Les commissaires aux comptes face au séisme de la loi Pacte

Publié le 03/10/2019

Soutien psychologique, formation, indemnisation, tel est le triptyque mis en place par les institutions représentatives de la profession de commissaires aux comptes pour aider les auditeurs légaux à affronter la disparition d’une partie de leur activité consécutive à la loi Pacte du 22 mai dernier. Leur situation est inédite dans la mesure où aucun dispositif d’indemnisation n’est prévu dans la loi.

Lors des universités d’été de la profession comptable qui se sont déroulées du 3 au 6 septembre derniers à l’université Paris Descartes, les mines étaient grises et le moral de nombreux professionnels en berne. Il y a de quoi. Aux termes de la loi du 22 mai 2019, dite loi Pacte, et de son décret d’application n° 219-514 du 24 mai, les sociétés dont le chiffre d’affaires est inférieur à 8 millions d’euros ne sont plus tenues de faire certifier leurs comptes. Or le tissu économique français est essentiellement composé de petites entreprises. C’est donc un large pan de l’activité des commissaires aux comptes qui disparaît. La loi s’applique à compter du 26 mai dernier, ce qui signifie en pratique que les mandats renouvelés avant cette date pourront être menés à leur terme (6 ans). Quant aux sociétés dont les mandats arrivaient à échéance cette année mais qui ont organisé leurs assemblées générales après l’entrée en application de la loi, elles ne sont plus tenues de les renouveler dès lors qu’elles se trouvent sous les nouveaux seuils. Cela concerne 153 000 mandats sur un total de 220 000, soit 800 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel sur un montant global pour l’ensemble de la profession de 2,4 milliards. On estime que sur 12 500 commissaires aux comptes, environ 3 000 vont perdre la quasi-totalité de leur activité, tandis que les autres subiront une baisse de chiffre d’affaires plus ou moins significative.

Une consolation nommée ALPE

Théoriquement, les professionnels sont censés trouver deux compensations dans la loi. La première consiste dans la création de deux « nouveaux » audits adaptés aux petites entreprises. La profession les a nommées ALPE pour « Audit légal des petites entreprises ». Les normes d’exercice professionnel (NEP) 911 et 912 figurent dans un arrêté homologué le 6 juin dernier et publié le 12 juin. La NEP 911 ou ALPE 3 est la grande nouveauté de la loi Pacte. Elle propose aux entreprises, sur la base du volontariat, un audit taillé sur mesure pour les petites structures. Le législateur a supprimé plusieurs missions jugées non indispensables : le rapport spécial sur les conventions réglementées, le rapport spécial pour couvrir les nullités, l’attestation de la personne la mieux rémunérée… En revanche, il a créé un rapport sur les risques financiers, comptables et de gestion, à destination des dirigeants. Ce nouvel audit est censé être plus proche des besoins des petites entreprises, et moins cher aussi, en tout cas en théorie ! La NEP 912, quant à elle, propose un audit de six ans revu dans son contenu pour être également plus proche des attentes des PME. Pour le gouvernement, il appartient désormais aux auditeurs de convaincre leurs clients de leur utilité. Un exercice d’autant plus délicat que la réforme a été présentée comme libératrice de croissance en ce qu’elle supprime une formalité et économise aux entreprises une dépense annuelle d’honoraires évaluée à 5 000 euros en moyenne. L’autre compensation théorique réside dans la réduction de la liste des missions interdites aux commissaires aux comptes pour cause d’incompatibilité entre contrôle et conseil. Lors de la transposition de la directive européenne sur l’audit en 2016, la France avait allongé la liste des interdictions posées par Bruxelles dans le but de maintenir inchangé son système, plus exigeant que la moyenne européenne. La loi Pacte fait sauter ces interdictions supplémentaires. Explication officielle : puisqu’on aligne les seuils, alignons les exigences déontologiques. En pratique, le marché a déjà perçu cette modification comme un blanc-seing pour développer de nouvelles offres de service. Mais les professionnels restent limités par les principes qui gouvernent leur activité et qui leur interdit de contrôler leurs propres travaux ou encore de se retrouver en situation de conflit d’intérêts. Pour l’heure, les professionnels voient surtout les mandats qu’ils vont perdre et ne sont pas convaincus par ce qui leur est présenté comme des mesures compensatoires qu’il leur suffirait de s’approprier pour amortir le choc.

