Gabriel Dumenil : « Pour gagner au pénal aujourd’hui, il faut être technique »

Publié le 11/06/2025

Son nom est associé à des affaires médiatiques : le braquage de Kim Kardashian, le meurtre d’Élodie Kulik, les viols de la forêt de Sénart. Pourtant, Gabriel Dumenil est un avocat qui cultive une certaine discrétion. Pénaliste, associé du cabinet YL avocats, il est également chercheur et enseignant à l’université Paris-Saclay, où il assure depuis 5 ans le cours magistral de procédure pénale. Deux activités qui se nourrissent l’une l’autre, tient-il à préciser à Actu-Juridique. Rencontre.

Actu-Juridique : Vous vous êtes installé tôt à votre compte. Comment avez-vous créé votre cabinet ?

Gabriel Dumenil : En 2017, j’ai rencontré mon ami et confrère, Marc Bailly, qui était comme moi secrétaire de la Conférence du stage au barreau de Paris. Il exerçait en droit de la concurrence au sein du cabinet anglo-saxon Linklaters. J’étais pour ma part le collaborateur de Grégoire Lafarge qui a été mon mentor et m’a appris mon métier de pénaliste. Nous avions donc des parcours différents mais la même manière de vouloir exercer le métier d’avocat et de nous positionner vis-à-vis du marché. En 2019, nous avons créé notre cabinet, YL avocats, une association à 50/50 sur tout. J’en suis très fier. Nous traitons tous nos dossiers à deux, entourés de notre équipe qui compte 4 collaborateurs et 3 stagiaires. Cet aspect collectif est important. La réussite d’un cabinet est celle d’une équipe. Sans les collaborateurs et les élèves-avocats qui traitent les dossiers au quotidien, un cabinet ne tourne pas. Marc Bailly a impulsé une dynamique entrepreneuriale en estimant qu’il fallait emprunter de l’argent pour embaucher rapidement. Nous avons également décidé d’acheter nos locaux assez vite, pour pouvoir nous fixer de manière pérenne vis-à-vis de la clientèle. Nous ne nous sommes pas installés dans le triangle d’Or, qui ne nous ressemble pas, mais dans le quartier Guy Moquet, dans le XVIIe arrondissement de Paris. C’est sympa pour l’équipe et cela nous permet de renvoyer l’image d’un cabinet jeune, dynamique et accessible. Certains de nos clients, même très haut placés, sont à l’aise avec des avocats moins guindés. Le métier change. Quand j’ai commencé, il était impensable de venir travailler sans cravate !

AJ : Quelle est votre activité principale ?

Gabriel Dumenil : Nous nous définissons comme un cabinet de contentieux pénal et des affaires, dans la tradition des litigators anglo-saxons. Nos premières amours étaient le droit pénal et les procès d’assises. Nous nous sommes diversifiés et faisons maintenant également du pénal des affaires, du côté des victimes et des mis en cause. Nous avons aussi développé une activité de contentieux commercial des affaires, qui représente aujourd’hui la moitié de notre activité. Le légal n’est alors qu’un aspect de la prise de décision d’un dirigeant, au même titre que le volet financier ou la communication. Nous faisons des recommandations, préconisons des options, en intégrant les différentes problématiques d’une société. L’avocat professoral qui délivre une vérité, c’est terminé. Nous essayons de nous adapter.

AJ : Vous exercez donc dans des domaines très différents. Quel intérêt cela a-t-il ?

Gabriel Dumenil : Ces différentes activités s’agencent bien. Cela permet de faire des ponts intellectuels d’un domaine à l’autre. Dans le droit civil, matière très technique, le syllogisme juridique bat son plein. C’est un droit qui demande beaucoup d’esprit de synthèse et de rigueur. Dans le cadre d’une rédaction pénale, avoir ces automatismes acquis au civil est très intéressant. Émotionnellement, ces dossiers nous permettent aussi de faire une pause. Ces dossiers contentieux sont très importants pour les clients mais moins pesants pour les acteurs judiciaires que nous sommes ; alors que le pénal peut être lourd à porter. Ils donnent des respirations à l’équipe.

AJ : Quels sont les dossiers les plus emblématiques de votre cabinet ?

Gabriel Dumenil : En matière commerciale, nous défendons par exemple le numéro 1 des pompes funèbres ou de grosses compagnies d’assurances. Au pénal, nous intervenons notamment dans l’affaire Kardashian, avons défendu l’accusé d’une affaire de viols en série dans la forêt de Sénart pour lequel nous avons beaucoup travaillé sur l’ADN de parentèle. Nous intervenons dans des dossiers de crimes de guerre, défendons actuellement la Fédération internationale des droits de l’Homme dans un dossier de crime de guerre en Syrie. Nous avons des affaires de terrorisme, nous sommes intervenus au procès de Nice. Cette diversité d’activités nous a permis d’intégrer le classement Legal 500 en droit pénal des affaires. Le dossier qui me marque le plus à ce jour est celui de Willy Bardon, condamné à 30 ans de réclusion criminelle en appel pour le meurtre d’Élodie Kulik. Nous le pensons innocent et continuons de nous battre pour lui. Cette affaire nous a fait beaucoup réfléchir sur l’aspect probatoire en matière pénale, et particulièrement aux assises.

