« Le numérique est en train de révolutionner notre métier »
Associé EY et ancien président de la Compagnie régionale de Versailles, Jean Bouquot a été élu à la tête de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes au début de cette année. Il prend ses fonctions en pleine mise en place de la réforme européenne de l’audit. Comme la plupart de ses confrères, il craint les effets pervers de ce texte et nous explique pourquoi. Il confie également aux Petites Affiches ses ambitions pour la profession : négocier le virage numérique, cultiver l’attractivité de l’audit, conquérir de nouveaux territoires.
Les Petites Affiches – La réforme européenne de l’audit est entrée en application en juin 2016. Peut-on déjà dresser un premier bilan ?
Jean Bouquot – Cette réforme mobilise la profession depuis la publication du Livre vert en 2010. C’est plutôt long quand on songe que l’origine réside dans la volonté de la Commission européenne de tirer les leçons de la crise de 2008. D’ailleurs, pourquoi réformer l’audit en Europe alors que la crise est venue des États-Unis ? Et pourquoi se concentrer sur les commissaires aux comptes alors qu’aucun d’entre eux n’a été mis en cause dans cette crise, ni aux États-Unis, ni a fortiori en Europe ? Toujours est-il que cette réforme est désormais applicable. L’objectif poursuivi est double : restaurer la confiance dans les marchés et accroître la concurrence entre les acteurs. Il est encore trop tôt pour tirer un véritable bilan car la mesure la plus importante – la rotation des firmes d’audit –, s’applique de manière échelonnée et ne prendra son plein effet qu’à partir de 2022. C’est à ce moment-là qu’on saura si la rotation commence ou non à déconcentrer le marché en forçant les entreprises à changer d’auditeurs. On peut en douter. Il est à craindre en effet que les appels d’offres désormais obligatoires renforcent la concentration. Les cabinets moyens qui n’ont que 2 ou 3 mandats et qui les perdront en application de la rotation pourraient avoir du mal à en trouver de nouveau s’il faut qu’ils entrent dans le processus très lourd des appels d’offres. Heureusement, le point positif c’est que la France a réussi à convaincre de l’utilité du co-commissariat aux comptes. Nous avons donc le devoir de travailler au plan institutionnel, et avec notre régulateur, le H3C, pour que cette réforme ne rime pas avec concentration du marché.
LPA – L’une des réformes consiste à renforcer le pouvoir des régulateurs sur la profession et donc, en France, ceux du Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C). Qu’en est-il en pratique ?
J. B. – Le rôle des régulateurs est en effet renforcé et harmonisé dans tous les États de l’Union. En France, nous avons rencontré une difficulté fin 2016 s’agissant du financement du H3C. Le Haut conseil est une autorité indépendante financée par la profession. À partir du moment où ses pouvoirs sont renforcés, il faut augmenter ses ressources. Nous avons traversé une période de négociation et de rodage mais la question est désormais résolue. Nous augmentons son financement et, en échange, le Haut conseil délègue à la Compagnie nationale et aux compagnies régionales des missions dans trois domaines stratégiques : le contrôle qualité des cabinets qui auditent des entités non EIP, les inscriptions et la formation continue. Nous sommes satisfaits de pouvoir travailler avec le régulateur et de ne pas être réduits pour la Compagnie nationale à un simple rôle de représentation et pour les compagnies régionales au risque de devoir disparaître.
LPA – La réforme de l’audit imposait la rédaction d’un nouveau Code de déontologie. Il a été préparé par la Chancellerie après consultation de la profession et des régulateurs. La profession est-elle satisfaite de ce texte ?
J. B. – Nous avions au départ de nombreux sujets d’inquiétude qui se sont réglés au fil des travaux et d’un dialogue constructif. C’est le cas, par exemple, de la question de l’indépendance. Il y a eu à l’origine la tentation d’aggraver les contraintes, et puis au final, le texte est équilibré. Un autre sujet sensible est celui des prestations interdites. Jusqu’ici, toutes les prestations non expressément autorisées étaient interdites. Avec la réforme, c’est le contraire : tout est autorisé sauf ce qui est interdit. Nous pouvions craindre que la France n’allonge la liste des interdictions par rapport aux textes européens. Dans le cadre des options du règlement européen, elle a confirmé l’interdiction des prestations fiscales, mais globalement la liste des prestations interdites est la même que la liste européenne. Dans le nouveau régime, c’est aux comités d’audit qu’il appartient d’autoriser ou non les missions étant précisé que celles-ci ne doivent pas dépasser 70 % de la moyenne sur trois ans des honoraires d’audit.
