« Aucun dossier n’a été bloqué par le Covid-19 »
Devant les contraintes du confinement, le tribunal de commerce de Créteil, comme toutes les autres juridictions, a dû s’adapter très vite à de nouvelles règles, afin que la justice commerciale puisse continuer ses missions. Le président, François Bursaux, est revenu sur les enjeux de la continuité de l’activité de son tribunal, les priorités qui ont été données et les évolutions durables engendrées par la crise sanitaire.
Les Petites Affiches : Comment avez-vous réagi à l’annonce de la fermeture des tribunaux ?
François Bursaux : La première semaine, après l’annonce de la garde des Sceaux, au moment où nous avons appris la fermeture des tribunaux, nous avons dû « tirer le rideau ». Mais nous nous sommes dit que nous allions réussir à nous adapter : face à cette pandémie dramatique et alors qu’un virus circule, nous n’allions pas envoyer les collègues juges et les collaborateurs du greffe prendre le risque d’être contaminés par le virus. Ceci établi, la question restait : « maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ». En l’espace de dix jours, nous avons mis en place une nouvelle organisation.
Voici comment nous avons procédé. Dans un premier temps, nous nous sommes préoccupés des difficultés des entreprises. Avec l’aide des présidents de chambre des procédures collectives nous avons remis en place très rapidement les procédures de déclarations de cessation de paiement (DCP) ou de conversion des redressements judiciaires en liquidations judiciaires pour les entreprises qui ne pouvaient pas payer leur personnel afin de pouvoir faire appel à l’Agence de garantie des salaires. Notre priorité absolue était que les employés des entreprises qui ne pouvaient plus les payer, soient néanmoins payés. Nous avons donc dématérialisé les DCP et les conversions de redressements en liquidation, ce qui n’a pas été si difficile. Concernant la DCP, cela s’est fait simplement : une seule personne déclare qu’elle est bien dans cette situation, nous le vérifions, ce que nous avons fait par téléphone et par visioconférence, sans souci particulier. Les ordonnances permettaient de le faire.
LPA : Le recours à la visioconférence change-t-il le rapport que les juges entretiennent avec les chefs d’entreprise en difficultés ?
F.B. : C’est le moins qu’on puisse dire ! Quand vous vous entretenez avec une personne qui ne peut plus payer ses créanciers, il est plus facile de demander des explications. Quand il n’y a pas l’ambiance du tribunal, ni la présence des juges en robe, ni l’estrade, le rapport est différent. Je trouve que les personnes se libèrent plus facilement et racontent plus aisément ce qui leur arrive. C’est une expérience un peu inédite mais qui fonctionne bien. Lors des audiences par visioconférence, nous vérifions préalablement l’identité, notamment par la date de naissance.
LPA : Notez-vous cependant quelques difficultés typiques de la période ?
F.B. : Ce qui a été plus compliqué, ce sont les plans de cession, c’est-à-dire les audiences concernant des entreprises en redressement qui avaient engagé des cessions d’activité. Cela a été plus compliqué, car lors de la cession d’un actif ou d’un fonds de commerce à la barre du tribunal, il y a beaucoup de questions à poser, il faut d’abord que l’argent soit déposé avant d’accepter la cession, mais surtout il ne faut pas céder n’importe quoi à n’importe qui. Les offres sont déjà un peu faibles en règle générale, il fallait donc être beaucoup plus vigilant que d’habitude. S’il était possible de retarder les cessions pour plus de sérénité, nous l’avons fait, mais certaines étaient absolument urgentes : dans ces cas, nous avons fait des audiences en visioconférence et des audiences physiques, avec un maximum de dix personnes dans les grandes salles, ce qui permettait de se tenir à distance, en respectant les gestes barrières en plus des précautions comme le plexiglas à l’entrée ou la mise à disposition de gel hydroalcoolique, l’usage des petits cabinets de juges étant banni. L’activité du tribunal en matière de plans de cession a repris progressivement dans le courant du mois d’avril.
Les assignations en redressement judiciaire qui n’avaient pas été traitées le sont désormais grâce au dispositif permis par les ordonnances, qui est de n’avoir qu’un juge au lieu de trois, sera effectif jusqu’à l’été. Mais désormais, cela se fera en présentiel. On notera toutefois qu’il y a beaucoup d’assignations qui sont reportées, notamment par les Caisses de retraite ou l’Urssaf.
En résumé, je dirai que, pour le traitement des difficultés des entreprises le tribunal a fonctionné et fonctionne certes avec un flux réduit mais avec l’aide d’un greffe qui s’est mobilisé d’une manière exceptionnelle avec compétence, courage et ténacité.
LPA : Comment avez-vous géré le volet « préventif » ?
