Barreau des Arts : « Trop d’artistes méconnaissent les droits applicables à leur création »
En 2020, une avocate, Lucie Tréguier, et un artiste et ancien avocat, Corentin Schimel, créaient ensemble le Barreau des Arts. Une association qui a pour mission de favoriser l’accès au droit des artistes et auteurs en situation de précarité, en leur donnant bénévolement les conseils juridiques leur permettant de comprendre leurs droits et de protéger leurs créations. En partenariat avec le barreau de Paris Solidarité, l’association mobilise aujourd’hui un réseau actif de 95 bénévoles, composé d’étudiants en droit, d’élèves-avocats et d’avocats spécialisés en droit d’auteur. En 2021, l’association s’est vue récompensée par le prix Henri Leclerc des trophées Pro Bono du barreau de Paris. Retour d’expériences pour cette association qui fête en fanfare ses 5 ans. Rencontre.
Olivier Montay
Actu-Juridique : Le Barreau des Arts existe depuis 5 ans. Quel bilan dressez-vous ?
Corentin Schimel : L’objet de l’association est d’apporter des conseils à des artistes qui n’ont pas les moyens de payer un avocat. Nous accompagnons des artistes éligibles à l’aide juridictionnelle, même partielle. Nous avons traité 330 dossiers en 5 ans et commençons à avoir un échantillon dont nous pouvons dégager des statistiques. Une grande majorité de dossiers (40 %) viennent des arts visuels, 25 % de la musique et 10 % sur la littérature. Les artistes qui nous sollicitent viennent surtout d’Île-de-France (45 %) et sont majoritairement des femmes (55 %). Cela recoupe le constat connu au sujet de la précarité des femmes artistes. Nous accompagnons surtout des artistes en début de carrière, dont la moyenne d’âge se situe autour de 35 ans. Les institutions du monde artistique ont bien accueilli notre association. Afin de développer son champ d’action et de démocratiser encore plus la connaissance du droit d’auteur, l’association a noué plus d’une vingtaine de partenariats avec des institutions, écoles et associations œuvrant auprès des artistes et auteurs, tels que la Maison des artistes, la Société des gens de lettres et la Guilde des artistes de la musique, la Charte des auteurs et illustrateurs. Nous nous inscrivons dans une démarche collaborative. Ces structures aident leurs sociétaires ou adhérents mais n’hésitent pas à renvoyer vers nous pour une réponse complémentaire et individualisée.
AJ : Comment expliquez-vous cette prédominance des arts visuels dans les demandes que vous recevez ?
Corentin Schimel : Les artistes visuels ont un exercice très solitaire contrairement à ceux du spectacle vivant ou de l’audiovisuel, qui produisent des œuvres collaboratives et évoluent dans un environnement peut-être plus structuré. À la sortie d’école, beaucoup de jeunes artistes ont un sentiment de solitude quand il s’agit de dégager des revenus dans le monde de l’art. C’est, je pense, une des raisons pour lesquelles les artistes de ce domaine sont nombreux à être demandeurs de conseils.
AJ : Pour quels sujets êtes-vous sollicités ?
Lucie Tréguier : Nous restreignons notre champ d’activité aux sujets liés aux droits d’auteur, qui représentent déjà beaucoup de demandes ! Ces dernières sont variées. Nous sommes beaucoup saisis de sujets contractuels : révision de contrats avec une galerie ou cessions de droits, par exemple. Nous ne faisons pas de contentieux – nous ne représentons pas les artistes devant les juridictions – mais répondons à des interrogations sur des sujets précontentieux. Cela peut être, par exemple, une question d’un artiste qui considère qu’un autre artiste a réalisé une œuvre similaire à la sienne ou qui estime que son œuvre a été modifiée ou utilisée sans autorisation. Nous faisons aussi de la pédagogie et répondons à des questions d’ordre général sur la manière dont les créations peuvent être protégées. Un autre exemple récurrent : des artistes s’interrogent car on leur envoie un contrat qu’ils doivent signer alors qu’ils n’en comprennent pas les enjeux : nous leur donnons des pistes pour comprendre et, le cas échéant, modifier le contrat.
AJ : Est-ce parce que le droit d’auteur est complexe que les artistes sont démunis ?