LPA – Précisément, certains auditeurs s’inquiètent du fait que les comités d’audit appliquent la réforme avec frilosité et préfèrent s’abstenir d’autoriser des missions pourtant classiquement dans le champ de compétence des auditeurs…
J. B. – En effet, il y a une difficulté d’ordre psychologique plus que technique. D’abord, parce que les comités d’audit doivent agir dans un nouveau cadre qu’ils ne connaissent pas. Ensuite, parce qu’ils risquent désormais, s’ils ne sont pas conformes aux règles régissant l’audit, une sanction pécuniaire du H3C. C’est une autre nouveauté de la réforme. La profession doit rebondir et convaincre entreprises et comités d’audit qu’elle a le droit de réaliser d’autres missions que l’audit légal. Nous sommes dans une phase de transition importante. Il ne faudrait pas que ce climat de frilosité dure trop longtemps sous peine de modifier en profondeur et très durablement les usages. Personne n’y a intérêt. Si ces missions ne sont pas assurées par les auditeurs, elles iront vers des professions non réglementées, ce qui représente un risque pour les entreprises et une perte de marché pour nous. Nous avons commencé à travailler avec les entreprises et les administrateurs sur un guide mais il n’est pas encore finalisé. Notamment parce que tout le monde n’est pas encore convaincu de sa nécessité parmi les entreprises et les régulateurs. On nous oppose que les textes sont clairs et se suffisent à eux-mêmes. Il ne s’agit évidemment pas d’ajouter au texte ou de les interpréter, ni de s’immiscer dans la gouvernance des entreprises, mais simplement de les accompagner par le commentaire dans la compréhension des nouvelles règles.
LPA – Les règles entourant la démission du commissaire aux comptes sont très strictes pour éviter qu’il ne démissionne quand il faut au contraire signaler un problème dans les comptes de l’entreprise. Vous avez tenté d’obtenir un assouplissement, pourquoi ?
J. B. – Nous voulions en effet opérer une remise à plat du régime de la démission. Non pas pour faciliter la sortie des entreprises qui ne respectent pas les règles mais pour tenir compte des changements opérés par la réforme européenne. Celle-ci limite la durée des mandats en ouvrant des options, de sorte que tous les États de l’Union n’auront pas les mêmes durées maximales. Cela signifie en pratique que dans un groupe, le commissaire aux comptes pourra arriver en fin de mandat dans la société-mère mais pas dans une ou plusieurs filiales. Or l’usage veut que le commissaire aux comptes audite la mère et les filles. Donc nous allons avoir des situations dans lesquelles le commissaire aux comptes nouvellement arrivé dans la mère ne pourra pas auditer les filiales car l’ancien y sera encore présent pour plusieurs années. Modifier les règles de démission aurait évité le problème. Au lieu de quoi, de nombreuses sociétés seront obligées d’avoir les auditeurs en place et leurs successeurs en même temps.
LPA – Les cabinets, petits et moyens, redoutent les effets de la réforme, notamment parce qu’ils ont le sentiment que les entreprises n’ont pas identifié qu’ils étaient aptes à intervenir. Comment les aider ?
J. B. – Aujourd’hui on dénombre 350 cabinets auditant des EIP, mais il est vrai qu’il y a une forte concentration entre une poignée d’acteurs et que beaucoup de cabinets parmi ces 350 n’ont qu’un ou deux mandats. Il est heureux que nous ayons conservé le co-commissariat aux comptes sans quoi ces cabinets auraient été dans une situation très incertaine. Il n’en demeure pas moins que le sujet est important et qu’on ne peut pas se satisfaire de la concentration actuelle. L’institution a pour objectif d’avoir le plus grand nombre possible de cabinets aptes à auditer des EIP. C’est pourquoi, par exemple l’ancien président du département EIP, Yves Nicolas, a ouvert ce département aux cabinets petits et moyens. Nous savons qu’on peut très vite perdre un mandat et qu’il faut les aider par la formation, l’information, la participation aux instances collectives… La Compagnie est donc attentive à développer tous les outils possibles au bénéfice de ces cabinets. Mais elle ne peut pas tout. Je pense que le point stratégique réside dans l’expertise du cabinet et en particulier des signataires. Cela vaut pour toutes les tailles de cabinets. Ce qui fait qu’on est retenu dans le cadre d’un appel d’offres, c’est en particulier la compétence sectorielle des signataires.
LPA – Vous venez de prendre vos fonctions à la tête de la Compagnie nationale il y a quelques mois. Quelles sont les actions que vous voulez mener ?
