« Défendre »: une méditation collective inspirée sur l’art de la défense

Publié le 09/04/2025 à 8h41

Défendre sort ce mercredi aux éditions Odile Jacob. Douze pénalistes y croisent leurs regards sur le métier de la défense, entre savoir-être et savoir-faire, humanité et stratégie. Un ouvrage inspiré, témoignant d’un amour profond pour la profession, qui rassemble les contributions de Christophe Bass, Matthieu Boissavy, Jean Boudot, Céline Carru, Frédéric Doyez, Denis Fayolle, Fabrice Giletta, Capucine Lanta de Bérard, Jean-Felix Luciani, Alain Molla, Bruno Rebstock, Sondra Tabarki. Entretien avec les auteurs. 

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Actu-Juridique : D’où est venue l’idée de cet ouvrage collectif sur le sujet très vaste de l’avocat ?

Nous faisons dans notre exercice professionnel le constat d’un grand contraste entre ce qui fait sa réalité, et la perception que peut en avoir non seulement le public, mais parfois aussi certains magistrats. Dans cette perception, les préjugés sont nombreux, souvent péjoratifs. Nous avons eu envie d’expliquer ce qu’est ce travail de défendre, sa complexité, ses paradoxes apparents, en identifiant ce qui fait l’identité de l’avocat pénaliste, et les outils dont il se sert. L’ouvrage collectif nous a paru la meilleure des solutions pour cela, d’une part pour la réflexion qu’il a permise dans le travail de conception des chapitres, d’autre part, parce qu’il évitait l’écueil d’une rédaction autocentrée : nous ne voulions pas raconter nos vies et nos œuvres, mais essayer de conceptualiser ce qu’est le métier de défendre, ses exigences, sa beauté, ses difficultés. Les regards croisés que permet l’architecture de l’ouvrage sont un écho à ces formidables outils de transmission que sont l’Atelier de Pratique Pénale ou encore l’Institut de Défense Pénale.

AJ : Au fil des contributions, se dessine une démarche d’introspection, voire de méditation sur les aspects du métier abordés…

C’est sans doute l’un des apports majeurs du caractère collectif de l’ouvrage. Au fil de nos discussions, nos pensées se faisaient plus précises, plus nuancées, et la manière de questionner notre métier s’en trouvait renforcée, qu’il s’agisse de notre indépendance, de notre éthique, du rapport que nous avons avec ceux que nous accompagnons, de nos choix stratégiques. Quelque chose de l’ordre de l’intime apparaissait alors dans la manière dont nous ressentions nos exercices professionnels, au-delà de leur aspect technique, et nous avons essayé, voire accepté, de le partager. Douze nuances de pénalistes en quelque sorte. Le fait d’avoir à rédiger pour chaque auteur un seul chapitre – et de le rédiger librement – a contribué à ce que chacun ait cette liberté, et le temps, de cette introspection.

AJ : Vous n’hésitez pas à évoquer des sujets sensibles, voire tabous, comme la fragilité de l’avocat ou encore l’empathie avec le client….

Le travail collectif sur le choix des chapitres était passionnant – et a fait l’objet de discussions passionnées. Nous devions évidemment parler d’éthique, d’indépendance, du secret, de la plaidoirie, de ces outils que sont l’argument, les mots, la loi. Mais nous voulions aussi répondre à quelques préjugés tout en assumant des positions fortes, importantes pour nous. Nous affirmons notre indépendance vis-à-vis de ceux que nous accompagnons, et dans le respect de notre déontologie, de notre éthique, tous les coups ne seront pas permis pour les défendre. Mais nous assumons dans le même temps notre lien étroit, empathique avec eux. Défendre – juger aussi, d’ailleurs…- c’est d’abord essayer de comprendre. Non pour exonérer, banaliser, mais comprendre pour expliquer, autant qu’il est possible. Et on ne comprend pas celui qui vous reste étranger. L’empathie est un devoir éthique autant qu’une nécessité technique.

Quant à la fragilité… ce n’est pas le douzième chapitre dans le livre, mais c’est le douzième que nous avons déterminé. Il est arrivé tard dans notre réflexion, mais comme une évidence. Nous voulions un ouvrage « vrai », qui ne brosserait pas uniquement un portrait de l’avocat qui ne serait nourri que de ses forces – son indépendance, son état de résistance, sa compétence technique, sa force de travail ou encore sa carapace éthique. Parce que, sous le cuir dur, des fragilités naissent dans la durée de cette profession éprouvante, confrontée quotidiennement au malheur des gens, aux drames qu’ils traversent et dans lesquels nous les accompagnons. Nous sommes le réceptacle de leurs colères, de leurs peurs, de leurs souffrances, de leurs déceptions à la sortie d’une audience. Les détresses des hommes et des femmes que nous avons accompagnés ne se volatilisent pas au sortir d’une audience, elles s’accumulent au contraire, à la façon d’un millefeuille qui au fil des années devient un fardeau qu’on emporte avec nous.