F.B. : Cela a été plus difficile. Concernant la prévention, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les mandataires. En général, nous demandons aux chefs d’entreprises de venir nous voir afin d’étudier avec eux leur situation avant de leur conseiller de s’adresser à un mandataire pour les aider dans leurs difficultés et solliciter un mandat ad hoc ou une conciliation. Nous avons inversé le mécanisme de prévention. Nous avons conseillé aux chefs d’entreprise de s’adresser d’abord à un mandataire qui étudiera leur dossier puis reviendra vers nous, sachant qu’en ce moment, tous les dispositifs gouvernementaux protègent les sociétés en difficultés et que depuis le 12 mars les chefs d’entreprise ne sont plus contraints par l’obligation de déclaration de la cessation des paiements. En effet, les ordonnances stipulent que l’on peut constater la cessation de paiement jusqu’au 12 mars, mais qu’après cette date, les entreprises ne sont plus tenues d’en faire la déclaration. Les entreprises ont beaucoup profité de ce dispositif et ont surtout sollicité l’Urssaf en report de charges et la Banque de France, à travers la médiation du crédit. En ce qui nous concerne, le flux important va probablement se rediriger vers nous après l’été.
LPA : Quelle est la situation actuelle ?
F.B. : Ainsi que je viens de vous le détailler, l’activité de traitement des difficultés des entreprises a été remise en place dans le courant du mois d’avril. Par contre, nous nous sommes occupés du contentieux un peu plus tard. Ici encore le rôle des présidents de chambre a été central. En général les dossiers arrivent en plaidoirie en moyenne après six ou huit mois, donc perdre un ou deux mois de plus était regrettable mais non dramatique.
En ce domaine nous avons fonctionné de manière différente. Pour les dossiers qui avaient déjà été envoyés en plaidoirie devant un juge chargé d’instruire l’affaire, nous ne pouvions pas tenir physiquement toutes les audiences pendant la période d’urgence sanitaire. En fonction de la nature des dossiers et après analyse, nous avons proposé aux sociétés convoquées, dans le cas où le dossier était « simple » (par exemple, quand les deux parties viennent pour vous demander un expert, il n’y a pas besoin de les voir), de le traiter sans audience à partir des écritures. Là encore, les ordonnances nous permettent de le faire. Si les parties en conflit demandaient néanmoins une plaidoirie, nous les avons convoquées avant l’été ou à la rentrée pour les moins urgentes. Pour les dossiers plus complexes nous avons proposé de les traiter par visioconférence et dans certains cas difficiles, en présentiel. Nous avons ainsi traité un certain nombre de dossiers en visioconférence mais c’est compliqué.
LPA : Pourquoi est-ce plus compliqué ?
F.B. : C’est techniquement compliqué, il faut que les avocats se connectent et la conduite des débats n’est pas simple. De plus, nous avons beaucoup moins de ressentis que quand nous avons un demandeur ou un défendeur devant nous. Derrière une caméra, tout est différent qu’il s’agisse de poser les questions ou d’y répondre. Nous avons d’ailleurs décidé que nous ne le ferions pas contre l’avis des parties, car nous ne voulons pas de contestation de la tenue des débats. Il est trop facile ultérieurement d’affirmer : « je n’entendais rien », « ça a coupé ». Nous avons donc traité tous les dossiers quitte à en reporter certains et tous ceux qui se sont adressés au tribunal sont informés de l’avancement de leur affaire.
LPA : Comment l’activité reprend-elle ?
F.B. : Votre question concerne donc les affaires qui étaient en audiences de mises en l’état. Nous avons distingué 3 types d’affaires.
– Les affaires nouvelles, qui arrivent pour la première fois en audience publique, c’est-à-dire juste après l’assignation. Après examen, nous envoyons aux deux avocats un calendrier de procédure (afin d’échanger les conclusions, les pièces…) pour une date déterminée, afin de faire en sorte d’arriver à la rentrée avec un dossier en forme.
– Le deuxième type d’affaire concerne celles où les parties ont commencé à s’échanger des pièces et des conclusions. Pour ne pas retarder la poursuite de l’instruction du dossier nous avons soit envoyé un calendrier de procédure éventuellement abrégé soit envoyé devant un juge chargé d’instruire l’affaire pour un jugement sans audience, une audience en visioconférence ou une audience physique ce qui n’interdit pas à ce juge de poursuivre la mise en l’état.
– Le troisième type d’affaires est celles pour lesquelles la dernière audience publique devait théoriquement être la dernière audience avant plaidoirie. Dans ces cas-là, nous nous sommes adressés au bâtonnier, nous lui avons envoyé le rôle des affaires, de façon à ce qu’il nous informe de l’état réel d’avancement et que nous puissions définir la procédure à appliquer.
En résumé, conformément aux ordonnances nous avons en quelque sorte tenu une audience de mise en l’état théoriquement publique mais de fait in abstentia, de façon à ce que les dossiers avancent sans avoir besoin de réunir un grand nombre de personnes dans la salle d’audience. Ici encore, tous les dossiers sont traités, selon les cas, sans audience, en visioconférence ou en présentiel avant l’été ou à la rentrée.
Par contre, pour les référés, nous avons montré et montrons moins de souplesse sur le refus des parties à propos des visioconférences. Il s’agit souvent d’urgences et il faut agir sans délais. Jusqu’à présent, les référés qui se sont tenus en visioconférence se sont bien déroulés et les parties ont été très coopératives.
