Expertise-comptable : les jeunes professionnels dévoilent leurs idées « pour transformer la profession »
Désireux de peser sur l’avenir de leur activité, l’Association nationale des experts-comptables mémorialistes, des commissaires aux comptes stagiaires et des étudiants en comptabilité supérieure (ANECS) et le Club des jeunes experts-comptables et commissaires aux comptes (CJEC), viennent de révéler leurs propositions pour moderniser le métier d’expert-comptable. Leur rapport, construit autour de trois grandes thématiques (management, data et évolution des missions), vise à « repenser certaines pratiques pour rester en phase avec les attentes et les réalités de demain ». Julie Manciet et Julien Younes, respectivement délégués spéciaux au projet Impulsion pour l’ANECS et le CJEC, détaillent, pour Actu-juridique, leur démarche et leur ambition. Entretien.
Actu-Juridique : Parmi les 28 propositions que vous venez de présenter pour changer la profession d’expert-comptable, certaines d’entre elles sont-elles symboliques de la vision que vous souhaitez porter ?
Julie Manciet : Au-delà du symbole, ces propositions visent à une véritable transformation des pratiques dans nos cabinets. Elles sont là pour réveiller les consciences et pousser à l’action immédiate. Prenons l’exemple des propositions du groupe Management. Elles peuvent être appliquées dès maintenant, et par tous. Cependant, un des plus grands freins aujourd’hui est la résistance de certains dirigeants à remettre en question leur manière de manager, voire à la prendre à la légère. Et ce sont ces mêmes pratiques qui poussent nos collaborateurs au burn-out, à quitter la profession pour aller vers d’autres horizons. Il ne faut pas s’étonner ensuite des difficultés de recrutement ! Mais si des 28 propositions, je ne devais en retenir qu’une seule, je choisirais « Devenir un tiers de confiance numérique » et être les seuls propriétaires des datas de nos clients. De cette proposition, découlent de nombreuses autres. Pour pouvoir bénéficier de l’agrément spécifique et du monopole des données, il nous faudra instaurer des processus de cybersécurité chez nos clients. Toutes ces nouvelles prérogatives liées à la cybersécurité et à la sauvegarde des datas seraient encadrées par la charte d’exploitation des données, des référentiels et des normes professionnelles spécifiques, régulièrement testées via un contrôle qualité spécifique. Nous ne pouvons pas laisser l’intelligence artificielle fonctionner seule. Elle doit être alimentée par des données fiables, sécurisées et régulièrement testées à travers des contrôles qualité exigeants. C’est l’une des clés pour rester pertinent dans un environnement digital en pleine mutation.
AJ : Selon vos termes, certaines de vos propositions peuvent « paraître iconoclastes », pourquoi ?
Julien Younes : L’objectif de nos travaux est de présenter la vision que portent les jeunes de la profession et de faire entendre notre voix. Quand nous parlons de propositions « iconoclastes », nous entendons celles qui osent bousculer certains acquis, voire certains des tabous de la profession. Et cette vision peut différer de l’organisation actuelle que nous avons. Nous ne souhaitons pas réformer l’ensemble de nos professions mais faire en sorte que les nouveaux entrants ne se sentent pas limités par le cadre déontologique et réglementaire. À titre d’exemple, nous proposons la mise en place de rétrocommissions qui sont aujourd’hui largement pratiquées par un certain nombre de cabinets sur différents métiers (assureurs, intégrateurs, etc.) bien qu’encore déontologiquement interdites. Certains craignent pour l’indépendance de la profession, mais chaque expert-comptable est censé être capable d’évaluer les limites de son indépendance vis-à-vis de ses partenaires. Pourquoi ne pas ouvrir le débat ? Autre exemple, la mise en place d’un « kit de sortie » pour les collaborateurs peut également paraître inopportune dans la mesure où la plupart des entreprises prêtent davantage attention à l’entrée des collaborateurs plutôt qu’à leur sortie. Pourtant, accompagner un collaborateur lors de sa sortie de cabinet peut non seulement renforcer la marque employeur, mais aussi laisser un souvenir positif qui bénéficiera au cabinet à long terme. Nous pensons qu’il est temps de repenser certaines pratiques pour rester en phase avec les attentes et les réalités de demain. C’est pourquoi, nous ne nous sommes fixés aucune limite dans l’exploration d’idées nouvelles. Je dirais même que nous avons pris au pied de la lettre le slogan de la campagne du Conseil national de l’ordre des experts-comptables : « Illimitez-vous ! ».
AJ : Si la profession d’expert-comptable n’évolue pas, risque-t-elle de ne plus être assez attrayante envers les plus jeunes ?
