Alexandre Lunel : « Un laboratoire doit être une unité vivante qui associe des chercheurs » !
Il y a trois ans naissait le Centre de recherches juridiques de l’université Paris 8 (CRJP 8) à Saint-Denis (93). En son sein, les enseignants-chercheurs et doctorants organisent des colloques sur des sujets aussi variés que le droit de la santé, le droit des relations économiques, les droits fondamentaux de la personne, celui des nouvelles technologies ou encore l’histoire du droit. Entretien avec Alexandre Lunel, professeur des universités en histoire du droit et en droit de la santé, co-directeur du CRJP 8 avec Marc Pelletier, agrégé de droit public et professeur à Paris 8.
Actu-Juridique : Pouvez-vous nous rappeler la genèse du CRJ8 ?
Alexandre Lunel : Le CRJP de l’université Paris 8 est un laboratoire assez jeune puisqu’il est né en 2020, à Saint-Denis, de la fusion préparée en amont entre les équipes d’accueil du Centre de recherche de droit privé et droit de la santé (ex-EA 1581) et du laboratoire Forces du droit : paradoxes, comparaisons, expérimentations (ex-4387) de l’Université Paris 8. Auparavant, le centre de droit de la santé était une petite structure qui produisait énormément de matière de recherche. Pour des questions de moyens, il a cependant eu intérêt à fusionner avec le laboratoire Forces du droit, car le budget alloué dépend du nombre d’enseignants-chercheurs, donc plus nous en comptons, plus le budget de recherche est conséquent. La fusion s’est donc faite, mais juste avant le covid, ce qui n’a pas facilité les choses ! Les deux premières années ont été compliquées. En cette troisième année, nous avons repris nos activités à un rythme plus soutenu, même si beaucoup d’événements se tiennent encore en mode hybride. L’avantage est de s’allier un public plus important, le revers de la médaille étant d’avoir moins de participants sur place, ce qui peut être un peu déstabilisant pour les organisateurs.
AJ : On le sait, la recherche souffre souvent d’un manque de moyens. Est-ce votre cas ?
Alexandre Lunel : La fusion a été intéressante du point de vue budgétaire, comme je l’ai évoqué, car nous disposons d’un budget d’environ 55 000 à 60 000 euros annuels. On peut donc faire beaucoup de choses avec cette somme. Par exemple, nous avons recruté une assistante scientifique et bénéficions des services d’une responsable administrative et financière. Nous avons voulu faire de cette fusion l’opportunité de ne pas seulement additionner les axes de recherches déjà existants, mais créer des synergies pluridisciplinaires.
AJ : Quels sont justement les axes de recherche que vous développez ?
Alexandre Lunel : Historiquement, le droit de la santé était un axe fort de recherche de Paris 8. Mais l’histoire du droit est également un axe important. Pendant les colloques, cette discipline est toujours l’occasion de faire des ponts entre le passé et le présent. Nous voulions aussi faire émerger des axes novateurs, par exemple, avec le droit des nouvelles technologies. Pour définir les nouvelles thématiques, trois questions comptent : qu’avons-nous, au sein de notre laboratoire, pour faire vivre les axes ? Qu’est-ce qui se fait dans les autres universités ? Est-ce dans l’optique des futurs étudiants, suffisamment inscrit dans le monde actuel ? À l’instar du droit processuel, devenu incontournable. D’ailleurs en partenariat avec l’université Paris 8, nous avons créé un master 1 et 2 en droit processuel qui marche très bien avec environ 60 étudiants inscrits.
Globalement, nous avons voulu faire des axes suffisamment larges pour que les enseignants-chercheurs ne se sentent pas cantonnés à leur discipline, qu’ils puissent établir des ponts, encourageant ainsi une dimension pluridisciplinaire et même transdisciplinaire qui nous est chère. Certains enseignants-chercheurs ont ainsi pu organiser des colloques à plusieurs, ce qui s’inscrit totalement dans l’esprit de Paris 8. Nous voulions nous appuyer sur les forces de l’université.
AJ : Comment s’organise la vie de votre centre de recherches ?
Alexandre Lunel : Tous les ans, en juin, dans le cadre du dialogue de réorientation budgétaire, nous faisons un sondage auprès de nos membres afin de déterminer quelles thématiques et événements scientifiques doivent être abordés au cours de l’année. Puis en octobre, nous avons deux grandes réunions pour approfondir les réflexions initiales et définir plus précisément la forme que prendront nos rendez-vous scientifiques.
AJ : Quels types d’événements organisez-vous ?
Alexandre Lunel : Voici quelques exemples. En 2022, nous avons organisé un colloque sur la natalité, comme enjeu stratégique de santé publique, avec l’université de Jiao-Tong de Shanghaï. La semaine prochaine, nous organiserons un colloque en collaboration avec l’université Paris I et l’université du Québec, en droit international économique.
