30 questions pour comprendre l’univers de la justice
En 2012 sortait la première édition de « Parlons justice » (Ed. Documentation française), un manuel concis et dense qui abordait 30 points essentiels de la justice. Une seconde version vient de sortir, réactualisée par Peimane Ghaleh-Marzban, président du tribunal judiciaire de Bobigny, et Catherine Mathieu, présidente du tribunal judiciaire de Meaux. Leur objectif ? Partager de manière accessible des vérités souvent méconnues sur la justice, son fonctionnement, son organisation. Construit de manière pédagogique, « Parlons justice », est un outil citoyen imparable pour déconstruire certaines idées reçues et comprendre les dynamiques qui agitent le monde judiciaire. ENM, CNM ou JAF, autant d’acronymes qui y sont expliqués, tout comme des rappels historiques de la naissance de notre système judiciaire, la distinction entre magistrats du siège et du parquet, sans oublier la place qu’ont pris les luttes contre les violences faites aux femmes ou les délits financiers. Autant de fondements pour comprendre l’importance d’une justice forte dans une démocratie solide. Entretien.
Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a amené à rédiger cet ouvrage ?
Peimane Ghaleh-Marzban : J’ai été contacté par la directrice de la Documentation Française, Anne Duclos-Grisier, qui avait déjà édité un premier « Parlons justice » en 2012. Les deux premiers auteurs occupent désormais d’autres fonctions. Agnès Martinel est aujourd’hui présidente de la chambre sociale de la Cour de cassation, tandis que Romain Victor est maître des requêtes au Conseil d’État. Par leurs activités très prenantes, ils n’ont pas pu se réengager dans la réactualisation de la première édition. Anne Duclos-Grisier m’a donc conseillé, face à la charge de travail, de trouver un binôme avec qui compagnonner. J’ai pensé à Catherine Mathieu, avec qui j’avais déjà travaillé lorsque j’étais à la direction des services judiciaires, tandis qu’elle était sous-directrice des ressources humaines de la magistrature. Je savais ainsi que nous avions la capacité de travailler ensemble, sans vivre mal les observations que nous pourrions nous faire mutuellement. Et le plus important est que nous partageons une même vision de la justice.
AJ : De quelle vision de la justice parlez-vous ?
Catherine Mathieu : En effet, nous partageons les mêmes valeurs et en premier lieu, souhaitions porter une vision pédagogique de la justice. On mesure encore aujourd’hui à quel point la justice reste méconnue, tant dans ses grands principes que dans son fonctionnement ou son organisation. Ainsi, parmi les 30 questions que nous avons choisies, de nombreux axes portent sur le principe de son indépendance, de son impartialité et sur la connaissance de l’institution judiciaire dans son organisation, son budget… Certaines questions nous semblaient indispensables, comme définir ce qu’est un juge d’instruction. Le tout en partant du principe qu’une bonne démocratie repose sur une justice forte.
Peimane Ghaleh-Marzban : C’est ce que nous avons essayé de faire en décrivant une magistrature forte, car elle joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’État. Elle doit être indépendante et éthique, tout comme ouverte sur l’extérieur, afin d’être intégrée dans le fonctionnement de l’État et de rester à l’écoute des problématiques de la société.
AJ : La justice est-elle déconnectée de certaines réalités ?
Peimane Ghaleh-Marzban : Nous n’avons pas écrit un ouvrage de revendications, mais un ouvrage de pédagogie. Notre objectif principal était bien de délivrer des informations juridiques documentées, précises, avec un haut niveau scientifique pour celles et ceux qui souhaitent avoir une approche approfondie de la justice. Bien que concis, nous avons souhaité intégrer une certaine densité dans le contenu de cet ouvrage.
Catherine Mathieu : La forme était cadrée par notre éditeur car l’ouvrage fait partie d’une collection. Nous devions sélectionner 30 points, mais cela nous a laissé davantage de libertés dans l’introduction. 1 500 signes par page avec des focus qui permettent d’approfondir certaines notions, cela peut être un peu frustrant. En effet, le plus grand défi, avec ce genre de format, c’est bien la synthèse : comment répondre en si peu de place à une question comme « pourquoi la justice est-elle trop lente » ? Mais c’est également ce qui rend la démarche intéressante : de faire le tour de ce que dit l’ensemble de la documentation et de garder l’essentiel, afin de faire passer les bons messages.