Julie Manciet : Absolument pas. La profession ne cesse d’évoluer et de se moderniser ce qui lui confère un potentiel immense pour attirer les jeunes talents. Certes, les générations plus jeunes ont un rapport au travail différent de celui de leurs aînés, mais l’expertise comptable reste un pilier de la vie économique. C’est une profession respectée, perçue par la société comme un rôle-clé, tout comme les médecins, les avocats ou les notaires. Être expert-comptable, ce n’est pas seulement exercer un métier, c’est incarner une fonction qui participe activement au développement des entreprises françaises et, par extension, à la croissance de l’économie. C’est même une responsabilité sociale. Dire aujourd’hui « Je suis expert-comptable » est une vraie fierté parce que nous sommes les premiers conseillers stratégiques des dirigeants. Nous aidons à construire des entreprises solides et à anticiper l’avenir. C’est plus qu’un simple job, c’est une vocation, un métier-passion.
AJ : Croyez-vous vraiment à une évolution juridique de l’ordonnance de 1945 qui fixe le cadre réglementaire de la profession ?
Julien Younes : L’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 est le texte de référence de notre profession qui permet d’instaurer un cadre d’exercice clair et d’être un garde-fou sur l’exercice illégal qui est un vrai fléau pour la profession. Cela étant dit, il est important de rappeler que cette ordonnance n’est pas figée puisqu’elle a déjà connu diverses évolutions lors de la dernière décennie. Dès lors, pourquoi les nouvelles évolutions que nous proposons ne pourraient-elles pas être intégrées dans ce cadre législatif afin de faire évoluer le rôle d’expert-comptable auprès des chefs d’entreprise et de permettre à nos consœurs et confrères d’exercer leur activité de DAF externalisé, RSE, conseil en ingénierie patrimoniale ? Bien sûr, toute réforme de l’ordonnance de 1945 doit se faire avec prudence car il ne faudrait pas remettre en cause la prérogative d’exercice, indispensable à la stabilité économique de notre pays. C’est pour ça que je pense que notre approche peut moderniser la profession sans pour autant la dénaturer.
AJ : Comment Cécile de Saint Michel, la présidente de l’ordre des experts-comptables, a-t-elle reçu vos propositions ?
Julien Younes : Elle a été le premier soutien du projet Impulsion, dès son lancement et même avant. Quelques semaines après son élection, Cécile de Saint Michel nous avait fait l’honneur de son premier déplacement de présidente à Lille, pour échanger avec les adhérents de l’ANECS et du CJEC. Elle nous avait vivement invité à prendre part aux débats de la profession et à faire des propositions. Nous avons relevé ce défi et aujourd’hui, nous ne pouvons que la remercier pour ces encouragements. En plus d’être des réseaux d’entraide et de partage, l’ANECS et le CJEC sont désormais également des lieux d’échanges, de débat et d’émulation collective autour des grands enjeux de la profession. C’est une bonne chose ! Nous espérons que ces propositions pourront être mises en œuvre en collaboration étroite avec le CNO et ses élus. Certaines initiatives, comme La Source, le datalake de la profession, sont d’ores et déjà en cours de déploiement, et nous nous en réjouissons. Je tiens également à remercier Yannick Ollivier, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC), qui a toujours veillé à offrir une place privilégiée aux jeunes au sein d’une profession en pleine transformation. Nous sommes impatients de poursuivre cette collaboration avec la CNCC pour que les jeunes continuent d’avoir une voix forte dans la profession de commissaire aux comptes. Enfin, je ne peux conclure sans citer les syndicats et mouvements professionnels qui œuvrent quotidiennement pour soutenir nos consœurs et confrères. Nous sommes à leur disposition pour collaborer avec eux sur ces thématiques qui nous tiennent à cœur.
AJ : Quelle suite espérez-vous donner à ce rapport ?
Julie Manciet : J’espère que nos propositions serviront de prise de conscience pour toute la profession. Certains experts-comptables préfèrent faire l’autruche et continuent d’ignorer les transformations majeures qui se dessinent à très court terme, comme la facturation électronique ou l’intégration croissante de l’IA dans nos outils. Mais au-delà de cette prise de conscience, j’espère que nos aînés et les instances nationales saisiront cette opportunité unique de créer un véritable monopole sur la gestion des données, à l’image des notaires avec les actes juridiques immobiliers. Il y a urgence à agir : lorsque l’on voit que des éditeurs de logiciels pourront bientôt déposer eux-mêmes les liasses fiscales, il devient indispensable de sécuriser ces flux de données et de garantir leur contrôle par les seuls professionnels légalement agréés que seront les experts-comptables !
Référence : AJU015x3