Missions dans le domaine social de l’obligation de conseil renforcée pour les experts-comptables

Publié le 13/03/2025
Missions dans le domaine social de l’obligation de conseil renforcée pour les experts-comptables
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Les experts-comptables, professionnels du chiffre, voient leur responsabilité élargie s’ils exercent leur mission dans un ou plusieurs aspects du domaine social. Dans ce cas, comme pour les notaires, ils peuvent voir leur responsabilité engagée au titre de leur devoir de conseil.

Les experts-comptables, professionnels du chiffre, peuvent voir leur mission élargie au domaine social. Comme pour les autres professionnels du droit, leur responsabilité peut être engagée au titre de leur devoir de conseil, ce qui est de nature à la renforcer.

Une entreprise ayant confié à son expert-comptable une mission de gestion sociale (contrats de travail, déclarations sociales…), une des salariées de l’entreprise, embauchée antérieurement à la mission confiée à l’expert-comptable, obtient la requalification de son contrat à temps partiel1 en contrat à temps plein et une condamnation de l’entreprise.

La Cour de cassation vient rappeler un principe clé : les experts-comptables doivent assumer pleinement leur rôle de conseil, y compris dans la gestion des contrats de travail, ce qui, sans en changer la nature, élargit les contours de leur obligation de conseil, notamment dans la gestion sociale. L’expert-comptable, même chargé uniquement d’établir des bulletins de paie ou déclarations sociales, doit vérifier la régularité des contrats de travail et alerter son client en cas d’irrégularités, même si ces contrats sont antérieurs à sa mission2.

Les missions des experts-comptables impliquent un devoir d’information et de conseil (I) susceptible d’entraîner la mise en cause de sa responsabilité (II).

I – Le devoir d’information et de conseil

Il y a lieu de déterminer et de prouver les contours des missions de l’expert-comptable pour pouvoir en tirer les conséquences qui s’en induisent.

Déterminer les contours des missions. Vis-à-vis de son client, l’expert-comptable est tenu à un devoir d’information et de conseil3. Cette obligation générale d’information et de conseil concerne tous les domaines d’intervention de l’expertise comptable4, y compris social, accessoire à sa mission.

Le devoir de conseil de l’expert-comptable implique de fournir au client un conseil précis et pertinent ; il pourra être condamné pour avoir fourni un « conseil non pertinent ». Par exemple, le fait de donner un modèle de lettre de licenciement au client sans fournir les précisions nécessaires caractérise un manquement au devoir de conseil.

Autre exemple : l’expert-comptable qui préconise à son client la création d’une EARL doit l’informer des différentes options en matière fiscale et sociale, et l’éclairer sur leurs avantages et inconvénients respectifs, en fonction notamment des évolutions possibles du chiffre d’affaires5.

L’expert-comptable doit mettre en garde son client sur les dangers encourus en cas de défaut de déclaration de revenus. En l’espèce, un expert-comptable a été condamné à indemniser les héritiers d’un employé décédé qui n’avait pas adhéré à un organisme de prévoyance6.

Il doit avoir une démarche active face à son client7, doit vérifier l’option fiscale applicable et renseigner la société sur les choix de gestion lui permettant de mettre en place des solutions fiscales appropriées.

Une jurisprudence constante et bien établie estime que l’établissement des documents sociaux s’accompagne d’une obligation de conseil afférente à leur conformité aux dispositions légales et réglementaires.

Obligation de relance. Dans une affaire rendue en matière de franchise de TVA, la juridiction saisie a estimé que l’expert-comptable devait indiquer explicitement le montant du chiffre d’affaires au-delà duquel son client risquait de perdre le bénéfice de la franchise de TVA et réclamer l’exemplaire de sa déclaration d’option pour le paiement de la TVA et, si nécessaire, le relancer.

Pour les juges, la seule tenue de la comptabilité n’exonère pas l’expert-comptable de son obligation de conseil en matière de TVA8.

