Béatrice Brugère : « La justice ne manque pas seulement de moyens »

Publié le 22/01/2025

Justice : la colère qui monte Béatrice Brugère, Éditions de l'Observatoire

C’est un livre foisonnant, qui vient d’être récompensé par le Prix du livre politique décerné par le barreau de Paris et par les internautes du prix de littérature politique, Edgar-Faure, remis chaque année au Sénat. Dans Justice, la colère qui monte, plaidoyer pour une refondation complète, paru aux éditions de l’Observatoire, Béatrice Brugère, première vice-procureur du tribunal judiciaire de Paris et secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats-FO, dresse un état des lieux du malaise dans la magistrature. Elle estime que les juges traversent une crise de sens liée à une approche comptable de leur métier. Chiffres à l’appui, en s’inspirant d’expériences menées par nos voisins européens, elle propose des « pistes d’améliorations ». Entretien avec une magistrate « ni défaitiste, ni fataliste », qui se dit « persuadée que les choses peuvent changer vite ».

Actu-Juridique : Votre livre s’ouvre sur le malaise dans la magistrature. Quel constat dressez-vous ?

Béatrice Brugère : J’ai pu depuis de nombreuses années faire le constat du manque de moyens dans la justice, mais il fallait avoir un état des lieux objectif de leur situation. Celui-ci a été fait lors des États généraux de la justice, consultation publique ouverte en octobre 2021 à laquelle j’ai participé en tant que secrétaire générale du syndicat Unité-magistrats FO. Elle a permis d’objectiver et de documenter la situation matérielle de la justice en France depuis plusieurs années. La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) nous permet d’avoir des chiffres au niveau européen : elle permet de mesurer le déficit significatif de magistrats en France, notamment au parquet. En Europe, la moyenne est de 22 juges et de 12 procureurs pour 100 000 habitants. En France, nous n’avons que 11,3 juges et 3 procureurs pour 100 000 habitants. Le ratio de procureurs dans notre pays est le plus bas en Europe, et logiquement, sa charge de travail est la plus forte. Ces chiffres sont à la fois objectifs et à relativiser : selon les pays, les magistrats se répartissent le travail différemment.

AJ : Que vous inspire ce constat ?

Béatrice Brugère : Le manque de magistrats est criant et connu, mais il ne suffit pas de rajouter des moyens pour que la justice aille mieux. Je ne peux d’ailleurs pas vous dire combien de magistrats supplémentaires seraient nécessaires : la Chancellerie n’arrive pas à évaluer les renforts qu’il faudrait. Nous avons du mal à quantifier les indicateurs de charge de travail par magistrats demandés par la Cour des comptes. Je peux en revanche vous dire que leur charge de travail au sein de la magistrature est mal répartie et qu’elle porte surtout sur les magistrats de première instance et du parquet. Plus que d’effectifs, la justice a besoin de réformes structurelles : une meilleure organisation du travail, une simplification des procédures, et la fin de l’idéologie du « new public management », ou « nouvelle gestion publique », telle que la décrit Alain Supiot, professeur au Collège de France, dans son livre La gouvernance par les nombres. Ce management organise les services publics sous l’angle de la quantité plus que de la qualité. Cela concerne les hôpitaux autant que la magistrature et déshumanise une mission qui touche à l’humain et à la qualité du jugement. Le ministère de la Justice est rentré dans un système de régulation des « stocks » et des « flux », comme le dénonçait la tribune des 3 000 parue en novembre 2021, dans le journal Le Monde. Cette idéologie vide le métier de juge de son sens.

AJ : Quels sont les résultats de ce « new public management » ?

Béatrice Brugère : En plus de déshumaniser la justice, ce mode de fonctionnement ne produit aucun résultat. On rentre dans un système de saturation, avec une multiplicité de lois et un grand nombre de dossiers à traiter. Les acteurs sont épuisés. Cette saturation entraîne une sorte de dissimulation : on trouve des voies de détournement pour éviter les stocks. Au pénal, une manière d’écluser les stocks est d’avoir des alternatives aux poursuites. Au civil, faute de moyens, on laisse des procédures dépasser les délais de prescription. Cela permet que la machine, qui ne peut pas tout traiter, continue à vivre. C’est pareil dans les prisons : il y a un manque de place, et on utilise les remises de peine pour réguler en permanence. Cela engendre une crise de confiance dans la justice.