De gros événements sont à venir, ancrés dans l’actualité juridique et sociale : à la rentrée, Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Paris 8 (et fer de lance de la défense des jurys populaires, NDLR) organisera un colloque sur la fin du jury populaire (depuis le 1er janvier 2023, les cours criminelles départementales, sans juridiction populaire, remplacent les cours d’assises pour toutes les infractions jugées en premier ressort passible de 15 à 20 ans de prison, NDLR). Fin juin, Marc pelletier, agrégé de droit public et codirecteur du centre, organise lui un événement sur le « non bis in idem » en matière de droit fiscal, en réponse à une décision récente de la Cour de cassation.
En 2021, j’avais organisé un colloque en partenariat avec des professionnels de santé (Ordre national des médecins) sur le repérage des violences et le questionnement systématique, juste après l’introduction de la notion d’emprise dans le Code pénal. Dans le public, nous avions des médecins généralistes mais aussi des associations de défense des droits des femmes qui font un travail très important. Cela traduit la volonté d’atteindre le grand public pour enrichir le débat sociétal.
AJ : Comment rendre le laboratoire attractif pour les doctorants ?
Alexandre Lunel : Dès le départ, nous avons mis en place les rencontres du CRJ de Paris 8 sur des thématiques proposées par des enseignants-chercheurs, et issus de ce sur quoi travaillent les doctorants. Cela permet à ces derniers de rendre un article, de faire une communication ou de publier une partie de leur travail de thèse. Ces thèmes, larges, comme les libertés ou encore le numérique, sont déclinés de manière plus anglée par les doctorants.
AJ : Qu’a changé le Covid dans le monde de la recherche juridique ?
Alexandre Lunel : Paris 8 a créé une Maison de la recherche, avec trois belles salles, du matériel, des livres… Néanmoins il est difficile de faire revenir les gens, qui préfèrent travailler de chez eux ou en bibliothèque, puisqu’ils en ont pris l’habitude pendant la crise sanitaire. Mais j’ai à cœur de m’y atteler. Nous avons donc mis en place depuis la rentrée dernière des permanences plusieurs fois par semaine, animées par des doctorants, afin qu’ils puissent se réapproprier les salles. Nous avons commandé des bibliothèques, des ouvrages. À l’évidence, être sur place permet de créer des synergies, que ce soit pour les enseignants-chercheurs ou les doctorants.
AJ : Quels contacts avez-vous établis avec l’extérieur ?
Alexandre Lunel : En plus des contacts en interne, avec l’université en elle-même, l’IEJ ou la Clinique juridique de Paris 8, nous avons établi un certain nombre de beaux partenariats avec la Cour de cassation ou encore l’EFB, tous issus du monde professionnel.
AJ : Vous semblez dire qu’un laboratoire n’est pas si naturel pour des juristes… Pour quelles raisons ?
Alexandre Lunel : Les enseignants-chercheurs en droit travaillent de manière assez solitaire. Sur les 33 membres du laboratoire, seule une dizaine participe régulièrement à l’organisation des événements. Les autres travaillent de leur côté ou viennent ponctuellement pour avoir un ordinateur, des livres… Ce n’est pas dans la nature du droit. Quand on écrit un article, un livre, c’est un travail très solitaire. Le Covid n’a rien changé à cela. Aujourd’hui, notre laboratoire relève plus d’une fonction support, d’une agrégation individuelle que collective. À l’avenir, nous aimerions que le laboratoire devienne davantage une unité vivante qui associe les chercheurs, raison pour laquelle nous mettons en place des outils pour créer cette culture de laboratoire.
AJ : Les défis sont importants mais la détermination du laboratoire aussi. Quels sont vos objectifs pour l’année à venir ?
Alexandre Lunel : En effet, la surcharge des activités administratives prend beaucoup de temps et d’énergie (comité de suivi, réunions budgétaires…). À l’avenir notre but est de continuer à renforcer la dynamique de recherche et pallier les difficultés matérielles pour donner envie aux membres de proposer de nouveaux projets. Obtenir de nouveaux financements permettrait de dynamiser le volet scientifique. Pour autant nous avons des perspectives : par exemple, nous organisons un cycle de conférences à la Cour de cassation sur le numérique et le devenir des professions du droit, ce qui est complètement dans l’air du temps.
Benjamin Fiorini a lui créé un partenariat entre notre laboratoire de recherche et le département de cinéma qui s’intitule : « Seine de crimes ». Ce projet de vidéos au croisement du cinéma et du droit permet d’aborder les grands problématiques du droit pénal en dépassant un public de juristes. On en revient à la transdisciplinarité évoquée plus haut. Il a par exemple interviewé Ernestine Ronai, fondatrice de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis sur la lutte contre les violences faites aux femmes, mais a aussi abordé les violences policières ou encore le laxisme (supposé) de la justice.
AJ : Enfin quels sont les principaux destinataires de vos travaux ?
Alexandre Lunel : En priorité, nos travaux s’adressent au monde de la recherche universitaire. Pour autant les thématiques ne sont pas uniquement scientifiques, d’où la prise en compte d’autres acteurs, notamment venant de la société civile, des pouvoirs publics ou socio-économiques ou des professionnels du droit.
Référence : AJU009f6