J. B. – Mon souci le plus urgent a été de maintenir le maillage territorial de la profession lors de la négociation avec le H3C sur son financement ; nous avons franchi une étape avec succès, il s’agit maintenant de faire vivre cette nouvelle organisation. Un autre défi qui se pose à nous consiste à convaincre de la pertinence de notre intervention dans les petites et moyennes entités. Les seuils européens en matière d’audit légal sont en effet plus élevés qu’en France, ce qui pourrait inspirer la tentation de s’aligner au nom de l’harmonisation. À l’heure actuelle, on dénombre en France 230 000 mandats d’audit, dont 140 000 pourraient être menacés si les seuils étaient relevés. À nous d’expliquer l’intérêt de notre intervention non seulement aux pouvoirs publics et aux ministres mais aussi aux entreprises, aux chambres de commerce, aux magistrats et notamment des tribunaux de commerce et aux représentants des chefs d’entreprise. Cela suppose notamment d’adapter nos diligences à la taille des entreprises. Les textes européens nous y incitent en reconnaissant expressément la notion de proportionnalité de l’audit. Cela doit nous encourager à adapter notre approche au profil des entités et au niveau de risque, lequel dépend de la taille, du secteur, du dirigeant, etc. Nous avons engagé une réflexion sur ce sujet. C’est d’autant plus nécessaire que beaucoup de confrères, ces dernières années, ont été décontenancés de recevoir des injonctions contradictoires. D’un côté ils s’adaptaient à la taille de leurs entreprises clientes, de l’autre, ils pouvaient se voir reprocher, lors d’un contrôle qualité, de n’avoir pas accompli la liste complète des diligences nécessaires. Il faut donc que nous nous employions à rassurer les contrôleurs qualité, mais aussi les confrères pour éviter que certains, par peur de la sanction, ne procèdent à des diligences dans l’unique but de couvrir leur responsabilité.
LPA – Comment les auditeurs abordent-ils la révolution numérique ?
J. B. – C’est un véritable enjeu pour notre profession. La Compagnie doit elle-même se mettre en ordre de marche, mais aussi accompagner les confrères. Or certains sont déjà très avancés, d’autres non. Il en va de même des entreprises. Certaines pourraient nous donner des leçons quand d’autres, à l’inverse, sont en retard et peuvent trouver un intérêt à ce que leurs auditeurs pointent les risques et leur fassent des recommandations. Il ne s’agit pas de vendre des missions, cela nous est interdit, mais d’aider les entreprises à identifier leurs besoins. L’un des points importants est la formation à la lutte contre la cybercriminalité. Mais plus profondément, le numérique est en train de révolutionner notre métier. Jusqu’à présent nous procédions par sondage, faute de pouvoir analyser chaque opération. Avec les nouveaux moyens numériques, cela devient possible. Ce qui a pour double conséquence de changer en profondeur les techniques d’audit mais aussi de créer de nouveaux risques en termes de responsabilité puisque théoriquement nous sommes en mesure d’analyser beaucoup plus de données qu’avant.
LPA – Qu’en est-il de l’attractivité de la profession ?
J. B. – C’est aussi un de mes objectifs de travailler sur ce sujet. Nous sommes une profession qui forme à une démarche, à des techniques, des connaissances sectorielles ; pour autant, nous souffrons d’un déficit d’image. On décrit notre métier comme austère. On oublie souvent son côté humain. On ne progresse pas si l’on reste un simple technicien. La conformité et le rappel aux textes, ça ne suffit pas, ça n’intéresse pas les chefs d’entreprise. Ces déficits d’image sont renforcés par l’accroissement des besoins de conformité, en particulier après la crise de 2008. Donc nous devons convaincre que nous offrons des carrières intéressantes. En particulier à des jeunes générations « zapping » qui considèrent qu’en un an elles peuvent acquérir tous les fondamentaux et veulent ensuite partir en entreprise ou en conseil. Il faut attirer et retenir, c’est capital. Et cela vaut non seulement pour les profils comptables traditionnels, mais aussi pour les ingénieurs et les informaticiens qui sont importants pour le développement de nos métiers. Par exemple, le numérique nous permet de porter des jugements pertinents sur l’avenir et pas seulement sur le passé. Je veux aussi contribuer à développer de nouvelles missions pour la profession comme nous l’avons fait en matière environnementale et aussi vers de nouvelles entités en quête de confiance, par exemple, les collectivités territoriales.
LPA – Les décrets sur les sociétés interprofessionnelles d’exercice mises en place par la loi Macron viennent de paraître. Vous en êtes exclus. Qu’en pensez-vous ?
J. B. – La plupart des commissaires aux comptes sont aussi experts-comptables. Mais les commissaires aux comptes à ce stade ne sont pas autorisés à participer à des structures interprofessionnelles. Nous le regrettons et nous allons essayer de revenir sur le sujet avec les pouvoirs publics et le régulateur. Il ne s’agit pas d’ignorer les règles de déontologie mais de trouver le moyen de pouvoir pratiquer cette interprofessionnalité attendue et de façon efficace dans le respect de nos règles.