Enfin, les injonctions de payer ont toutes été signées sans la moindre difficulté.
Finalement, un point très significatif est la baisse du flux des contentieux. Aujourd’hui les entreprises ont d’autres préoccupations que de générer du contentieux avec d’autres entreprises.
LPA : Peut-on parler d’une belle réussite concernant la continuité de la justice commerciale à Créteil ?
F.B. : Je pense que notre tribunal a traversé la crise honorablement, même si la première semaine a été très difficile. Cela n’a été possible que grâce à la mobilisation de tous les collègues : juges du tribunal, du greffe et du travail en commun avec le bâtonnier ainsi que de l’aide et de la coopération de tous les acteurs du monde économique du département.
LPA : Quels seront, selon vous, les impacts durables sur le fonctionnement de votre juridiction ?
F.B. : Derrière cette question, il y a l’utilisation de moyens dématérialisés. La crise a fait évoluer les mentalités, mais le constat général des collègues est que l’audience en visioconférence est moins pertinente que l’audience physique mais peut-être pas pour tous les dossiers. Pour les déclarations en cessation de paiement, nous en apprenons plus car le débiteur n’est pas impressionné par le tribunal, et par conséquent s’exprime plus facilement. Mais pour les autres types d’audience, il faut faire face à des coupures de connexion, il faut distribuer la parole, et faire en sorte que les gens ne se coupent pas.
En revanche, la visioconférence pour la communication interne au tribunal et notamment pour les délibérés a très bien fonctionné et fonctionne bien. Une fois que les juges qui doivent se réunir ont pris l’habitude de se parler par visioconférence, qu’ils se connaissent, qu’ils ont le dossier et les pièces, ils arrivent sans problème à délibérer par visioconférence. Il en est de même des réunions de chambre et des réunions internes au tribunal. Je distingue donc bien les audiences avec les parties qui sont difficiles en visioconférence, du travail interne au tribunal, pour lequel elle nous a permis de fonctionner malgré la crise sanitaire.
D’une manière plus générale, l’évolution la plus marquante porte sur la mise en l’état des affaires. Nous sommes arrivés à faire le même travail sans avoir besoin de réunir physiquement les parties. Mais c’est simplement la poursuite de l’application du RPVA et son évolution. La crise sanitaire aura probablement pour conséquence d’accélérer la mise en place des échanges dématérialisés.
Enfin, je constate l’évolution de la conciliation, prévue par les ordonnances. Le périmètre en a été élargi donnant beaucoup plus de possibilité d’action aux juges et aux conciliateurs. Là-dessus, nous ne ferons pas marche arrière, au contraire, nous allons vers un élargissement des prérogatives de la conciliation, qui s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de la directive européenne sur l’insolvabilité dont la transcription dans le droit français doit intervenir au plus tard en 2021.
LPA : Cela suscite-t-il des craintes chez certains ?
F.B. : Oui, bien sûr comme tout changement d’organisation et de manière de travailler. Mais c’est inéluctable, l’évolution est déjà très fortement engagée dans les échanges extérieurs avec le tribunal, c’est le tribunal digital qui se met progressivement en place et l’accès aux banques de données. Je pense que le mouvement vers les échanges dématérialisés va se poursuivre pour les échanges de pièces, de conclusions et de certains documents de même que pour l’information sur l’état d’avancement des affaires. Par contre, lorsqu’il s’agit d’entendre les parties, c’est-à-dire des plaidoiries, la présence physique est difficilement remplaçable.
LPA : Quid des conséquences de la crise sanitaire sur le tissu économique ? Voyez-vous déjà des signes négatifs ?
F.B. : La période est extrêmement inquiétante pour les entreprises et même pour les avocats, mais les conséquences économiques ne seront appréciables du point de vue du tribunal qu’à la rentrée. Pour l’instant, c’est trop tôt, même si j’ai indirectement des informations par les contacts du tribunal avec les autres administrations et les acteurs du monde économique. Le pronostic n’est pas très optimiste, c’est certain, mais pour l’instant, c’est encore le calme au tribunal, du fait des ordonnances sur la suspension des cessations de paiement, et des prêts garantis.
LPA : Est-ce le calme avant la tempête ?
F.B. : Oui, c’est le calme… Avant ce que nous espérons ne pas se révéler être une tempête. C’est un calme sans signification pour le moment.
LPA : Que peut-on dire du ratio présentiel/télétravail de vos collaborateurs ?
F.B. : Il n’a pas été imposé aux juges de venir s’ils ne le souhaitaient pas. Mais 90 % d’entre eux sont venus au tribunal à partir du mois d’avril avec un temps de présence limité. La détermination de mes collègues à faire fonctionner le tribunal a été sans faille. Sans cela tout ce que je viens d’évoquer n’aurait pas été possible. Nous avons communiqué et communiquons intensément par visioconférence mais évitons de nous regrouper. Pour cela nous attendons seulement la sortie prochaine de l’urgence sanitaire. Demain ne sera pas comme avant mais comme l’après.