Les experts-comptables ont la faculté de rédiger des actes sous la triple condition de ne pas en faire leur activité principale, de le faire pour des entreprises où ils exécutent habituellement une mission comptable, et le faire en relation directe avec les travaux comptables qu’ils assument au titre de cette mission9.

L’existence d’un lien direct entre la prestation principale et l’acte à rédiger, simplement accessoire, s’apprécie au cas par cas, in concreto10.

Les experts-comptables sont régulièrement poursuivis pour manquements à leurs obligations en matière fiscale, obligations de moyens, appréciées au regard du comportement d’un professionnel normalement diligent11.

Les entreprises et les experts-comptables auxquels elles ont recours ont intérêt à définir précisément leurs attentes dans une lettre de mission dont l’absence peut créer des difficultés.

Existence dune lettre de mission. La lettre de mission12 en définit le périmètre, y décrit les modalités des diligences particulières à mettre en œuvre, et fixe aussi le rythme des interventions et le calendrier de communication des informations. La jurisprudence considère que le professionnel contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation13. La charge de la preuve est donc inversée par rapport au droit commun14.

Des tendances jurisprudentielles caractérisent la responsabilité civile des experts-comptables par la rigueur dans l’appréciation de l’obligation de conseil du professionnel, même s’il intervient hors de sa mission contractuelle.

En l’absence de lettre de mission, la charge de la preuve incombe au client.

La preuve peut être apportée par tous moyens, par exemple une facture du tribunal de commerce relative à l’enregistrement de la société concernée au registre du commerce, émise au nom de l’expert-comptable, ainsi que des factures d’honoraires qui démontraient que ce dernier avait reçu mission de procéder aux formalités juridiques afférentes à la création de cette société. La simple transmission d’une déclaration de revenus ne présume pas de l’existence d’une mission confiée à l’expert-comptable.

Il appartient à ce dernier de rassembler les preuves du respect du devoir de conseil. Afin de se préconstituer la preuve de cette obligation, l’expert peut mentionner la fourniture des informations et des conseils sur sa note d’honoraires, rappeler dans un compte rendu les difficultés rencontrées et ses différentes suggestions, ou encore établir un rapport sur les conclusions de la mission.

II – Mise en cause de la responsabilité de l’expert-comptable

Le manquement de l’expert-comptable à son obligation née du devoir de conseil, limité à la mission qui lui est confiée15, et dont il y a lieu de préciser la nature peut, sous réserve de certaines exonérations, conduire à la mise en cause de sa responsabilité16 et l’obliger à réparer le préjudice qu’il a causé, ce qui pose le problème de l’étendue du droit à réparation, préjudice entier ou simple perte d’une chance.

Les experts-comptables, comme tous les professionnels libéraux, sont tenus à un devoir de conseil. Un manquement engage leur responsabilité, s’il existe une relation de causalité entre le manquement et le dommage.

L’expert-comptable est soumis à une obligation de moyens17, avec une conception particulièrement extensive du devoir de conseil. Il s’agit d’une responsabilité contractuelle18 à l’égard de ses clients, et délictuelle envers les tiers19.

Il a le devoir de conseiller son cocontractant, non seulement sur les questions comptables découlant de sa mission contractuelle, mais aussi sur des sujets voisins relevant de la fiscalité, de la gestion, du droit et des affaires sociales ; à défaut, il engage sa responsabilité. Cependant il peut parfois en être exonéré.

Cas d’exonération. L’obligation générale d’information et de conseil pesant sur l’expert-comptable est, d’origine jurisprudentielle, la mission proprement comptable consistant pour le professionnel du chiffre à tenir la comptabilité de son client20. La déontologie des professionnels de l’expertise comptable est expressément visée21, leur « devoir d’information et de conseil », que la jurisprudence a complété d’une « obligation générale d’investigation et d’alerte », rapprochée du préjudice réparable22, apprécié à l’aune de l’étendue du devoir de conseil incombant au professionnel, de la nature et de la teneur des services à lui confiés par contrat, afin de délimiter exactement les obligations du prestataire de nature à engager sa responsabilité… les exemples sont nombreux.

