Benjamin Deparis : « Sur le structurel, on reste sur un point noir de déficit de greffes »
Magistrat depuis vingt-trois ans, Benjamin Deparis est président du tribunal judiciaire (TJ) d’Évry et président de la Conférence des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ). Pour Actu-juridique, il revient sur l’année 2021 écoulée.
Actu-juridique : Le tribunal judiciaire d’Évry n’a pas organisé d’audience solennelle en janvier 2022. Pourquoi ?
Benjamin Deparis : L’institution s’adapte aux directives générales du Premier ministre qui avait proscrit les vœux dans toutes les administrations. À côté de cela, au vu de la situation sanitaire, nous avions pris la décision de l’annuler. Nous sommes dans une situation déjà compliquée pour faire tenir certains services ; créer des événements potentiellement à risque n’était donc pas opportun. Nous avons tout de même reçu nos plaquettes statistiques et explicatives et les envois à nos invités et à nos partenaires habituels sont en cours. Cela tiendra lieu, malheureusement, d’audience solennelle de rentrée pour cette année 2022.
AJ : Les audiences solennelles sont l’occasion de dresser le bilan de l’année précédente. Quel est le vôtre ?
B.D. : Les résultats sont assez bons malgré, je le rappelle, un handicap structurel de base. Nous avons une situation compliquée au siège mais également au greffe. De ce point de vue, les chiffres sont mauvais. À la fin de l’année 2021, nous étions à 8,6 % de vacance nette de postes au sein du greffe ; cela est conséquent au vu du taux de vacance nationale qui est de 7,42 % et au vu du taux de la cour d’appel de Paris qui est de 6,57 %. Si on ajoute à cela les temps partiels qui s’élèvent à 23,77 % de l’effectif (au lieu de 13,57 % pour la cour d’appel), cela nous amène à une juridiction qui fonctionne, pour le greffe, à – 13 %. En outre, cela ne correspond qu’à l’effectif théorique ; il y a également toutes les absences dues au Covid, comme partout, ainsi que les congés maternités et maladie. Nous avons donc, pour les emplois que je nomme « non-opérationnels », 35 voire 40 postes non-opérationnels sur 244. C’est énorme. Cela engendre des difficultés.
AJ : Qu’en est-il de l’activité générale ?
B.D. : Le niveau d’activité générale s’est accru. Si on regarde sur le temps long, et pas seulement sur l’année 2020, je suis assez satisfait des résultats que nous avons obtenus. Nous avons, en effet, retrouvé la situation du 30 juin 2019. En réalité, la situation s’est compliquée dès la grève des retraites, fin novembre 2019, avec des renvois en masse du fait des grèves de transport. On a ensuite enchaîné, début janvier, avec la grève des barreaux puis avec 3 mois de restrictions lourdes dont la fermeture au public avec les premiers moments du Covid. Quant à l’année 2021, il n’y a pas eu de réduction de l’activité malgré toutes les absences liées au Covid.
AJ : Quel est l’état du stock général ?
B.D. : Le stock général a fortement baissé, à nouveau, en 2021, particulièrement celui des affaires familiales auprès du juge aux affaires familiales (JAF), grâce à des opérations préparées, des contrats d’objectifs et une anticipation de la réforme du divorce. Nous avons réussi à sortir toutes les anciennes procédures de conciliation puisque la réforme n’est applicable qu’aux nouvelles affaires introduites à compter du 1er janvier 2021 ; ces procédures ont été totalement liquidées à la fin du mois de mai 2021. Cela nous a permis de déstocker et d’être en ordre de marche, tout cela au profit du justiciable. Ainsi, alors que le délai de convocation en premier appel de conciliation de divorce était de 8 mois dans l’ancienne procédure, il se situe désormais à 4 mois dans la nouvelle procédure.
AJ : Le Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) est entré en vigueur le 30 septembre 2021. Comment l’avez-vous accueilli ?
B.D. : Nous partions de loin puisque le stock structurel ancien était de plus d’un millier d’affaires, parfois vieilles de plusieurs années ou alors bloquées dans les tiroirs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ; il y avait, depuis plusieurs années, un nœud. Grâce au neuvième juge des enfants arrivé de façon pérenne en janvier 2021 et aux contrats d’objectifs conclus avec la cour d’appel, nous avons cependant réussi à parfaitement préparer la situation pour l’entrée en vigueur du CJPM. Notre stock était à ce moment-là composé de 400 affaires, ce qui correspond à l’activité d’un trimestre avec un flux ordinaire. Sur le local, nous étions prêts. Ainsi, toutes nos affaires pour lesquelles l’ordonnance de 1945 s’applique toujours seront résorbées à la fin du printemps.
AJ : Qu’en est-il de l’instruction ?
