Avocats et risques psychosociaux : un rapport accablant

Publié le 24/01/2025

Avocat au Barreau de Rouen, spécialisé en droit du travail, Me Karim Berbra s’est formé sur l’évaluation des risques psychosociaux et vient de remettre à la Chancellerie un rapport sur l’exposition des avocats à la souffrance au travail. Une rencontre passionnante. Entretien.

Depuis de nombreuses années, le Rouennais Karim Berbra (associé au cabinet Le Caab) a spécialisé sa pratique dans le droit du travail, représentant entre autres la CGT, très présente dans le bassin industriel de Seine-Maritime ou les familles de salariés victimes de suicides, d’accidents du travail ou industriels. Une spécialité aussi passionnante qu’exigeante pour l’avocat qui a voulu la compléter en obtenant l’année passée un diplôme universitaire de conseiller en prévention des risques psychosociaux et management de la qualité de vie au travail à l’Université Cergy Paris. Il a eu le temps de maîtriser la définition même des risques psychosociaux pour les salariés, établie par un collège d’expertise sur la question : intensité du travail et temps de travail, exigences émotionnelles, autonomie, rapports sociaux au travail, conflits de valeurs, insécurité de la situation de travail.

À l’occasion de son mémoire de diplôme, Karim Berbra a tenu à travailler non pas sur les salariés mais sur les risques psychosociaux auxquels sont confrontés les travailleurs indépendants – la littérature manquant cruellement sur ces travailleurs si différents les uns des autres (de la nounou aux comptables en passant par les architectes, les médecins ou les artisans). Dans l’introduction de son étude quantitative : « L’exposition des avocats du barreau de Rouen aux risques psychosociaux », l’avocat explique « qu’un consensus se dégage donc pour considérer que, tout comme les salariés, les indépendants sont confrontés dans leur travail à de multiples facteurs psychosociaux susceptibles de dégrader leur santé physique ou mentale et que leur plus grande liberté d’organisation dans le travail est loin de constituer une protection universellement efficace contre ces différents risques psychosociaux et leurs conséquences ».

C’est sur la profession d’avocat que Karim Berbra a voulu travailler plus spécifiquement, en basant son étude sur ses confrères et consœurs de Rouen, avec le soutien du bâtonnier de la ville, Patrick Mouchet, et sous l’égide de l’ordre. En France, une étude menée en 2023 avait notamment mis en avant l’état d’esprit des avocats quant à leur activité, qui, pour un tiers d’entre eux, quitteraient la robe avant 10 ans d’exercice : « plus d’un avocat sur quatre déclare arriver « assez souvent » ou « très souvent » au cabinet la boule au ventre, 64 % des collaborateurs pleurent au moins une fois par an, plus d’un avocat sur trois a déjà vécu une forme de harcèlement au sein du cabinet ou encore que 52 % des avocats estiment avoir déjà été proches du burn-out à cause de la profession ».

En introduction de son travail, Karim Berbra insiste sur le contexte de menaces de violences que rencontrent les professionnels depuis quelques années, n’oubliant pas de citer des événements qui ont touché spécifiquement la cité normande. Au sein de la cour d’appel de Rouen, une plaque porte encore le nom de Maître Mars, assassiné par un client en 1978. C’est sans doute la raison pour laquelle l’étude a été bien accueillie au sein de la juridiction : sur 534 avocats inscrits au barreau de Rouen, 237 ont répondu au questionnaire, soit 44 % des troupes.

AJ : Qu’est-ce qui vous a mené à conduire cette étude auprès de vos consœurs et confrères du barreau de Rouen ?

Karim Berbra : Je suis avocat et mon cœur d’activité, c’est la santé et la sécurité au travail pour les travailleurs salariés. J’ai suivi une formation, un DU de conseiller des risques psychosociaux et, dans le cadre de ce diplôme, nous avions un mémoire à rendre. Après avoir échangé avec les responsables pédagogiques pour savoir si je pouvais étudier spécifiquement la situation des travailleurs indépendants, ils se sont trouvés ravis que je propose de me concentrer sur les avocats. Pourquoi les avocats ? Cela vient du fait que je considère moi-même les difficultés que je peux rencontrer, les situations de souffrances que peuvent vivre mes consœurs et confrères au quotidien. Des souffrances qui ne sont pas évidentes : notre métier, c’est d’aider les autres, nous sommes donc particulièrement sourds à nos situations personnelles et l’aide ne vient pas jusqu’à nous. L’idée m’est venue comme cela. J’ai mis en place l’enquête en lien direct avec le barreau de Rouen, en contactant le bâtonnier, Me Patrick Mouchet à l’époque, qui était ravi de cette opportunité de travailler sur une question qui lui est chère. C’était l’un de ses objectifs, dans son mandat, que de prendre soin de ses confrères et consœurs. J’ai travaillé sur une base de questionnaire plutôt généraliste, avec des questions qui s’adaptent à tout type de travailleurs sur les horaires de travail, la conciliation entre vie pro et vie perso, la possibilité des congés, le temps de travail. Ensuite, j’ai amélioré et façonné les questions pour convenir aux avocats plus spécifiquement, en étudiant la littérature sur les risques psychosociaux sur les avocats. Sur les violences, par exemple, j’ai distingué trois types de violences dont les avocats et avocates sont spécifiquement victimes, les violences physiques, verbales et sexistes et sexuelles. J’ai identifié plusieurs types d’auteurs, confrères et consœurs, professionnels du droit ou clients : en tant qu’avocat, nous sommes amenés à avoir des interlocuteurs très différents… d’ailleurs il en ressort que toutes les personnes interrogées ont établi avoir été victimes de violences au travail.

