions de ce type sans difficultés techniques ;
– Un encadrement adapté, par les agents pénitentiaires, des personnes ainsi entendues pour éviter que celles-ci, laissées à elles-mêmes dans un box, agissent comme bon leur semble et sans aucun moyen de coercition ;
– Une procédure spécifique, notamment en termes de simplification de la signature des P.-V. actuellement très chronophage (parfois autant que l’acte lui-même !) ;
– Des box de visioconférence en établissement pénitentiaire suffisamment éloignés des uns des autres pour assurer l’étanchéité des échanges avec le juge, mais aussi éviter que ce lieu ne devienne paradoxalement « le dernier salon on l’on cause» entre personnes prétendument à l’isolement strict.
La visioconférence n’est pas adaptée aux longs interrogatoires
Or, d’expérience, notre ministère n’est pas toujours le plus diligent en matière de moyens technologiques adaptés.
Cela implique de marteler qu’il s’agit là de nécessités et d’efficacité judiciaire et non du confort de magistrats « bien au chaud sous les ors de leurs palais » :
– La visioconférence n’est pas adaptée aux longs interrogatoires de fond qui reprennent tous les éléments du dossier, mais l’est certainement pour des interrogatoires courts ;
– La visioconférence est quasi impossible s’il faut présenter des documents ou écouter des interceptions téléphoniques ;
– La visioconférence ne se prête pas aux confrontations ;
– La visioconférence se heurte au refus régulier des personnes et/ou des avocats au vu de l’enjeu de l’acte ou de la peine encourue.
Cela implique de rappeler que la réalité de la charge de travail des magistrats instructeurs ne leur permet guère de se déplacer dans les établissements pénitentiaires — activité très chronophage-sans devoir faire le choix de sacrifier les dossiers du « tout venant » que sont les « viols et homicides de droit commun » notamment.
Le ministère a finalement fait le choix de deux établissements dans le quart nord-ouest de la France (Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe) : concrètement comment un magistrat instructeur marseillais, lyonnais ou bordelais fera-t-il pour consacrer 3 jours, dont 2 de transport, à un seul acte en détention ?
Une fois de plus le ressenti des personnels judiciaires est celui d’une réforme faite dans l’urgence, au détriment de nombre de leurs contraintes, lesquelles n’ont que peu à voir avec leur confort, mais beaucoup avec l’efficacité de leur action.
Un mode dégradé d’entretien qui crée des retards
L’argument selon lequel la visioconférence a parfaitement fonctionné pendant l’épisode COVID relève de la « fake-news » : c’était un mode dégradé qui a causé beaucoup de retard dans les cabinets d’instruction et qui, pas plus que dans l’Éducation Nationale, ne s’est révélé satisfaisant ou adapté.
Le changement de paradigme envisagé par le législateur ne doit pas faire l’économie d’une vraie réflexion sur la place et les moyens donnés à l’information judiciaire (l’instruction) dans notre architecture judiciaire pour que le champ judiciaire, comme le champ pénitentiaire, s’y retrouvent en termes de contraintes de fonctionnement et d’efficacité.
N’oublions pas qu’au final, c’est la mise à disposition des juridictions de jugement, cours d’assises et tribunaux correctionnels, de dossiers complets et équilibrés dont il est ici question.
Il serait paradoxal que cette loi, censée lutter plus efficacement contre le crime organisé, signe une perte de qualité des procédures.
Enfin, l’USM rappelle que l’acte de juger doit par principe se tenir dans une enceinte judiciaire et non pénitentiaire.
Référence : AJU497429
