Essonne (91)

Avocat en entreprise : « C’est une basse manœuvre politique », pour Laurent Caruso

Publié le 08/04/2021

Élu le 25 juin dernier, Laurent Caruso est devenu le nouveau bâtonnier du barreau de l’Essonne et a officiellement pris ses fonctions le 1er janvier 2021. Intervenant en droit pénal exclusivement, il est membre d’honneur de l’Union des jeunes avocats de l’Essonne dont il a assuré la présidence durant plusieurs années. Du fait de son parcours syndical, la question de l’avocat en entreprise ne lui est pas inconnue. Au contraire, cela fait plus de 15 ans qu’il suit le dossier. Lui étant fermement opposé à titre personnel, il est signataire, au nom de son barreau, d’une motion contre ce projet de création d’un statut d’avocat salarié en entreprise.

Les Petites Affiches : Pouvez-vous revenir sur la motion signée le 8 février dernier ?

Laurent Caruso : La Conférence des bâtonniers dit qu’elle est opposée au statut d’avocat salarié en entreprise tant sur le calendrier que sur le fond. Nous avons souhaité renouveler notre position sur ce type de projet. C’est un texte qui remet en cause les principes essentiels de notre profession. Au sein du Conseil de l’ordre des avocats du barreau de l’Essonne, la décision a été prise à l’unanimité. Nous avons repris le corps de la motion de la Conférence des bâtonniers pour la faire nôtre. Il n’y a eu aucun débat.

LPA : Êtes-vous en accord avec les autres barreaux d’Île-de-France ?

L.C. : Le barreau des Hauts-de-Seine et de Paris ont des positions contraires à la quasi-totalité du reste de la France en étant favorables à l’expérimentation. Au niveau des instances représentatives, il y a eu de précédents votes au niveau du Conseil national des barreaux (CNB). Il est clair qu’il y a un mouvement de colère qu’on entend davantage. Il concerne à la fois le fond mais aussi la manière dont la Chancellerie nous remet le sujet sur la table à un moment peu opportun. Même dans le camp de ceux qui sont pour, ils trouvent quand même qu’il y a un problème avec l’avant-projet proposé.

LPA : Pourquoi ce moment est-il peu opportun ?

L.C. : Parce que nous sortons d’une période difficile. Le CNB entame une nouvelle mandature depuis le mois de janvier. Ils ont à peine eu le temps de mettre en place les lignes directrices qu’on leur impose un travail sur un sujet extrêmement clivant dans la profession. Le but est de diviser d’entrée. C’est une basse manœuvre politique.

LPA : Vous dites être opposé « catégoriquement » à l’avocat salarié en entreprise. Pourquoi ?

L.C. : Le but, en tant que bâtonnier et en tant qu’ordre au niveau national, n’est pas d’être conservateur ou bloqué sur une tradition obsolète. Ceux qui veulent un avocat d’entreprise connaissent nos arguments : être avocat salarié signifie que l’avocat a un contrat de travail avec un employeur privé. Avoir un contrat salarié implique un lien hiérarchique. Avoir ce lien hiérarchique avec quelqu’un qui n’est pas soumis à la même déontologie que vous pose des difficultés. Votre patron pourrait vous imposer des choses. Or le seul garant de l’indépendance de l’avocat est le bâtonnier. Il ne peut y avoir de concurrence sur l’indépendance. Le patron doit faire tourner son entreprise tandis que le bâtonnier est garant de l’indépendance et de la déontologie. Nous sommes également les garants du secret professionnel. Le jour où l’on nous dira que l’on peut concilier les deux, on verra. Pour l’instant, personne ne nous a proposé un projet qui permette de résoudre l’équation.

LPA : Qu’est-ce qui vous fait dire que l’avocat en entreprise ne serait pas un avocat comme les autres ?

L.C. : On parle d’un avocat inscrit sur une liste spéciale du tableau du barreau. Cela montre par nature que ce n’est pas la même chose. Un avocat qui n’est pas inscrit au même tableau, c’est particulier. Un avocat qui ne peut plaider que pour son entreprise, là encore, c’est une grande différence. Enfin, il y a cette difficulté : le contrôle déontologique n’est pas prévu pour l’exécution du contrat de travail, pour le respect du secret professionnel et le respect de la déontologie. Ce texte a tout faux. Voilà pourquoi nous sommes « catégoriquement » opposés.