AJ : Quelles questions posent, selon vous, la condamnation de Willy Bardon dans l’affaire Kulik ?

Gabriel Dumenil : Ce dossier nous a beaucoup questionnés sur la manière dont une cour d’assises fonctionne. Le président ou la présidente a un pouvoir discrétionnaire, fait le calendrier, fait citer qui il ou elle veut, établit le planning, assure la police de l’audience, participe au délibéré et vote. Leur pouvoir est considérable. Même si certains font leur boulot de manière extraordinaire, cela ne va pas… D’autre part, ce dossier nous a fait réfléchir sur la manière dont les cours d’assises forgent leur décision. Le Code de procédure pénale comporte le très bel article 353 sur l’intime conviction. Il pose qu’on ne demande pas à la cour par quels moyens elle s’est convaincue. Il n’impose aucune dialectique, aucun fondement objectif de compréhension de la preuve. C’est très beau mais cela peut mener à des raisonnements absurdes, à charge ou à décharge. L’affaire Willy Bardon illustre cela de manière terrible. Le verdict repose sur un enregistrement désespéré de la victime, Élodie Kulik, qui appelle à l’aide. On entend derrière la sienne deux voix d’hommes impossibles à identifier. Les expertises vocales n’ont mené à aucun consensus et ont conclu qu’on ne pouvait rien entendre. La cour et les jurés ont pourtant écouté cet enregistrement une trentaine de fois pendant un mois. Et dans la motivation de l’arrêt, on peut lire que « la voix ressemble à celle de Monsieur Bardon ». Le droit pénal doit être sérieux. Est-ce que j’ai des éléments qui raisonnablement concourent à l’innocence ou à la culpabilité d’une personne ? Tous autant que nous sommes, nous sommes pétris de biais cognitifs que nous peinons à mettre de côté. Avoir un raisonnement scientifique et dialectique sur la preuve permet de réduire ces biais. Aux États-Unis, il existe l’arrêt Daubert sur la recevabilité des preuves. Un des critères est de savoir s’il existe un consensus scientifique sur l’utilisation du procédé. S’il n’y en a pas, il est rejeté tout de suite. Le ministère doit mener de manière urgente une réflexion sur l’utilisation de la preuve dans le cadre du procès pénal.

AJ : Quand et comment avez-vous entamé une activité de recherche ?

Gabriel Dumenil : J’ai eu une révélation dès le début de mes études de droit. Je me suis passionné pour le syllogisme juridique, la manière dont on raisonne pour juger une personne. Cet aspect de recherche autour du droit a tout de suite été quelque chose d’important pour moi. À la suite de mon master 1, j’ai passé le barreau. Malgré une première collaboration très prenante avec Grégoire Lafarge, j’ai décidé d’entreprendre un doctorat sous la direction d’Agathe Lepage, professeur à l’université de Paris Panthéon-Assas. Elle m’a donné le sujet, le domicile en droit pénal. Il m’a passionné pendant 4 ans. Les journées étaient très remplies : collaboration le jour, recherche le soir jusque dans la nuit…

AJ : En quoi consiste votre activité d’enseignant ?

Gabriel Dumenil : J’ai été longtemps chargé de TD et j’assure désormais le cours magistrat de procédure pénale à l’Universté Paris-Saclay. J’interviens également dans des masters 2. Marc Bailly et moi-même donnons aussi des formations à destination des avocats et élèves-avocats. C’est peu valorisé financièrement mais je l’ai vécu un peu comme une consécration. Transmettre ma passion est fondamental pour moi. Pour les directeurs de l’université Paris-Saclay, c’était important de confier cette charge à un professionnel notamment dans une matière technique. En plus de mes activités d’enseignements, je continue mes activités de recherche, publie des articles dans des revues de droit pénal. J’ai à cœur de continuer à mener ces activités de front car elles se nourrissent les unes les autres.

AJ : Un parcours comme le vôtre, qui associe recherche et avocature, est-il commun ?

