La défense est dans le pré

Publié le 16/06/2025

Dans un livre passionnant écrit à quatre mains, La défense est dans le pré, l’avocat Timothée Dufour et le journaliste Éric de La Chesnais, évoquent les conséquences de la judiciarisation du monde agricole sur ses principaux acteurs… les paysans. Rencontre avec Éric de La Chesnais, un fin observateur de la cause paysanne.

C’est l’histoire d’un journaliste du Figaro et d’un avocat parisien issus du monde agricole, le premier en Mayenne, le deuxième en Dordogne. Deux âmes passionnées qui avaient troqué la fourche pour la plume et le prétoire. En octobre 2020, tous deux ont traité à leur façon le combat de l’éleveur, Fabien Le Coidic, un agriculteur bio dont l’installation en Essonne était empêchée par une armée de néo-ruraux que la promiscuité avec les animaux gênait au point de porter un litige contre l’exploitation auprès du tribunal administratif de Versailles. Cette affaire, qui fera du bruit jusque dans les pâturages anglais, restera une affaire symbolique, celle du pot de fer contre le pot de terre, de David contre Goliath. Dans un monde où les agriculteurs se trouvent à l’intersection de bien des révolutions, qu’elles soient économiques, écologiques ou sociales, les tribunaux sont régulièrement sollicités pour résoudre des conflits de plus en plus violents. Le livre revient sur plusieurs dossiers phares défendus par l’avocat qui semble se démener pour protéger – comme ses clients – un patrimoine, des traditions et des paysages agricoles en péril. Nous avons rencontré son coauteur, le journaliste, Éric de La Chesnais, responsable de la section agricole au Figaro, qui a accepté de nous parler de leur travail.

Actu-Juridique : Vous êtes journaliste, Timothée Dufour est avocat, comment votre collaboration s’est-elle formée autour de la défense des agriculteurs ?

Éric de La Chesnais : Au début de l’année 2024, dans le cadre du mouvement de colère des agriculteurs,  j’ai réalisé un portrait de Timothée Dufour comme défenseur de la cause paysanne. Cette crise révélait entre autres que la judiciarisation des questions agricoles avait un impact fort sur les personnes. Les paysans étaient convoqués devant les tribunaux sans être formés à se défendre. Ils sont gestionnaires, comptables, techniciens, formés à la zootechnie mais pas à la défense juridique !  C’est à l’occasion de ce portrait que nous avons réalisé que nous partagions un amour profond pour nos territoires ruraux, là où se trouvent nos racines et où nous aimons tant nous ressourcer – lui en Dordogne, moi en Mayenne. Je connais comme lui la résilience agricole. Mon oncle avait une ferme en Île et Vilaine, avec des vaches laitières. Il avait été l’un des premiers à utiliser le tracteur et l’ensilage. On le traitait de fainéant : le changement ça peut faire peur. À la fin de sa carrière, il a changé pour le tourisme : la piscine avait été construite dans l’ancien quai d’attente de la salle de traite ! En tous cas, quelques semaines après le portrait de Timothée Dufour dans le Figaro, les éditions du Rocher nous ont invités à associer l’avocat et la plume des champs pour écrire un livre. Ensemble, nous avons parcouru la France, à l’écoute des doléances d’un monde rural déboussolé, souvent incompris et isolé.

AJ : Comment avez-vous travaillé pour concilier vos expériences ?

Éric de La Chesnais : Nous avons construit et écrit ensemble la structure du livre. J’ai insisté pour intégrer un chapitre sur le suicide car depuis que j’ai pris en charge le secteur de l’agriculture au Figaro le mal-être paysan est devenu malheureusement un sujet incontournable. Les responsables agricoles et politiques en parlent peu et relativisent la question en justifiant que les causes sont multifactorielles. Peu importe, ils doivent poursuivre et amplifier les efforts humains et financiers de prévention, d’accompagnement et d’écoute. Par ailleurs, le suivi des statistiques sur le suicide devraient être réactualisé et communiqué régulièrement pour voir les mesures atteignent leurs objectifs.  On ne peut pas mettre la poussière sous le tapis comme si de rien n’était. Ces paysans morts dans l’anonymat de leur ferme ainsi que leurs proches ont droit à la reconnaissance du pays et de leurs pairs par exemple lors des cérémonies de vœux de la profession. Ce sont eux aussi qui ont contribué à nourrir la nation.

