Alexia Delahousse : « Ce prix est une reconnaissance du métier de juristes en entreprise »

Publié le 05/03/2025

Pour la deuxième fois depuis sa création, le prix du juriste HEC remis en décembre dernier met à l’honneur une juriste d’entreprise. Alexia Delahousse est sortie de la prestigieuse école HEC en 2009. Elle a commencé sa carrière comme avocate d’affaires à Londres puis à Paris avant de changer de voie et de devenir juriste chez Ledger puis directrice juridique et affaires publiques de la fintech et licorne française Qonto, un poste qu’elle occupe depuis près de 6 ans. Une fonction qu’elle juge épanouissante et qui donne du sens à sa vie professionnelle. Pour Actu-Juridique, elle est revenue sur ce parcours qui lui vaut d’être co-lauréate du prix du juriste HEC 2024. Rencontre.

Actu-Juridique : Qu’a représenté HEC pour vous ?

Alexia Delahousse : Avoir intégré HEC est une grande fierté personnelle. Lorsque j’ai appris que j’étais reçue à HEC, il m’a fallu quelques secondes pour réaliser. Ce fut un grand bonheur et un sentiment d’accomplissement. Ce qui est drôle, car ce n’était que le début. Cette formation m’a mise sur le chemin du droit, ce qui est assez singulier puisque c’est le cas d’une minorité d’élèves. Nous sommes minoritaires parmi les anciens HEC à faire du droit – une trentaine sur une promo de 400- et nous sommes ensuite minoritaires parmi les juristes à avoir fait une école de commerce. De ce fait, le sentiment d’appartenance à ce petit groupe d’alumni est presque encore plus fort. HEC est une super formation pour les juristes d’aujourd’hui car cela apporte une culture entrepreneuriale, la capacité à prendre des risques, une bonne compréhension des enjeux du business et bien évidemment, un réseau. Cette formation nous permet de trouver les bons stages, de savoir lire un bilan, de maîtriser l’art oratoire ou celui de la négociation, de savoir parler la langue d’une équipe marketing ou de murmurer à l’oreille d’un grand patron. Ces compétences sont précieuses, que l’on s’oriente vers une carrière d’avocat d’affaires dans un gros cabinet, d’avocat pénaliste en montant sa propre structure, de directeur juridique/secrétaire général membre d’un Comex, de fondateur d’une Legaltech, de chasseur de têtes spécialisé sur les fonctions juridiques, ou d’administrateur judiciaire. Il y a autant de parcours différents que d’élèves sortant chaque année de la majeure juridique d’HEC.

AJ : Quand et pourquoi vous êtes-vous orientée vers le droit ?

Alexia Delahousse : En dernière année d’HEC, après les deux ans de tronc commun, j’ai choisi une majeure « stratégie fiscale et juridique internationale », qui oriente vers une formation juridique à HEC. Celle-ci est dispensée en partenariat avec l’université de la Sorbonne (Master droit des affaires) ou celle de Panthéon-Assas (Master de fiscalité internationale). J’avais toujours eu une attirance pour le droit – si je n’avais pas pu rentrer en prépa HEC, je me serais sans doute inscrite en fac de droit, et j’avais particulièrement accroché sur la matière enseignée à tous les étudiants d’HEC en première année. En toute transparence, si j’ai poursuivi dans cette voie, c’est aussi parce que je n’avais pas totalement trouvé mon compte dans les autres cours à HEC en première et deuxième années. Le passage de la prépa HEC à l’école est radical : les prépas HEC proposent un enseignement théorique et classique très approfondi. La transition de l’étude des œuvres littéraires et philosophiques majeures à un enseignement plus opérationnel peut paraître un peu brutale. Alors que certains étaient très pressés de laisser la philo pour apprendre la comptabilité et monter un business, ce n’était pas mon cas. C’est pourquoi, j’ai décidé de poursuivre des études théoriques un peu plus longtemps pour une transition plus douce vers le monde des affaires.

AJ : Que vous ont apporté les études de droit ?

Alexia Delahousse : Cette double formation HEC et droit m’a permis de postuler dans de très beaux cabinets dès la sortie de l’école. J’ai intégré l’équipe de Linklaters à Paris puis celle de Baker McKenzie et de Dechert, m’offrant ainsi l’opportunité de travailler dès le début de ma carrière sur de gros dossiers avec des avocats ambitieux et charismatiques. J’ai immédiatement été captivée par l’émulation très forte de ce métier. J’avais 25 ans et j’étais fière de faire partie de ces prestigieux cabinets d’affaires, comme on en voit dans les films, avec des avocats brillants qui travaillent jour et nuit sur des deals médiatiques et aux montants financiers vertigineux. J’avais le sentiment de faire des choses importantes. Quinze ans plus tard, j’en suis un peu revenue et je réalise que j’aspire à autre chose. Le monde a changé, et moi aussi. Les deals qui se succèdent peuvent avoir un côté redondant et donc lassant, et la position de conseil externe nous maintient systématiquement à la périphérie de l’aventure entrepreneuriale. C’est ce qui m’a amené à quitter les cabinets. Mais pendant 10 ans, j’ai fait ce métier avec un immense plaisir et une immense admiration pour mes pairs, sans en voir les limites du point de vue de mes propres aspirations, qui me sont apparues plus tard.