AJ : Comment votre démarche a-t-elle été reçue par vos confrères et consœurs ?

Karim Berbra : Les questions ont été envoyées sous l’égide du barreau de Rouen et le bâtonnier a parfaitement suivi. Les confrères et consœurs ont répondu massivement avec un taux de réponse de près de 45 %, dont la moitié dans les 24 heures (alors que l’on reçoit beaucoup de sondages du Conseil national des barreaux). Cela montre qu’il y avait un vrai besoin chez les confrères et consœurs de parler des risques psychosociaux particuliers à notre profession. J’ai analysé seul les réponses obtenues et établi le rapport à la suite de cela. J’ai surtout constaté que la démarche avait été bien accueillie, avec les retours que j’ai eus lors de la restitution que j’ai faite devant les membres du conseil de l’ordre et les confrères et consœurs du barreau. Il y avait une vraie attente des résultats de la phase quantitative. La phase qualitative, la deuxième phase, devrait être très intéressante.

AJ : Vous avez travaillé le questionnaire pour les avocats, mais aussi j’imagine pour le contexte rouennais ? Diriez-vous que l’accident de Lubrizol a particulièrement fragilisé vos confrères et consœurs ?

Karim Berbra : L’accident en lui-même n’a pas fait l’objet d’une question spécifique. Je pense que si je devais lancer une phase qualitative, avec des entretiens individuels, je serais plus à même de voir si Lubrizol a eu des conséquences directes sur l’état d’esprit des avocats rouennais. De fait, je pense que l’on peut s’y attendre : il y a eu des permanences spécifiques imposées de la part de l’ordre ce qui a impliqué alors une submersion de travail. À l’échelle personnelle, l’accident a aussi été un choc pour bien des habitants de la ville.

AJ : Quels sont les enseignements principaux de l’étude ?

Karim Berbra : La première des choses, c’est que bien que l’on ne puisse faire de généralité sur une étude quantitative de cette échelle, tous les avocats que j’ai interrogés ont écrit qu’ils étaient exposés aux risques psychosociaux. Ce qui m’a particulièrement touché, c’est de lire que 27 % d’entre eux affirmaient être tout le temps ou bien très souvent à bout de forces, en situation de souffrance donc, et que 30 % estimaient être tout le temps émotionnellement épuisé ; 74 % des avocats ont indiqué qu’ils et elles travaillaient plus de 45 heures par semaine alors même que selon les études scientifiques ces horaires de travail, s’ils sont habituels, exposent les salariés à des risques de développement de maladies cardiovasculaire. 67 % des avocats ont répondu ressentir toujours ou souvent une surcharge de travail, 70 % ont affirmé travailler fréquemment dans l’urgence en gardant toujours à l’esprit une notion de vigilance sur beaucoup de choses en même temps (à 96%). 76 % ont affirmé être tout le temps ou très souvent stressés. 70 % ont dit qu’ils vivaient sous la pression de la facturation. De façon plus macroscopique, une écrasante majorité a affirmé être défiante vis-à-vis des institutions nationales ou de l’ordre (une question qu’appréhendaient quelque peu le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier). Il y a un grand paradoxe, j’aimerais voir si cela se retranscrit aussi au niveau national : à peine 21 % des personnes interrogées ont indiqué qu’ils ou elles recommanderaient la profession à des jeunes alors qu’ils considéraient en même temps que la profession était importante pour eux (à 70 %). Je suis moi-même dans ce paradoxe : je ne voudrais pas que mes filles suivent le même chemin que moi (d’autant que les femmes sont plus exposées que leurs confrères aux violences verbales et physiques), mais je ne ferais jamais autre chose.

AJ : Vous avez tenu à faire parvenir votre étude au conseil de l’ordre… Espérez-vous que considérer enfin la situation des risques psychosociaux vécus par les avocats empêchera les jeunes de quitter la profession ?

Karim Berbra : Toute la difficulté, c’est de savoir pourquoi les avocats quittent la profession. Y a-t-il un ras-le-bol général ? Trop de risques ? Ce que je souhaite, c’est que les avocats puissent exercer leur profession, défendre, conseiller, sans s’exposer à des facteurs de risques psychosociaux, à la dépression, au burn-out. Qu’ils et elles puissent travailler sans crainte pour leur intégrité physique et morale, je le souhaite pour tous les avocats ; on est une profession très intellectuelle et je pense qu’à terme, si rien n’est mis en place pour changer les choses, la qualité de notre travail peut en pâtir directement, au détriment des justiciables. Il y a un énorme travail à faire pour assurer la sécurité des travailleurs indépendants, particulièrement exposés. Il convient de distinguer les risques systémiques, structurels ou organisationnels… Cet énorme travail ne concerne pas que les avocats, sur lesquels je me suis concentré dans un premier temps. Il faudrait faire de même pour les travailleurs Uber, qui pour beaucoup n’ont pas accès à la protection sociale. Ou prenez l’exemple des médecins : de plus en plus de médecins de famille se font agresser pour des refus de donner un arrêt de travail. Ils et elles vont au cabinet la boule au ventre.

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