AJ : Pourtant, le ministère de la Justice annonce de son côté un taux de réponse pénale proche de 90 %

Béatrice Brugère : C’est un chiffre de la Chancellerie que je reprends pour le déconstruire. Il est très haut et fait même peur : on a l’impression que l’État répond à tout et ne laisse aucune marge de manœuvre aux juges. Je décrypte ce chiffre, déjà sur la durée : il faut en réalité cinq ans pour avoir une réponse. D’autre part, les derniers chiffres publiés par la CEPEJ montrent que seules 12 à 14 % de procédures sont vraiment jugées. Cela nous place très en-deçà de la moyenne européenne, qui est de 38 % d’affaires jugées. La différence entre ces chiffres vient de la manière dont sont régulées les affaires, notamment par le développement des alternatives aux poursuites. Très peu d’affaires vont devant un juge. Or, pour un citoyen, la réponse, c’est l’accès au juge. Une affaire qui est petite pour l’institution, comme un trouble de voisinage, peut être très important pour les citoyens ! Cette réponse varie en plus d’un territoire à l’autre. Ce qui sera classé dans certaines juridictions ne le sera pas ailleurs. Les gens ne comprennent pas pourquoi quand ils déposent plainte, il ne se passe rien ensuite. Cette politique pénale est à la fois inefficace et illisible pour les citoyens. Après la rédaction de mon livre, j’ai trouvé un autre chiffre de la CEPEJ : le taux de classement exceptionnel pour auteur non identifié est de 75 %. Dans les trois quarts des plaintes qui donnent lieu à des poursuites, on ne trouve jamais l’auteur.

AJ : Sanctionner les infractions pénales ne serait pas une priorité ?

Béatrice Brugère : Cela dépend des sujets. Les violences faites aux femmes sont une priorité pénale partout : on ne peut plus dire aujourd’hui que la justice ne fait rien dans ce domaine. D’autres infractions en revanche sont très peu poursuivies. Par exemple, les vols. Cela est sans doute à mettre en lien avec la montée des assurances : on poursuit moins car les gens sont assurés. Cela m’a pris un temps fou de démêler les chiffres. Ceux du ministère de la Justice ont été ma base de travail. Il faut les prendre avec précaution. Ils ne disent pas tout et ne donnent pas la qualité du jugement. Ils permettent néanmoins d’identifier des tendances. Par exemple, le nombre de condamnation de prison a chuté. En 2018, on avait 131 000 peines de prison ferme. En 2023, seules 116 994 peines de prison ferme ont été prononcées.

AJ : Vous vous inscrivez contre cette tendance. Dans votre livre, vous défendez le recours à la peine de prison ferme…

Béatrice Brugère : Dans l’imaginaire collectif, et on ne peut pas grand-chose contre cela, la prison reste la référence de la condamnation. Y compris pour les délinquants : pas de prison égale pas de condamnation. Le juge pénal dispose d’une palette d’alternatives : sursis, sursis avec mise à l’épreuve, travaux d’intérêt général. Mais rien n’est aussi fort que l’incarcération sur le plan symbolique. D’autre part, les alternatives aux poursuites n’ont pas fait la preuve de leur efficacité, et, contrairement à ce que l’on entend souvent, y compris à l’ENM, aucune étude ne prouve que les courtes peines sont criminogènes et engendrent la récidive. Je crois que la prison est nécessaire dans l’arsenal judiciaire, pour protéger la société de gens très dangereux mais aussi, pensée différemment qu’elle ne l’est aujourd’hui, pour commencer un travail de réinsertion. Je crois que la prison peut être humaniste. Historiquement, la privation de liberté est d’ailleurs une peine très moderne qui vient se substituer, par souci d’humanité, à des sévices corporels. Depuis que Christiane Taubira a été garde des Sceaux, un fort mouvement anti-prison s’est développé, qui présente la prison sous un jour uniquement répressif. Ce mouvement « anti prison » a pu proliférer car les pouvoirs publics n’ont pas investi la prison de manière intelligente. On aurait pu en faire des lieux modernes, intéressants en vue d’une réinsertion. Réhabiliter la prison ne veut pas dire être uniquement répressif.

AJ : Comment faire pour que la prison devienne le lieu de la réinsertion ?

Béatrice Brugère : On peut la repenser, y compris dans son architecture qui en général est violente. À Papeete par exemple, j’ai visité une très belle prison avec des salles de théâtre, construite lorsque Jean-Jacques Urvoas était garde des Sceaux. Je propose aussi de construire des prisons différenciées. Il faut cesser de mettre dans les mêmes établissements, des prévenus et des condamnés, des courtes peines et des terroristes, des personnes souffrant de troubles psychiatriques qui doivent être soignés. Il faut des structures pour les courtes peines, et des quartiers de très haute sécurité pour les gens dangereux qui ne doivent pas contaminer les autres. Deuxième idée, très importante : je crois que pour des délits graves, comme les atteintes aux personnes, il faut prononcer des courtes peines, comprises entre 7 et 14 jours. Cette rencontre efficace avec une réponse proportionnée est très efficace et pas du tout désocialisante. Elle permet de faire la distinction entre une erreur de parcours et une trajectoire de délinquance qui doit être stoppée tout de suite. En termes de sanctions, cela me semble très pédagogique. La sanction n’est efficace que si elle est proportionnelle et rapide. Il faut retrouver le bon tempo en matière judiciaire : ni trop rapide ni trop lent, mais efficace. Ces courtes peines permettraient aussi de lutter contre la surpopulation carcérale.