AJ : Vous êtes sortie d’HEC juste après la crise des subprimes de 2008. Celle-ci a-t-elle eu un impact sur votre carrière ?

Alexia Delahousse : Cette crise a largement impacté le monde de la finance, ce qui a également temporairement ralenti le rythme du M&A. Une profonde défiance s’est installée vis-à-vis des acteurs financiers qui ont dû se réinventer, du moins un temps et en apparence. Les réglementations se sont durcies et complexifiées. Cette crise a également marqué aussi le début d’une prise de conscience : la nécessité de travailler différemment en prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux. Si le secteur n’a pas été révolutionné, force est de constater que le monde du travail et les aspirations des plus jeunes ont changé. Et pas seulement des plus jeunes. À mon retour à Paris après plusieurs années à l’étranger, j’ai ressenti une forme de lassitude par rapport à la répétition des deals, et j’ai éprouvé un besoin plus grand d’impact, puis de sens. J’aimais toujours autant le droit, mais je n’aspirais plus à faire mon métier de la même manière. J’ai alors eu envie de contribuer plus directement à un projet d’entreprise. L’opportunité s’est présentée de rejoindre Ledger, une entreprise de la Tech très prometteuse, dans le domaine de la cybersécurité et de la blockchain. À l’époque, la French Tech commençait tout juste à prendre son envol et à réaliser des levées de fonds significatives en attirant des fonds d’investissement dynamiques, particulièrement des fonds américains aux poches plus profondes. J’ai eu la chance de rejoindre une société jeune et dynamique, qui venait juste de réaliser une des plus belles levées de la French Tech à l’époque, et dans laquelle tout était à créer sur le plan juridique. J’ai alors fait le choix de quitter la robe pour devenir juriste en entreprise, sans me dire que je quittais la profession d’avocat de façon définitive. Je considérais cela comme une expérience juridique en plus. Je reste convaincue que je pourrai toujours redevenir avocate un jour si je le souhaite – ce qui n’est certain – et qu’il y a des passerelles dans un sens et dans l’autre.

AJ : Comment s’est passée cette première expérience en entreprise ?

Alexia Delahousse : Cette décision de rejoindre un projet entrepreneurial correspondait parfaitement à mes aspirations. Bien que je ne sois restée qu’un an chez Ledger, cette expérience s’est révélée extrêmement formatrice. J’ai découvert le monde de l’entreprise et celui de la Tech. Une entreprise, c’est avant tout une culture d’entreprise et du management. Ces aspects sont autant de choses qui n’existent pas tant, ou pas de façon aussi ancrée, en cabinet d’avocat. Le métier d’avocat reste une profession assez individualiste dans laquelle le développement de la marque personnelle est la clé, et compte presque plus que l’image de marque du cabinet. En revanche, quand on rejoint une entreprise, on s’efface derrière l’image et la marque de cette dernière, pour un projet commun. J’ai aussi découvert le métier de juriste en entreprise, qui n’est pas le même métier que celui d’avocat. L’une des premières leçons que j’ai apprises, parfois à mes dépens, est que le département juridique était généralement considéré comme un « centre de coût », un poste de dépense, contrairement aux équipes marketing et commerciales qui bénéficient d’un statut différent de centre de revenus. Cette perception leur confère une position très différente dans l’entreprise. Le défi majeur pour un département juridique est de parvenir à être vu autrement que comme une source de dépense. C’est un enjeu, mais c’est possible et c’est passionnant de se poser en permanence la question de comment y arriver. Après cette expérience enrichissante, j’ai quitté cette première entreprise après avoir compris que ce n’était pas celle où je voulais me déployer sur le long terme mais avec la conviction profonde que je voulais poursuivre la carrière de juriste en entreprise. C’est ainsi que j’ai choisi de rejoindre Qonto, une entreprise qui m’attirait plus, comme première juriste/ juriste unique avec le projet de créer ma propre direction juridique.

AJ : Pourquoi avez-vous choisi de rejoindre Qonto ?