L’obligation de conseil n’est pas proportionnelle au montant des honoraires fixés, cet absolutisme rigoureux n’est aucunement atteint par la modicité des honoraires23.

Cette sévérité est assise sur une formulation du contenu de la mission et des devoirs de l’expert-comptable, dont on peut penser qu’elle servira longtemps à cerner l’étendue des diligences dues par les professionnels de la comptabilité24.

Ce principe classique de responsabilité civile, reposant sur une faute, est complété d’une importante précision relative à l’incidence d’un éventuel comportement fautif du client : « L’incurie ou les négligences de son client, alors qu’il les connaît et a pu en mesurer les conséquences, ne sont pas de nature à diminuer la responsabilité de l’expert-comptable ».

Cette formule aggrave la situation de l’expert-comptable au regard du droit commun de la responsabilité, dès lors qu’il avait pu prendre la mesure des comportements fautifs de son client25. Un expert-comptable ne saurait être exonéré de sa responsabilité professionnelle. La faute intentionnelle (fraude fiscale) du client n’a pas de caractère exonératoire pour le professionnel de la comptabilité qui n’a pas pleinement satisfait aux obligations de son art.

Le devoir de conseil de l’expert-comptable doit le conduire à proposer aux acteurs d’opter pour une voie, et ce même si cela doit générer un coût fiscal.

Exonération partielle. Un expert-comptable à qui on reprochait de ne pas avoir découvert des détournements commis par le comptable salarié d’une société a été reconnu responsable mais seulement pour partie, les juges ayant estimé que le client de l’expert-comptable avait perdu une chance de faire arrêter plus tôt les détournements dont il était victime.

Préjudice. Le préjudice causé par le manquement au devoir de conseil ne saurait être apprécié comme étant la simple différence entre les sommes finalement mises à la charge de l’entreprise (et de son dirigeant) et celles qui avaient été initialement versées.

La notion de perte de chance26 est régulièrement utilisée par la jurisprudence pour évaluer le montant de la responsabilité des professionnels du chiffre27.

Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’indemnisation de la perte d’une chance, les juges accordent une réparation correspondant à la chance perdue, qui ne peut être équivalente à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. Elle sera donc inférieure à la réparation relative à la totalité du préjudice subi.

Les contours de la mission sociale. Le devoir de conseil de l’expert-comptable ne se limite pas à l’objet direct de la prestation sociale et doit être étendu au contexte dans lequel la prestation a été accomplie28.

L’expert-comptable qui a connaissance d’une irrégularité commise par son client doit l’en informer aussi tôt que possible afin de lui permettre d’y remédier ou, à tout le moins, d’en limiter au maximum les conséquences préjudiciables, y compris lorsque sa mission entre dans le domaine social.

« L’expert-comptable d’une SA, chargé d’établir les bulletins de paie et les déclarations sociales, qui avait été informé de la nomination de salariés aux fonctions de directeur général, aurait dû s’interroger sur l’articulation de ces fonctions avec la fonction salariale (…) [et] conseiller à la SA de ne pas verser inutilement des cotisations chômage pour ces salariés. En s’abstenant de le faire, il a commis une faute qui a directement causé un paiement préjudiciable aux cotisants »29.

On constate que les experts-comptables, à l’origine professionnels du chiffre, ont élargi leurs compétences vers des missions juridiques pour lesquelles ils n’ont pas toujours les bons réflexes ; c’est ce que démontre cet arrêt. Ainsi, faudra-t-il à l’avenir recruter plus de juristes dans les cabinet comptables ou limiter leurs missions juridiques à des actes simples ?