AJ : Le titre du livre que vous avez choisi est « La défense est dans le pré ». Quel est le plus grand ennemi des agriculteurs ?

Éric de La Chesnais : Leur principal ennemi, à mon sens, c’est eux-mêmes. Ils n’ont pas assez confiance en eux alors qu’ils sont de formidables techniciens, des défenseurs de la nature et des mémoires nos terroirs mais aussi des visionnaires. Dans bon nombre d’affaires défendues par Timothée Dufour, ils se retrouvent face à des néo-ruraux qui vivent de façon hors-sol, ne connaissent pas la dureté du métier d’agriculteur. Quand vous êtes à l’œuvre de 5h 30 à 22 h 30 l’été, pour vous occuper des bêtes et des travaux des champs, que vous faites des semaines à rallonge de 90 heures voire plus, vous acceptez mal les leçons sur la conduite agricole que vous devriez mener, c’est juste insupportable. La défense, c’est Timothée qui l’incarne car il défend différents types d’agriculture. Nous avons fait le tour de France en train et rencontré par exemple des riziculteurs qui se trouvent attaqués par des bureaucrates qui ne veulent pas que certains types d’herbicides soient utilisés, alors même que le riz que nous importons n’est pas concerné par ses restrictions. Faisant cela, on met en péril des familles, des paysages, des cultures. Il a défendu ces riziculteurs, et il a gagné.

AJ : L’un des chapitres est consacré à une affaire dans les Ardennes. Il s’agit de l’empoisonnement involontaire par un pisciculteur d’un oiseau protégé, le Pygargue à queue blanche. La protection environnementale est l’un des principaux enjeux dans les litiges qui opposent les agriculteurs aux écologistes. Pensez-vous que les deux parties sauront un jour trouver un terrain d’entente ? 

Éric de La Chesnais : Oui, nous concluons même le livre sur cette possible et souhaitable réconciliation. Un terrain d’entente est possible si l’on exclut de part et d’autres les préjugés. Dans le cadre du pygargue à queue blanche, il y avait au tribunal 16 ou 17 parties civiles. Face à elles , un agriculteur en burnout, proche du suicide, qui ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il s’est efforcé de prouver qu’il ne voulait pas tuer cet animal en particulier, mais les prédateurs de ses poissons : les cormorans qui -eux- se multiplient sans qu’ils ne puissent réagir car cette espèce est également protégée. C’est son gagne-pain qui est en jeu et sa famille. Le procureur – qui n’a pas caché vouloir faire un exemple – a décrit le rapace comme un “être pur”. À mon sens, les convictions personnelles du magistrat ont influencé sa décision (le pisciculteur a été condamné à 8 mois de prison avec sursis, ndlr)  on ne peut pas être juge et partie. Je pense que cette affaire montre que parfois l’on marche sur la tête. La vie de l’animal a plus de valeur que celle de l’homme. Une société qui défend ses valeurs est face à un avenir incertain.

AJ : Dans le livre, on peut lire que les méthodes de l’Office national de la biodiversité (OFB) sont régulièrement présentées comme nourrissant le mal-être paysan.