Gabriel Dumenil : Non. Il s’agit en principe de carrières très séparées. Il arrive néanmoins que des professeurs de droit, après une carrière universitaire, deviennent avocats. L’inverse, qu’un avocat devienne professeur de droit, est rarissime. J’espère que cela va devenir plus commun. L’idée n’est pas d’être concurrent. Je n’ai pas passé l’agrégation, un concours horriblement difficile, et je ne prétends pas à avoir la carrière d’un professeur de droit. Mais que des professionnels – avocats, magistrats – donnent des cours me semble une bonne chose. On a besoin de ce balancement, de ce recul, d’éprouver ses principes. Notamment en ce qui concerne la procédure pénale. Aller aux audiences, y prendre part, me semble une forte valeur ajoutée.

AJ : En quoi votre activité de pénaliste nourrit-elle votre activité d’enseignant et de chercheur ?

Gabriel Dumenil : La procédure pénale se vit au jour le jour. Si on n’a jamais plaidé une nullité, on ne sait pas comment cela fonctionne et c’est très compliqué de l’enseigner. Les idées d’articles me viennent beaucoup des dossiers. Par exemple, un mode de comparution à délai différé, entre comparution immédiate et instruction, a été créé. Il y a un débat juridique sur le temps que les mis en cause peuvent passer en détention. Nous y avons été confrontés dans des dossiers, et cela m’a poussé à écrire sur le sujet. Relever des points qui posent débats et faire des propositions de solutions m’intéresse beaucoup. Que l’on soit avocat ou professeur de droit, on doit être animé par l’envie d’améliorer le système juridique au bénéfice de ce qu’on pense être la valeur sociale la plus importante. À savoir, en ce qui me concerne, les droits de la défense.

AJ : Et comment, à l’inverse, la recherche nourrit-elle votre activité de pénaliste ?

Gabriel Dumenil : Le fait d’enseigner m’aide à comprendre les mécanismes d’assimilation de l’auditoire et à avoir des éléments de langage pédagogiques. Plus fondamentalement, avoir une activité de recherche vous maintient dans le questionnement des principes directeurs de la procédure pénale. On questionne au jour le jour l’utilité de la loi pénale dont l’inflation devient délirante, tout comme la jurisprudence de la chambre criminelle, très sévère par ailleurs. Une jurisprudence, en 2021, a renforcé la possibilité des cumuls d’infractions. Concrètement, cela signifie qu’un seul et même fait peut entraîner des qualifications juridiques différentes, qui peuvent n’avoir rien à voir les unes avec les autres. Cela rend la défense plus complexe. De manière générale, le droit se complexifie et on a parfois du mal, en droit pénal des affaires ou du travail, à savoir dans quelle infraction rentrent les faits reprochés à notre client. Devant le tribunal correctionnel, des dossiers comportent des éléments très techniques et posent des problèmes de procédure passionnants. La recherche permet de nourrir la contestation de certaines infractions, d’éléments constitutifs ou intentionnels. Cela compte car le pénal, ce ne sont plus des effets de manche. Pour gagner au pénal aujourd’hui, il faut être technique. Les magistrats pénaux adorent faire du droit, qu’on leur décortique des éléments mettant à jour une problématique jurisprudentielle.

AJ : Avez-vous un exemple, dans vos dossiers, qui illustre cette approche ?

Gabriel Dumenil : Dans le dossier Kardashian, les mis en cause se voient reprocher des faits d’enlèvement et de séquestration de plusieurs personnes. Il faut savoir que, pour favoriser la libération vivante de personnes, le législateur a distingué la libération volontaire avant et après 7 jours. À moins de 7 jours, c’est un délit, et les peines encourues sont bien moindres. Toute la question, en jurisprudence et en doctrine, est de savoir ce qu’on entend par libération volontaire. Des jurisprudences récentes considèrent que le fait que la victime puisse se libérer facilement de ses entraves, que les auteurs ne l’empêchent pas de partir, signent une libération volontaire. Cette recherche sur les éléments constitutifs et la jurisprudence nourrit une réflexion juridique, une plaidoirie et une défense. Les juges pénaux apprécient ce genre de démarche. On parle beaucoup de bon sens, mais à mon sens, il n’a pas sa place dans un prétoire.

AJ : Vous qui revendiquez une approche très technicienne du droit pénal, aimez-vous plaider devant des jurés ?

Gabriel Dumenil : Oui, j’adore. Les crimes examinés par une cour d’assises sont peu nombreux, et pour le coup bien définis. Les dossiers arrivent en outre purgés de tout problème de procédure. Les jurés sont évidemment capables de comprendre des éléments techniques mais on n’utilise pas le même vocabulaire que lorsque nous sommes entre professionnels du droit. On ne plaide pas de la même manière. Les enjeux sont tellement importants que l’on peut se sentir dépassé par la tâche. Pour un pénaliste, plaider un acquittement devant une cour d’assises est un moment suspendu, grisant, difficile à décrire et en tout cas très à part dans un exercice d’avocat.

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