Lucie Tréguier : Je ne sais pas si le droit d’auteur est plus complexe qu’un autre droit. En revanche, le milieu artistique est marqué par une forme de rejet du droit. C’est un petit milieu, un certain entre-soi y prévaut et on a l’impression qu’il suffit de se serrer la main pour travailler ensemble ! Cela peut parfois fonctionner, mais pas toujours ! Au Barreau des Arts, nous rencontrons souvent des artistes qui ont eu des problèmes en procédant ainsi et se sont rendu compte que faire confiance à un partenaire ne suffit pas toujours. Ils veulent désormais signer des contrats, équilibrés, pour encadrer et protéger leur travail. Le fait que les artistes méconnaissent les droits applicables à leurs créations peut générer des situations de déséquilibres, trop souvent à leur préjudice.
Corentin Schimel : C’est parce que nous avions observé cette distance entre le milieu juridique et artistique que nous avons créé l’association. Nous connaissons ces deux mondes et essayons de bâtir un pont. Nous demandons des retours anonymes. 98 % des artistes bénéficiaires pensent que les avocats du Barreau des Arts ont répondu à leurs questions et que le conseil était pertinent. Une relation de confiance s’est créée.
AJ : Votre réseau compte 75 avocats. Quelles sont leurs motivations ?
Lucie Tréguier : Nous avons dans notre réseau beaucoup de jeunes avocats. Chacun d’entre eux suit un ou deux dossiers par an. C’est difficile de répondre à leur place, mais je pense que cet investissement reflète leur volonté de faire du pro bono, d’aider les plus démunis, de retrouver l’aspect humaniste de la profession. Le droit de la propriété intellectuelle est une branche du droit des affaires. En tant qu’avocats, nous travaillons, en général, pour des clients qui ont les moyens de payer des honoraires. Le Barreau des Arts leur permet de traiter du même type de dossiers, mais pour des clients très différents. Nous avons également dans notre réseau une vingtaine d’étudiants en droit, qui découvrent ainsi de manière concrète le métier d’avocat auquel ils prétendent.
Corentin Schimel : Le barreau de Paris Solidarité sélectionne des avocats spécialistes du droit de la propriété intellectuelle. Le fait d’avoir un nombre important d’avocats permet d’établir un roulement entre avocats, qui ont des journées très remplies et peuvent difficilement multiplier les dossiers pro bono.
AJ : Votre association fête ses 5 ans. De nouveaux sujets ont-ils émergé pendant cette période ?
Lucie Tréguier : Quelques décisions ont marqué les esprits mais le Code de la propriété intellectuelle n’a pas radicalement changé. En revanche, beaucoup d’artistes s’interrogent au sujet de l’intelligence artificielle : ont-ils le droit de l’utiliser ? S’ils le font, ont-ils encore des droits sur les œuvres qu’ils créent par ce biais ? La jurisprudence n’a pas encore tranché en France mais de grandes lignes semblent se dessiner. De manière très synthétique, on peut les résumer ainsi : l’œuvre, pour être protégée, doit être originale, c’est-à-dire porter l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Dès lors, l’auteur n’aura pas de droit si une création est uniquement générée par l’IA – il ne pourra pas prouver l’empreinte de sa personnalité – mais il en aura si cette dernière est utilisée comme outil. Si un artiste utilise l’IA comme simple outil, retravaille, retouche et réitère les images générées par l’IA, il n’y a aucune raison que son œuvre ne soit pas protégée. Le raisonnement est le même que pour les œuvres numériques qui existent depuis des décennies et peuvent être protégées par le droit d’auteur, si l’auteur peut prouver qu’elles portent l’empreinte de la personnalité de leur créateur.
Corentin Schimel : Les géants du numérique et de l’intelligence artificielle redéfinissent les contours du droit d’auteur. Les artistes s’interrogent sur l’outil mais aussi sur la possibilité d’être remplacés. Ils le redoutent, car ce sont des métiers dans lesquels il est déjà difficile de percer. La majorité des questions que reçoit l’association portent néanmoins sur des sujets plus classiques, comme les contrats ou la contrefaçon.
AJ : Votre association a-t-elle de nouveaux projets ?
Corentin Schimel : Nous voulons continuer à nous faire connaître des nouveaux acteurs culturels en France. Que nos partenaires aient le réflexe de réorienter vers nous et que le plus grand nombre d’artistes puissent bénéficier des solutions que nous pouvons leur apporter. Que les milieux artistiques dans lesquels nous sommes peu identifiés apprennent notre existence et n’hésitent pas à se tourner vers nous. Nous aimerions également développer des partenariats à l’international pour fédérer des structures associatives aux objectifs similaires.
Référence : AJU017i0