Éric de La Chesnais : La manière dont se déroule les contrôles de l’Office français de la biodiversité est un sujet hautement sensible dans le monde agricole. Certes les 400 000 paysans de France ont une probabilité infinitésimale de voir des agents de l’OFB débarquer dans leurs fermes mais quand cela arrive, cette expérience leur laisse généralement de bons souvenirs. Les témoignages sont nombreux pour dire qu’il y a un problème. Revenons à l’exemple de Frédéric Mahaut. Était-il nécessaire que les agents de l’OFB et les gendarmes du PSIG prennent d’assaut au petit matin le domicile de ce pisciculteur ardennais comme s’il s’agissait d’un délinquant dangereux ou d’un terroriste ? Il a été menotté devant sa famille, sa maison a été perquisitionnée de fond en comble et emmené manu militari devant le procureur de Troyes. Au-delà de la honte pour ce notable rural cela a été très traumatisant. Nous avons d’autres témoignages en ce sens. Les agriculteurs sont des hommes et des femmes d’honneur qui ont travaillé toute leur vie pour nourrir la France et une partie du monde. Ils méritent le respect. Ce genre de confrontation entre ces deux mondes attisent selon moi les incompréhensions et la peur. Dans certains départements, comme l’Oise ou le Gard, syndicats agricoles et représentants de l’État ont signé une charte de bonne conduite qui encadre les contrôles des exploitations. Cela va dans le sens de l’apaisement. Auparavant, la plupart des litiges trouvaient leur issue à l’amiable. On allait chez son voisin pour trouver une solution avec sinon on allait chez le maire. On évitait d’aller en justice. Le lien entre les campagnes et les villes s’est distendu. L’acceptabilité sociale des paysans par des néoruraux qui ont de moins en moins de liens familiaux avec le milieu agricole s’est amoindrie. Les convocations devant le juge pour des problèmes qui paraissaient futiles comme l’odeur des vaches, le chant du cop ou le son des cloches se règlent devant le juge. L’affaire Le Coidic en l’illustration de ces deux mondes qui se côtoient mais ne se comprennent pas.

AJ : Le premier chapitre, intitulé : « Le pot de fer contre le pot de terre », raconte l’affaire de Fabien Le Coidic et du procès qu’il subit en voulant s’installer en Essonne. Pourquoi cette affaire est-elle symptomatique ?

Éric de La Chesnais : Cette affaire ou d’autres dont nous parlons dans le livre oppose deux mondes. Celui de l’opulence des villes avec ses préoccupations futiles comme celle de ne pas entendre les vaches meugler à la fragilité économique et sociale du monde agricole en proie à produire la nourriture nécessaire à la vie de ces mêmes urbains qui les dénigrent. La souveraineté alimentaire nationale est pourtant primordiale. Ce principe d’intérêt général devrait être inscrit dans la Constitution. C’est plus fort qu’une Loi. Chaque être humain doit pouvoir manger à sa faim. Dans ce contexte, les agriculteurs doivent aussi être défendus. Mais ce genre de combat judiciaire est long et peut avoir des répercussions sur la vie privée. Il fait parfois exploser les couples. Et le couple est souvent le cœur battant d’une exploitation…

AJ : Vous avez consacré un article à la mort de Pierre Alessandrini, agriculteur corse qui a été assassiné par la mafia pour avoir gêné des intérêts agricoles ou immobiliers. Considérez-vous que la résistance paysanne – tout comme le mal-être paysan – est rendue invisible ? 

Éric de La Chesnais : C’est le même combat, oui. Que ce soient les multinationales de l’alimentaire ou certaines mégas coopératifs dont le credo est la course maximale au profit, les paysans qui dépendent des ces acteurs économiques doivent être de plus en plus rentables.  Cette course effrénée à la rentabilité à diviser le monde agricole pourtant habitué à l’entraide. Le voisin est devenu l’ennemi et l’agrandissement le seul moyen de croître. Je n’ai jamais connu de près ce monsieur, mais son combat état juste, et on n’en parle pas assez. C’est pourtant l’assassinat d’un syndicaliste agricole sur son exploitation, dans le cadre de ses fonctions, c’est une atteinte aux droits de l’Homme. Au-delà de la Confédération paysanne à laquelle était liée Pierre Alessandrini et des querelles entre les différents syndicats agricoles, il y a beaucoup de progrès et d’idées neuves créatives et constructives dans chacune de ces organisations pour que l’agriculture devienne plus performante et plus humaine.

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