B.D. : Il s’agit de notre « point noir ». L’activité est en très forte augmentation, depuis 2 ans, avec une hausse de 46 % d’ouvertures d’informations. Cela est révélateur de quelque chose dans le département. Il y a eu, en février 2021, toutes les affaires des rixes dans l’Essonne. Ce sont des affaires extrêmement chronophages ; vous devez faire des analyses ADN, des interrogatoires, des confrontations, des mises en examen, souvent avec des mineurs. Aujourd’hui, notre structure des cabinets d’instruction est à la limite de ne plus pouvoir fonctionner. Le format est inadapté. Je demande – et je suis soutenu par le président de la cour d’appel – a minima un huitième juge d’instruction.
AJ : Pourquoi de telles difficultés ?
B.D. : En moyenne, il y a 115 affaires en cours par cabinet. Nous avons également fait le choix d’avoir des cabinets, avec un peu moins de dossiers, mais qui traitent des procédures prioritaires. De nouvelles affaires emblématiques sont arrivées, comme l’effondrement de la gare de Massy, l’été dernier ; ce n’est pas une petite affaire. Tout cela demande du temps. Nous avons surtout des grosses difficultés au niveau du greffe. En effet, il s’agit d’un métier très particulier pour lequel il est très compliqué de trouver des remplaçants. La structure des affaires est équilibrée : 50 % d’affaires criminelles et 50 % d’affaires correctionnelles. Quant à ces dernières, ce sont soit des rixes, soit des affaires entre bandes, impliquant souvent des mineurs.
AJ : Vous évoquiez pourtant de bons résultats ?
B.D. : Oui, nous sommes satisfaits de nos résultats en civil et en droit pénal général, puisque nous avons retrouvé des niveaux correspondant au mois de juin 2019. Le droit pénal général n’a d’ailleurs jamais été aussi élevé : pour la partie siège, il y a aujourd’hui plus de 10 000 affaires. Les indicateurs sont également satisfaisants dans la matière civile : il y a moins de décisions de plus d’un an dans le stock que dans les autres juridictions.
AJ : Comment se porte le pôle social ?
B.D. : Le stock a baissé à 1 848 affaires. Ce qui est spectaculaire, c’est le juge départiteur : il n’y a plus du tout de délai. Il ne me reste plus « que » 39 affaires en cours qui sont déjà toutes audiencées, alors qu’on partait d’un stock de plus de 260 affaires. L’audiencement s’effectue aujourd’hui un ou deux mois après le procès-verbal de partage.
AJ : Où en est l’expérimentation menée depuis octobre 2021 en référé d’organiser deux audiences par mois dédiées aux nouvelles affaires sans plafonnement de leur nombre ?
B.D. : D’abord, les barreaux n’ont plus de délai d’audiencement, ce qui permet d’introduire une affaire quand vous voulez ; vous avez toujours une date à quinzaine. Avant cela, on se situait à un peu moins de deux mois en premier appel. En revanche, cela entraîne de très importantes audiences d’appels des causes – jusqu’à plus de 60 à 70 appelées. Ainsi, si vous êtes prêts, vous pouvez déposer, sinon, s’il y a le moindre échange, la moindre contestation ou le souhait de plaider, l’affaire est renvoyée, on constitue un versement sur les six autres audiences du mois. Il s’agit d’un grand bouleversement entraînant un fonctionnement volontairement déséquilibré. Il y a deux immenses audiences d’appels de cause et de mise en état. C’était complexe au départ, mais tout le monde a cependant accepté de poursuivre l’expérimentation durant au moins un trimestre. L’idée était de réinsuffler du sens à nos audiences de référé et de permettre aux avocats de plaider à nouveau. Aujourd’hui, ils ont donc le choix ; ils peuvent déposer tout de suite dans une audience de forme, ou ils peuvent plaider dans une véritable audience civile, sans mise en état. D’après moi, cela est gagnant-gagnant pour tout le monde.
AJ : Pourquoi gagnant-gagnant ?
B.D. : Quant aux greffes, il peut y avoir deux spécialistes qui tiennent les audiences d’affaires nouvelles par mois – et en cas de maladie ou d’absence sur les six autres audiences, il est possible de mettre des greffiers plutôt de chambre civile puisque cela devient une audience de plaidoirie avec un format plus habituel. Quant aux barreaux, l’avantage est la date très proche ; il n’y a plus besoin d’attendre un délai de deux mois. Surtout, les avocats voulant plaider en ont la place. Pour nous, surtout sur les audiences d’affaires nouvelles, le taux de retenue est très important – sur 70 affaires, au moins 40 sont retenues. Cela nous a permis de créer une filière de l’expertise, de l’ordonnance commune, avec des délais plus rapprochés ainsi qu’un traitement concerté et ramassé sur certaines audiences.