Peimane Ghaleh-Marzban : Lors de ce travail de synthèse, nous n’avons jamais mal pris les observations de l’un ou de l’autre ou les revisites de textes que nous avons pu faire. Sur le ministère public, l’ENM (École nationale de la magistrature) ou la question des délais, nous avons dû faire de nombreux allers-retours. Nos textes initiaux ont parfois été amputés de 30 à 40 % de leur contenu. Par le passé, nous avons été amenés à rendre des éléments de langage à des ministres, et cela nous a donné une certaine expérience en matière de synthèse, afin d’écrire de manière concise, sans un mot de trop !
AJ : Justement, comment avez-vous choisi ces trente questions ?
Catherine Mathieu : Nous les avons choisies ensemble. Cela a nécessité de nous inspirer de ce qui avait déjà été écrit il y a plus de dix ans, mais aussi de constater que certaines questions n’y avaient pas du tout été abordées. La justice et la société ont changé depuis la première édition. Par exemple, la question du terrorisme n’y apparaissait pas d’où des pages dédiées à cette question « Comment juger les terroristes » ? D’autres sujets s’imposaient, comme l’équipe autour du magistrat, thématique qui n’existait pas non plus il y a encore dix ans. De même les violences faites aux femmes n’y étaient pas traitées dans la première édition tout comme la justice financière puisque la création du Parquet national financier date de 2013.
En fonction de nos appétences, nous nous sommes réparti la rédaction : moi qui suis très portée sur le droit de la famille, j’ai écrit les pages sur le juge des tutelles, des affaires familiales, tandis que Peimane Ghaleh-Marzban a davantage écrit sur l’organisation institutionnelle de la justice, le parquet…
AJ : Quel public espérez-vous toucher ?
Peimane Ghaleh-Marzban : Le plus large possible, bien sûr. Il s’adresse à tous ceux qui aimeraient une approche plus que sommaire de la justice et de l’institution judiciaire. Cela peut être intéressant pour des étudiants, pas nécessairement uniquement des étudiants se destinant à la magistrature ou à devenir avocats, mais qui suivent des études de sciences politiques ou en géopolitique. L’ouvrage recèle un nombre d’informations importantes sur l’institution judiciaire, avec en sus, un plan dynamique, facilitant la capacité de développer une idée.
AJ : Quels malentendus ou idées reçues les plus fréquentes souhaitiez-vous dissiper ? Peut-être sur l’indépendance de la justice, qui serait soumise au politique ?
Peimane Ghaleh-Marzban : Nous avons essayé de faire comprendre que le juge applique la loi, une loi votée par le Parlement, soumis à la hiérarchie des normes européennes. En somme, que le juge fait son travail. De nombreux reproches sont adressés aux juges : mais lorsque le législateur demande que les peines soient aménagées, on ne peut dire que le juge est laxiste. De la même manière, une réforme qui renforcerait une plus grande indépendance du procureur de la République pourrait inscrire dans la Constitution que le président de la République est lié par les avis du Conseil supérieur de la magistrature pour la nomination des magistrats du parquet, comme il l’est pour les magistrats du siège. Le grand magistrat Pierre Truche en parlait dès 1995, alors ce n’est pas nouveau, mais toujours d’actualité…
AJ : Vous répétez la nécessité du juge d’appliquer la loi et assumez une forme de neutralité. Mais si au gré de l’arrivée d’un parti d’extrême droite, la loi changeait et imposait à la magistrature de nouveaux cadres ?
Peimane Ghaleh-Marzban : Au risque de me répéter, les magistrats ont des missions qui nous sont confiées par la loi, dans une norme de droit soumises aux impératifs européens. Les justiciables attendent donc de nous que nous fassions notre travail.
Catherine Mathieu : Dans des temps incertains, il est d’autant plus important d’avoir une justice immuable, qui continue de fonctionner, sans autre forme de préoccupation politique. Ces principes fondamentaux sont au service du citoyen.
AJ: En quoi ce livre aura-t-il atteint son objectif ?
Peimane Ghaleh-Marzban : Mon souhait serait que l’information judiciaire ne soit plus une information privilégiée, que les citoyens puissent s’approprier la connaissance de l’institution judiciaire. Nous aimerions d’ailleurs présenter l’ouvrage à des formateurs, ou par le truchement d’enseignants, porter cette parole auprès des plus jeunes.
Référence : AJU014q1