Notes de bas de pages

  • 1.
    Collectif, Travail à temps partiel, 1998, Francis Lefebvre ; C. trav., art. L. 3123-1 ; C. trav., art. L. 3123-6 ; C. trav., art. L. 3245-1 ; Cass. soc., 14 sept. 2022, n° 21-12.251.
  • 2.
    Cass. com., 6 nov. 2024, n° 22-13.973.
  • 3.
    C. déont. expertise comptable, art. 15 ; D. n° 2007-1387, 27 sept. 2007.
  • 4.
    Ord. n° 45-2138, 19 sept. 1945, art. 2 et 22.
  • 5.
    Cass. com., 27 janv. 2009, n° 07-21.778.
  • 6.
    Cass. com., 12 mai 2010, n° 09-13.496.
  • 7.
    S. Lequette, Le contrat-coopération : Contribution à la théorie générale du contrat, thèse, 2010, Paris II.
  • 8.
    Cass. com., 16 déc. 2008, no 08-10.787.
  • 9.
    L. n° 71-1130, 31 déc. 1971, art. 59 ; Cass. crim., 13 mars 1996, n° 94-86.022 : Bull. crim., n° 111 ; BJS juill. 1996, n° 218, p. 616, note J.-F. Barbièri ; Ord. n° 45-2138, 19 sept. 1945, art. 22, mod. L. n° 2011-331, 28 mars 2011.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 4 févr. 2003, n° 00-20.247 : Bull. civ. I, n° 36 ; BJS avr. 2003, n° 76, p. 393, note J.-F. Barbièri.
  • 11.
    T. Granier, « Manquement de l’expert-comptable à ses devoirs de fiabilité, de conseil et de mise en garde », obs. ss CA Paris, 15 juin 2010, n° 09/11555, SARL Amalex et a. c/ SARL Cabinet Naïm, BJS oct. 2010, n° 180, p. 833-834.
  • 12.
    C. déont. expertise comptable, art. 11.
  • 13.
    Cass. 1re civ., 25 févr. 1997, n° 94-19.685 : Bull. civ. I, n° 75.
  • 14.
    A. Aynès et X. Vuitton, Droit de la preuve, 2017, LexisNexis.
  • 15.
    Cass. com., 26 févr. 2013, n° 11-28.397, F-D : BJS mai 2013, n° 170, p. 315.
  • 16.
    C. civ., art. 1147.
  • 17.
    F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 2022, Dalloz.
  • 18.
    C. civ., art. 1147.
  • 19.
    C. civ., art. 1147.
  • 20.
    Cass. com., 1er déc. 1998, n° 96-18657 : Bull. civ. IV, n° 288 ; BJS mars 1999, n° 68, p. 354, note J.-F. Barbièri.
  • 21.
    D. n° 2012-432, 30 mars 2012, art. 155 ; C. déont. expertise comptable, art 1 et s..
  • 22.
    Cass. com., 12 oct. 2022, n° 19-25.931, F-D : BJS déc. 2022, n° BJS201n0, note J.-F. Barbièri.
  • 23.
    D. Houtcieff., « L’honoraire n’est pas la mesure du conseil », obs. ss Cass. 1re civ., 30 mai 2013, n° 12-18.515, Sté Atlantique Offset c/ Sté Cabex littoral, GPL 4 juill. 2013, n° GPL136c4.
  • 24.
    J.-F. Barbièri, « Étendue des diligences de l’expert-comptable : responsabilité civile professionnelle à l’égard d’une société cliente et de son gérant », obs. ss CA Paris, 1re ch., sect. B, 4 juill. 1997, n° 96/15957, Bailly c/ Imbert et a., BJS nov. 1997, n° 344, p. 963 et s. ; D. 1997, IR, p. 202.
  • 25.
    Cass. com., 21 févr. 1995, n° 93-11.517 : LPA 15 nov. 1995, p. 30, note F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno.
  • 26.
    Cass. 1re civ., 7 avr. 2016, n° 15-14.888.
  • 27.
    Cass. com., 17 mars 2009, n° 08-11.374 : BJS juill. 2009, n° 137, p. 683, note T. Granier.
  • 28.
    Cass. com., 17 mars 2009, n° 07-20.667.
  • 29.
    J.-F. Barbièri, « Expert-comptable chargé d’une mission sociale : devoir d’analyse et de conseil », obs. ss CA Versailles, 2 avr. 2024, n° 21/07547, BJS juin 2024, n° BJS203b4.
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