Alexia Delahousse : Qonto est une « fintech » fondée par deux Français, qui propose un compte pro entièrement digitalisé aux indépendants, TPE et PME, ainsi qu’une offre de gestion financière comprenant notamment des services de gestion des notes de frais, et d’émission et d’encaissement de factures. Dès le départ, j’ai adhéré à la vision des fondateurs selon laquelle les entrepreneurs manquaient de services bancaires et financiers adaptés à leurs besoins. Par ailleurs, sur le plan juridique, le projet présentait un défi stimulant car les services de paiement sont à la fois un secteur où l’innovation est forte et l’activité très régulée. Je suis restée juriste unique pendant deux ans. Mon objectif était de connaître l’activité et l’entreprise sur le bout des doigts et de construire les premiers process avant de déléguer et donc de recruter. J’ai appris à comprendre l’activité dans le détail, et je me suis formée à la réglementation. Comme Qonto vivait une croissance exponentielle, une fois le premier recrutement effectué, tout est allé très vite. Aujourd’hui, le département juridique s’articule autour de trois équipes – une équipe juridique, une équipe affaires publiques, et une équipe RSE – et compte presque une trentaine de salariés et stagiaires. Cette position transversale de l’équipe juridique s’avère idéale pour se déployer sur tous les domaines liés à la norme et à l’éthique dans l’entreprise, ce qui permet non seulement de peser dans les décisions de l’entreprise, mais également de donner du sens à notre métier au-delà des enjeux purement financiers.

AJ : À 40 ans, vous êtes une juriste d’entreprise accomplie. Avez-vous comblé votre quête de sens ?

Alexia Delahousse : Je suis profondément satisfaite de m’être extraite de l’écosystème du conseil et de contribuer à un projet entrepreneurial utile et rentable, qui m’épanouit sur le plan professionnel. Le fait d’avoir développé ma propre direction juridique en passant de 1 à 30 salariés et stagiaires constitue le défi le plus intéressant que j’ai eu à relever jusqu’ici sur le plan professionnel. La création d’une direction juridique qui englobe les affaires publiques et la RSE me permet de donner une dimension sociale et environnementale au métier et d’orienter les choix de l’entreprise en ce sens.

AJ : Que représente pour vous ce prix du juriste HEC ?

Alexia Delahousse : Quand j’ai reçu le prix, la moitié de mon équipe ignorait que j’étais passée par cette grande école. Cette reconnaissance m’a donné l’occasion de réaffirmer que je ne suis pas uniquement une juriste et une avocate. J’ai une double formation droit et commerce, qui me permet de bien comprendre les enjeux des départements commerciaux des entreprises pour lesquelles je travaille. Ce prix renforce également mes liens avec le réseau HEC. L’esprit HEC, c’est une très grande camaraderie, pas uniquement pendant l’école mais aussi après. Je trouve que ce sentiment de camaraderie ne s’étiole pas du tout avec le temps, bien au contraire. C’est véritablement la force du réseau HEC.

AJ : Recevoir le prix du juriste HEC, est-ce pour vous un accomplissement ?

Alexia Delahousse : Je ne le vis pas comme cela car je me sens encore au début de ma carrière. Je pense que d’autres étapes m’attendent chez Qonto d’abord, puis ailleurs un jour. J’espère que ces prochaines expériences soient aussi enrichissantes et ambitieuses que mon expérience chez Qonto. Je mettrai tout en œuvre pour y parvenir. Mais avant de penser à l’ailleurs, il y a encore une partie de l’histoire à écrire chez Qonto. L’entreprise est en croissance et peut continuer de se déployer sur de nouveaux produits bancaires et dans d’autres pays. Stay Tuned… Ce prix, je le vis surtout comme une reconnaissance du métier de juriste en entreprise, un métier passionnant, au cœur des enjeux stratégiques de l’entreprise et avec une vraie dimension de management. Il n’est pourtant pas le premier choix des étudiants à HEC et des étudiants en droit, ces derniers préférant souvent le métier d’avocat, qui semble plus prestigieux. À la sortie d’HEC, on ne se dit pas tout de suite qu’on veut devenir juriste. Cette perception peut cependant évoluer si on met en valeur les carrières de juriste en entreprise. Mon conseil pour ceux qui seraient attirés par la profession : rejoindre de petites entreprises, en croissance, donne des capacités infinies pour construire sa propre direction juridique, avec ses propres valeurs et sa propre culture du management. Cette approche permet d’être dans la transmission et d’évoluer vers des postes plus stratégiques. En débutant comme juriste dans une entreprise, on peut évoluer jusqu’au poste de secrétaire général qui est l’un des plus stratégiques d’une entreprise. Alors n’hésitez plus, foncez !

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