AJ : Comment se portent les tribunaux de proximité ?
B.D. : Les nouvelles affaires sont en baisse mais nous ne l’expliquons pas. Cependant, le tribunal de Longjumeau est fortement sollicité par le contentieux aérien, lié aux indemnisations des vols annulés ou retardés. Le ressort de ce tribunal de proximité comprend la commune de Paray-Vieille-Poste, siège social de plusieurs compagnies low cost ; c’est pour cela que ce tribunal est destinataire de ces affaires. Nous essayons de trouver une solution face à ce contentieux qui mobilise des cabinets d’avocats qui centralisent parfois des centaines de demandes à eux tout seuls. En un clic, les clients donnent leur mandat pour effectuer une procédure judiciaire mais n’ont pas conscience d’avoir saisi le tribunal ; ils ne se souviennent pas d’avoir cliqué sur cette case. En outre, il n’y a pas de valeur ajoutée au recours au juge du fait de la directive européenne censée protéger les passagers aériens en cas d’annulation, de retard de vol et de refus d’embarquement. Les compagnies ont néanmoins tendance à mal l’appliquer, ces derniers temps. La liquidation judiciaire d’Aigle Azur donne une petite bouffée d’oxygène – il s’agit quasiment de 900 affaires. Malheureusement pour les gens, ils ne récupéreront jamais quoi que ce soit. Avec la reprise du trafic aérien en 2021, on retrouve l’introduction d’affaires de ce type alors que toutes les affaires de 2019 n’ont pas été réglées. Cela est compliqué à gérer pour le tribunal de Longjumeau ; il y a 2 000 affaires bloquées, ce qui correspond à plus d’une année de stock civil ordinaire de droit commun. C’est pourquoi nous demandons un texte spécial pour constater le désistement sans audience.
AJ : Comment envisagez-vous l’année 2022 ? Y’a-t-il des inquiétudes ?
B.D. : Nous avons une inquiétude très forte liée à la réforme de l’intermédiation des pensions alimentaires qui oblige les greffes à saisir les données sur le portail de l’Aripa. Ce mécanisme de substitution permet aux parents créanciers, dont le débiteur serait défaillant, d’obtenir un virement direct de la CAF. Il s’agit d’une idée formidable mais cela fait reposer sur l’institution judiciaire, alors qu’il n’y a pas d’interface entre les systèmes, le poids de ressaisir ces données sur le portail de l’Aripa. Nous avons procédé à des études d’impact : c’est une folie. L’effectif nécessaire pour procéder à ces démarches, si on devait le calculer, pourrait s’élever à 3,5 équivalents temps plein (ETP) au bout de quelques mois, rien que pour saisir des données. Nous sommes en contact avec le ministère à ce propos qui cherche des solutions puisque, de notre côté, on ne pourra pas le faire. Si je devais choisir entre tenir des audiences et faire cela, je choisirais évidemment la première solution.
AJ : Vous allez également accueillir le procès de l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge du 25 avril au 17 juin 2022.
B.D. : Nous sommes sur des comités de pilotage et d’organisation, depuis le début de l’année 2020. Avec 55 avocats dans l’affaire et un peu moins de 200 parties civiles, toute la difficulté est de savoir le nombre de personnes qui seront présentes. Le TJ d’Évry a l’un des taux d’occupation des salles le plus fort d’Île-de-France. Nous n’avons aucune marge et devons constamment jongler pour assurer l’activité pénale. Nous devons également composer avec les travaux du site, qui ont commencé le 5 janvier 2022, tout en devant continuer d’assurer l’activité du tribunal. Durant le procès de Brétigny, c’est la salle actuelle d’assises qui servira pour le procès – le box vitré sera cependant démonté puisque les prévenus sont libres. La salle du milieu servira de vidéodiffusion pour le reste des parties civiles et la salle 10 sera constituée en salle de presse. Accueillir ce type de procès dans un espace et en un temps contraints constitue un grand défi. Nous faisons au mieux mais nous ne pouvons pas pousser les murs pour autant. Nous allons créer des salles de repos pour les victimes et pour la défense et nous allons essayer d’avoir du soutien, notamment médical. Nous aurons également une psychologue présente durant tout le procès qui pourra assurer des entretiens individuels avec les victimes. Ce procès permettra de mettre à niveau les systèmes de visioconférence dans les salles pénales. Nous aurons des écrans directionnels visant à moderniser la juridiction sur ce plan avec une signalétique directement arrimée au logiciel Pilot de la présidence. Ainsi, dès l’entrée du tribunal, il sera possible d’accéder, sur un écran, à la vision de telle audience à tel endroit.
AJ : Où en sont les travaux d’extension du TJ ?