Déjà plus de 200 demandes d’indemnisation

C’est pourquoi, les responsables de la profession ont mis en place plusieurs dispositifs. Il y a des structures de soutien destinées à prendre en charge les professionnels pour les accompagner dans cette passe difficile, éviter les situations de burn-out et les assister, y compris financièrement. Des formations sont également proposées afin par exemple d’aider les commissaires aux comptes à s’auto-évaluer, améliorer leur relation avec les clients, appréhender les nouvelles normes ALPE, etc. Et puis il y a la démarche d’indemnisation. La CRCC de Paris a été la première à mettre en place CAC Indemn’ suivie par la CNCC qui a créé Soutien CAC. Les deux associations travaillent de concert. Leur objectif consiste à offrir une structure aux professionnels dans laquelle ils trouveront des outils d’évaluation de leur préjudice et qui les orientera dans leurs démarches. Début septembre, plus de 200 commissaires aux comptes s’étaient déjà manifestés. Ce nombre va certainement augmenter rapidement estiment ceux qui travaillent depuis des mois au sein des institutions pour identifier les procédures à mettre en œuvre et leurs chances de succès. Le parcours d’indemnisation risque d’être long et compliqué. C’est la première fois en effet que le législateur ne prévoit aucun dispositif d’indemnisation au bénéfice d’une profession dont il supprime une partie de l’activité. C’est peut-être une exception. À moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle manière d’appréhender l’impact d’une loi sur une profession. Dans cette dernière hypothèse, la jurisprudence à venir pourrait bien revêtir une importance dépassant de loin les seuls intérêts des commissaires aux comptes… Explications avec Alexandre Riquier, avocat chez Publica-Avocats.

Les Petites Affiches

Vous faites partie des avocats sollicités par la profession de commissaires aux comptes pour étudier la possibilité d’une indemnisation. Qu’en est-il ?

Alexandre Riquier

Les conséquences de la loi Pacte, venue réduire les seuils de certification légale des comptes des entreprises, commencent d’ores et déjà à se faire sentir auprès des commissaires aux comptes, dont certains vont perdre la quasi-totalité de leur mandat. Sur le plan juridique, de nombreux professionnels envisagent d’introduire des actions en justice pour solliciter une indemnisation de leurs préjudices devant le juge administratif. La situation à laquelle ils font face est tout à fait inédite. C’est la première fois à notre connaissance qu’une loi impactant de manière aussi significative le périmètre d’une profession ne prévoit pas de dispositif d’indemnisation. Si ce n’est pas la première fois qu’une profession réglementée fait l’objet d’une réduction de son périmètre, voire d’une annihilation de celui-ci, le législateur avait jusqu’à maintenant toujours prévu, outre des possibilités de rebonds, une procédure permettant aux membres de cette profession d’obtenir une indemnisation des préjudices en résultant. Derniers en date, les avoués près les cours d’appel qui ont vu leur profession supprimée. Dans leur cas, la loi prévoyait qu’ils avaient droit à une indemnité. Cette indemnité devait être demandée à une commission nationale spécialement conçue à cet effet. Un fonds d’indemnisation dédié avait également été créé. Cette procédure n’empêchait en plus pas les avoués, mécontents de l’indemnisation proposée par la commission, de saisir le juge (spécialement désigné à cet effet). Tous les dossiers aujourd’hui sont clos et indemnisés. La situation des commissaires aux comptes est donc tout à fait inédite.

LPA

Mais alors, si la loi ne prévoit aucun dispositif, les commissaires aux comptes peuvent-ils néanmoins solliciter une indemnisation ?

A. R.

Si le législateur n’a pas prévu de dispositif légal d’indemnisation, sa volonté n’a pas été d’exclure toute possibilité d’indemnisation. D’ailleurs, le Conseil d’État, dans le cadre de l’examen du projet de loi, a expressément rappelé que celui-ci ne saurait faire obstacle à la possibilité d’une indemnisation par l’État du préjudice grave et spécial pouvant résulter, pour certains professionnels, de la mesure présentée, sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des lois. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a déclaré devant l’Assemblée nationale, le 15 mars dernier, que tout commissaire aux comptes qui s’estimerait victime d’un préjudice anormal et spécial pourrait saisir le tribunal administratif. La voie à l’indemnisation est donc ouverte pour certains professionnels et les commissaires aux comptes doivent mettre toutes les chances de leur côté pour y parvenir. Ici, c’est le principe de la responsabilité sans faute de l’État du fait des lois qui s’applique. Il a été posé par l’arrêt du Conseil d’État, La Fleurette, du 14 janvier 1938. S’il n’est pas nécessaire de démontrer une faute de l’État législateur, il faut néanmoins démontrer un préjudice grave et spécial ainsi qu’un lien de causalité entre la loi et ce préjudice. Jusqu’à aujourd’hui, la quasi-totalité des précédents jurisprudentiels relatifs à ce régime de responsabilité concernait des requérants uniques ou en très petit nombre et c’est la première fois que ces principes seront invoqués sur une population aussi vaste. L’une des difficultés va consister à déterminer en l’espèce ce qu’est un préjudice grave et spécial.