LPA : Ne pourrait-on pas envisager une nouvelle profession réglementée ?

L.C. : Nous pourrons toujours y réfléchir mais le cœur du problème est le secret professionnel et la confidentialité des échanges au sein d’une entreprise. Le secret professionnel est attaché à une profession parce qu’il y a un statut, une réglementation. Les professions organisées en ordre sont réglementées avec une déontologie qui fait qu’on leur attribue des prérogatives particulières. Quelle serait cette nouvelle profession ? Pour quel statut ? Avec quelles garanties ? Ce n’est pas un conservatisme de notre part. Ou plutôt, ce qu’on veut conserver ce sont les fondements essentiels de notre profession. Notre déontologie crée notre ADN. Nous ne voulons pas faire obstacle au milieu des affaires mais nous ne voulons pas que pour que les affaires soient davantage protégées  – ce qui est déjà contestable –, il faille détruire les fondements de notre profession.

LPA : Le système belge pourrait-il être un exemple à suivre ?

L.C. : Le système belge pourrait peut-être permettre de résoudre le problème de la confidentialité. J’ai quand même le sentiment que, de toute façon, c’est un passage en force souhaité depuis près de 25 ans et que l’on espère un essoufflement. C’est un travail d’usure.

LPA : Le député LREM Raphaël Gauvain a récemment déclaré que « La France est le dernier pays au monde à ne pas protéger la confidentialité des avis et consultations juridiques des entreprises ». Que lui répondez-vous ?

L.C. : Ce n’est pas vrai. Et ce qui veut être fait n’est pas une garantie suffisante. L’Allemagne, où existe cette protection, a vu certaines de ses sociétés être condamnées par le droit américain.

LPA : Y-a-t-il néanmoins un besoin de légiférer sur cette question ?

L.C. : Il faut protéger ces avis et consultations juridiques parce qu’on est dans un système économique concurrentiel et mondialisé. Les Américains bénéficieraient visiblement de procédures particulières qui créeraient un déséquilibre. On essaye de trouver des solutions. C’est un problème économique.

LPA : Les internal lawyers aux États-Unis sont souvent donnés en exemple. Est-ce un modèle applicable en France ?

L.C. : Il existe différents systèmes juridiques avec des logiques différentes, avec une construction des rapports entre les procédures qui ont un sens. On ne peut pas prendre un modèle anglo-saxon. Si on veut prendre ce système, il faudrait tout raser. Toute modification a des implications sur tout le système. Quand on a créé le quinquennat, on n’a pas fait que raccourcir le mandat de deux ans mais on a bouleversé l’équilibre institutionnel de la Constitution. Là, c’est la même chose. Ceux qui veulent saupoudrer doivent faire attention, ce n’est pas sans conséquence. Nous sommes des juristes, il faut avoir une vision d’ensemble.

LPA : Vous êtes également contre l’expérimentation. Pourquoi ?

L.C. : L’expérimentation pose une difficulté sur le principe. Avec une durée de 5 ans, on se moque de nous : cela revient à ne pas expérimenter. C’est une fausse expérimentation. Mais 5 ans, c’est aussi trop long. Comment fait-on après pour enlever quelque chose à quelqu’un ? On va donner à des gens un statut qui ne pourra pas être retiré. L’expérimentation est faite pour dire « c’est un essai, rassurez-vous ». Paris et Nanterre y sont favorables mais ils ne peuvent pas aller contre la volonté des institutions représentatives sur le plan national. Le CNB a pris une décision claire.

LPA : Y-a-t-il des points positifs dans ce projet de loi ?

L.C. : Je n’y vois rien de positif. Deux choses m’inquiètent : la volonté de déstabiliser une profession pour détruire son unité et à nouveau agiter le torchon d’un projet dont on ne veut pas. Pourquoi tout cela arrive ? Nous avons une Chancellerie avec à sa tête un ancien confrère qui connaît la profession. Pourquoi maintenant ? Pourquoi comme cela ? Je n’oublie pas que notre garde des Sceaux avait tenté de nous faire un chantage avec une intervention sur l’aide juridictionnelle en échange de l’avocat d’entreprise. Ce chantage scandaleux résume la situation actuelle.