AJ : Chaque auteur convoque les grands anciens et y mêle son expérience personnelle, ce qui en fait aussi un livre d’apprentissage, de transmission ?

Assurément. C’est l’un des deux objectifs de cet ouvrage, à l’attention de nos étudiants et jeunes – voire moins jeunes – confrères. Pascale Robert-Diard le verbalise très bien dans sa postface, lorsqu’elle écrit que « peu de professions mêlent à ce point l’individualisme forcené et le sens aigu d’appartenance à une lignée ». Nous savons tous ce que nous devons à ceux qui nous ont formé, élevé. Et quand nous avons un peu grandi, ce que nous possédons d’expérience, de technique, de réflexion éthique, nous avons envie de le partager à notre tour. Mais c’est un apprentissage très libre que propose ce livre : il n’impose rien avec ses douze voix aux timbres différents, et chacun pourra prendre, ici ou là, une réflexion, un outil, qui étayeront sa propre – ou sa future – pratique.

AJ : Plus généralement, on devine une intention pédagogique à l’égard du grand public. Pensez-vous qu’il soit plus difficile d’expliquer ce que c’est que défendre à l’ère des réseaux sociaux que lorsque Moro-Giafferi voulait chasser l’opinion publique des prétoires ?

C’est aussi difficile aujourd’hui qu’hier. Le grand public a souvent une perception négative du travail de défense de l’avocat. À l’époque de Moro-Giafferi, l’opinion publique avait déjà du poids, mais elle s’exprimait principalement à travers la presse écrite, avec ses filtres, ses temporalités et une forme de déférence envers l’institution judiciaire. L’espace judiciaire s’est dilaté tout autant que le temps du débat judiciaire se contracte. Les lois contemporaines deviennent avec une intensité préoccupante l’expression de l’opinion publique et le juge est tenu par la loi. Majoritairement, le juge résiste. Mais les réseaux sociaux sont devenus autant de prétoires, de lieux de justice éphémères où la justice qui s’y rend essaime et déferle. Tout un chacun est juge ; juge du fait, juge de l’homme, juge du juge et juge des avocats. C’est la légitimité même de la défense qui est questionnée. La communication institutionnelle de l’avocat doit être exigeante, pédagogique, nourrie aux principes intangibles, au socle commun de notre éthique et de notre déontologie. Expliquer le sens de la défense, sa raison d’être, n’a jamais été un exercice simple. Le droit d’être défendu n’est une évidence que pour celui qui est confronté à la nécessité de se défendre. Ce travail d’explication se complexifie dès lors que la critique – souvent infondée, péremptoire et non argumentée – se massifie. C’est peut-être ce qu’il y a de nouveau dans l’exercice par rapport à ce qu’ont connu nos anciens. Force est de constater que le format de la communication sur les réseaux sociaux est peu compatible avec l’espace nécessaire pour déployer un argumentaire convaincant sur le sens de la défense. Il y a un risque incontestable à ce que cette communication se perde en un argumentaire marchand, une vitrine du mieux-disant… qui n’est pas nécessairement le mieux-faisant. S’il devait en être ainsi, c’est alors la défense même qui s’exposerait à devenir un produit, un service dénué d’âme et de sens.

 AJ : Si la profession d’avocat est souvent attaquée, que ce soit sur le secret, l’utilisation de la procédure, la stratégie de défense, on a le sentiment en vous lisant que finalement l’âme du métier demeure intacte et peut-être même immuable ?

Vous ne pouviez pas nous faire plus plaisir ! Si le lecteur, en refermant ce livre, est habité du sentiment que l’âme du métier est intacte, alors nous aurons réussi à faire entrevoir le socle de valeurs fondamentales sur lequel est posée la défense pénale. Ne parions pas cependant qu’elle est immuable. Les attaques contre la fonction de l’avocat sont violentes, aujourd’hui plus encore qu’au moment où est née l’idée de cet ouvrage collectif. Parier que ces attaques ne porteront pas atteinte à l’essence de la fonction de l’avocat serait dangereux. Il appartient à tous de résister et de préserver l’âme de la défense, sanctuaire de l’État de droit.

En fait, c’est un livre de filiation. Nous inscrivons nos pas dans ceux de nos anciens. Même si nous avons l’humilité de penser que les nôtres sont plus légers que ceux de nos plus illustres prédécesseurs, de Cicéron à Robert Badinter en passant par Berryer, Labori, Moro-Giafferi, Hervé Temime, Thierry Levy, Daniel Soulez-Larivière, Henri Leclerc… – pardonnez-nous de ne pas pouvoir tous les citer ici – nous agissons dans le même esprit de la défense.

À propos d’Henri Leclerc, nous lui avons dédié cet ouvrage. Il devait en écrire la préface. François Saint-Pierre, dans la préface qu’il nous a fait l’honneur de rédiger, le fait revivre par l’évocation d’un souvenir et nous rappelle que sa parole et son action, au service de la défense, ont tant fait pour la justice.

 

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