AJ : Prononcer plus de peine de prison pour les vider, cela peut sembler paradoxal…

Béatrice Brugère : Mais ça ne l’est pas ! J’ai déconstruit mes préjugés en allant voir les directeurs des prisons, et notamment certains qui avaient échangé au niveau européen. Aujourd’hui en France, la surpopulation carcérale augmente alors même qu’on prononce moins de peines. Regardons les Pays-Bas, qui ont refondé leur politique pénale : les juges y incarcèrent deux fois plus que les magistrats français mais pour des durées bien moindres. Les condamnés rentrent en prison mais ils en sortent. Et les prisons se vident. En utilisant les très courtes peines, on évite la surpopulation carcérale, on sanctionne, et on fait de la prévention sur la récidive. Notre pays fait tout l’inverse : les juges prononcent des peines avec sursis, des sursis avec mise à l’épreuve, des travaux d’intérêt généraux. Ils n’utilisent l’incarcération qu’en dernier recours : c’est une logique qui s’entend mais qui ne fonctionne pas, comme le montrent les importants taux de récidive. La prison n’arrive qu’au bout de 6 ou 7 condamnations. Quand une peine de prison ferme finit par être prononcée, elle est lourde : les juges ont l’impression d’avoir tout essayé, le casier du mis en cause est chargé, les sursis sont révoqués. D’autre part, l’aménagement automatique des peines de moins d’un an de prison ferme pousse les magistrats, quand ils estiment que le mis en cause doit vraiment aller en prison, à prononcer des peines de plus d’un an. Du fait de cette politique pénale, les peines de prison ferme prononcées sont passées en moyenne de 5 mois à 11 mois. Paradoxalement, le mouvement « anti prison » a mené à de longues peines de prison dans des structures qui ne sont pas optimales. Il faut sortir du clivage qui oppose de manière binaire prison et réinsertion. Cela diminuerait la population carcérale et permettrait aux SPIP de bien suivre les détenus, ce qu’ils ne peuvent pas faire aujourd’hui.

AJ : Et au civil, quelles pistes proposez-vous pour améliorer la situation ?

Béatrice Brugère : Mon syndicat, le SNM-FO, promeut activement les modes alternatifs de règlements des conflits (MARD) au civil. Comme sur le sujet de la prison, cela implique de changer de manière de penser. Dans ce domaine encore, les pratiques anglo-saxonnes sont inspirantes, en effet, elles réservent le juge aux affaires complexes et techniques. Ces MARD ont généré de fortes oppositions, notamment de la part des avocats qui ont peur d’y perdre sur le plan économique. Ils n’ont réellement émergé que du fait d’Éric Dupond-Moretti, qui les a portés comme une manière d’accélérer la justice pour les citoyens. L’idée est que tous les contentieux civils, si les parties sont d’accord, peuvent être traités par un médiateur sous l’office du juge. Ce n’est donc pas de la déjudiciarisation. Nous plaidons pour que les MARD et les audiences de règlement amiables (ARA) deviennent obligatoires. Notre objectif est que cela soit inscrit dans les textes. Il reste du travail mais cela a avancé.

AJ : Êtes-vous optimiste ?

Béatrice Brugère : Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, mais pragmatique et dans l’action. Mon syndicat est réformiste. Il a permis de faire avancer les MARD. Sur le pénal, ses idées, notamment celles des très courtes peines de prison, sont de plus en plus reprises dans le débat public. La situation peut changer et les magistrats être de nouveau heureux au travail, mais cela ne se fera pas sans une réorganisation profonde de la magistrature. Notre organisation est archaïque et source de difficulté. Les gardes des Sceaux doivent se saisir des questions d’administration. L’absence de moyens aggrave la situation mais le sujet majeur n’est pas là. L’architecture de l’institution judiciaire, la hiérarchie des valeurs, le sens de la loi doivent être repensées. Il nous faut un ministère exemplaire sur le plan éthique et organisationnel, avec plus de transparence et plus de compétence. Nous sommes un corps très individualisé, dans lequel il faut réintroduire du collectif. Je suis pour des évaluations collectives des services, pour que les chefs soient évalués au même titre que leurs subordonnés, pour que tout le monde ait les mêmes chances pour postuler à des postes. Il faut qu’une démocratie interne fonctionne au sein de la magistrature, et que dans les assemblées générales, les voix des magistrats ne soient pas que consultatives. La gouvernance interne a un impact sur la qualité de la justice. Je ne prétends pas avoir toutes les réponses au malaise de la magistrature mais j’essaie de poser correctement les questions.

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