LPA

Comment se déroule la procédure ?

A. R.

Les commissaires aux comptes qui souhaitent tenter d’obtenir une indemnisation de leur préjudice grave et spécial doivent avant tout, et il s’agit d’une obligation, lier le contentieux en saisissant individuellement la ministre de la Justice, d’une demande d’indemnisation et ce, dans le respect de la prescription quadriennale. Sans réponse du ministre passé un délai de deux mois ou si la réponse n’est pas satisfaisante, il leur est alors possible de saisir le tribunal administratif compétent. Le délai de 4 ans pour tenter de faire valoir leurs droits, inquiète les commissaires aux comptes car les derniers mandats renouvelés juste avant l’entrée en application de la loi arriveront à échéance dans six ans. Ils craignent donc que le délai pour agir les empêche de justifier l’intégralité de leur préjudice. C’est une crainte en partie infondée et il existe des solutions pour tenter de surmonter cette difficulté. Il est possible, par exemple, de solliciter des attestations des clients indiquant qu’ils ne renouvelleront pas le mandat à l’échéance puisque la loi a supprimé l’obligation à laquelle ils étaient soumis de faire auditer leurs comptes. Au titre du préjudice futur, le juge administratif accepte de réparer la perte de chance subie par la victime. Au demeurant, la même question se pose pour les commissaires aux comptes des collectivités d’Outre-mer pour lesquels la loi n’entrera en vigueur qu’à partir du 1er janvier 2021.

LPA

Quels sont les profils de dossiers qui ont le plus de chances d’aboutir ?

A. R.

Il est évidemment difficile de fixer un profil type du dossier indemnisable et ce, d’autant plus que l’activité des commissaires aux comptes et ses modalités sont diverses. Chaque dossier doit faire l’objet d’une analyse fine. Il faut toutefois souligner que la responsabilité sans faute de l’État suppose la démonstration d’un préjudice grave et spécial. Dès lors, il semble bien que seule une partie des 12 000 commissaires aux comptes sera éligible à une éventuelle indemnisation. J’ai déjà sur mon bureau des dossiers de professionnels exerçant exclusivement la profession de commissaires aux comptes qui perdent, en raison de l’intervention de la loi, la quasi-totalité de leurs mandats. Si ces derniers, malgré les possibilités de rebonds prévus par la loi, n’obtiennent pas une indemnisation, il sera très difficile pour les autres d’en obtenir une. Je pense également aux jeunes qui se sont parfois très lourdement endettés pour s’installer ainsi que les professionnels au seuil de la retraite qui ont engagé une démarche de cession de leur clientèle, dont la valeur aura été gravement affectée. En revanche, sauf à démontrer des circonstances particulières, une simple baisse du chiffre d’affaires ne sera vraisemblablement pas regardée par le juge comme un préjudice indemnisable. J’ajoute que s’il faut naturellement déterminer si un profil est indemnisable, il faudra également réfléchir, dans chaque cas, aux différents préjudices indemnisables et notamment ceux en lien avec le démontage de l’activité (licenciements, changements de locaux, etc.).

LPA

En quoi ce contentieux est-il emblématique ?

A. R.

C’est un contentieux emblématique à plusieurs titres. D’abord, sur le plan juridique, comme je l’ai indiqué, il semble bien que ce soit la première fois que le législateur réduise le périmètre d’activité d’une profession de façon tout à fait significative sans prévoir un dispositif légal d’indemnisation. Ensuite, il est emblématique car il touche une vaste population de professionnels qui avaient placé une espérance légitime dans le développement de leur activité. Les avoués, lorsque leur profession a été supprimée, étaient à peine plus de 400. Enfin, il est emblématique car il me semble que si un tel texte peut entrer en vigueur sans que le juge ne vienne en réparer les conséquences graves pour les professionnels, il faut parier que l’État ne manquera pas de recommencer à l’avenir en visant d’autres professions réglementées sans se soucier de leur indemnisation. Il s’agit donc aussi de définir, avec le juge, la marge de manœuvre de l’État dans le traitement des conséquences de la déréglementation des professions.

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