B.D. : Les travaux d’extension du TJ devraient commencer au mois de janvier 2023. D’ici là, la nouvelle cité judiciaire de Longjumeau devrait être mise en service, au mois de février 2023. C’est une très bonne chose. Ce tribunal de proximité fonctionne depuis 20 ans dans des Algeco comportant des risques pour le personnel. On voit enfin le bout du tunnel.
AJ : L’année 2021 a également été marquée par une mobilisation historique des magistrats.
B.D. : Avec ma casquette de président de la CNPTJ, j’étais moi-même dans le bureau du ministre fin novembre, au pic de la mobilisation, pour évoquer les raisons profondes de ce mouvement. On sent qu’au niveau local, il s’agit d’une mobilisation exceptionnelle. La journée du 15 décembre a été unique en son genre avec un taux de magistrats grévistes s’élevant à 10 voire 15 %. Cela n’était jamais arrivé. En outre, les chefs de cour et de juridictions ont également fait bloc ; cela aussi, c’était historique.
AJ : Face à la mobilisation des magistrats, beaucoup faisaient remarquer que le budget de la justice était pourtant en hausse…
B.D. : Évidemment que la courbe nationale du budget de la justice est en augmentation, mais il s’agit du budget du ministère de la Justice, et non pas de la justice. Ainsi, ce budget est en grande partie absorbé, à juste titre, par l’administration pénitentiaire pour la construction de places dans le cadre de la première tranche du programme pénitentiaire 15 000 places. En 2022, ce budget servira à créer les postes de surveillants qui vont avec. Il s’agit de rappeler que l’année 2022, c’est 50 postes de magistrats, 48 postes de greffiers, avec toutes les vacances que j’ai rappelées.
AJ : Les aides apportées par le ministère ces deux dernières années ont-elles été suffisantes ?
B.D. : Les « sucres rapides » de notre ministre ont évidemment été utiles, mais pour un format de reprise. Ils ont été appréciés pour ce qu’ils sont, le moyen d’assurer le redémarrage en 2020 et de diminuer un peu les stocks en 2021.
Nous avons pu recruter des juristes assistants, mais nous recevons maintenant des candidatures de personnes qui n’ont pas toujours le niveau compte tenu de la concurrence entre les juridictions. En outre, si ces postes peuvent aider à résorber les stocks, cela ne règle pas tous les problèmes, notamment quant aux difficultés touchant à l’instruction. Les contractuels B et C peuvent être sur des tâches de soutien mais pas en audience. Là aussi, on a pris tout ce qu’il y avait à prendre mais il s’agit d’un soutien extrêmement conjoncturel. Sur le structurel, on reste sur un point noir de déficit de greffes. Par ailleurs, au-delà de cet aspect quantitatif, la mobilisation dénonce le fait d’avoir toujours moins de temps de parole pour les parties, de moins en moins de temps d’échanges contradictoires ainsi que des audiences tardives – un tiers des audiences pénales terminent après 21 heures, ce n’est pas rien. Ce mouvement doit permettre des avancées au niveau local. Ainsi, si on veut avancer collectivement, il s’agit d’aller vers davantage de qualité. La CNPTJ va donc faire connaître le premier référentiel qualité pour le siège comme l’appelle de ses vœux la Cour des comptes et tous les observateurs. Cela objectivera un certain nombre de déficits ainsi que la répartition inégale des moyens sur le territoire national.
AJ : Peut-on espérer quelque chose des États généraux de la justice, organisés à l’automne dernier, auxquels vous avez participé ?
B.D. : L’idée était d’éviter la politique de la chaise vide. Au local, cela n’a pas intéressé les collègues. À titre personnel, je laisse la porte ouverte aux résultats. J’espère seulement que ce ne sera pas un rapport de plus sur les étagères. La refonte du Code de procédure pénale est, selon moi, un minimum, avec une centaine d’articles plus ramassés et une lecture plus cohérente et lisible de la procédure pénale. Puisqu’on peut écrire tous les beaux rapports du monde, si on ne simplifie pas les procédures et les textes et si on ne travaille pas sur l’immense dette numérique, cela ne sert à rien. Le problème est avant tout là : notre applicatif civil date des années 1990, on n’a pas de cloud pour mettre les dossiers en matière civile, le RPVA ne fonctionne pas bien… Nous passons notre temps à demander des interventions pour le réparer. Nos équipes sont très réactives mais cela fait penser à une voiture qu’on maintient en vie en lui faisant subir des réparations en permanence. Cela fatigue tout le monde et est générateur d’une grande partie de la crise actuelle : la vie des avocats est rendue impossible par ces histoires de technologie qui n’avancent pas. Cela doit être le champ d’attaque de la prochaine mandature et nous serons très attentifs à ce que les états généraux diront sur ce point.
Référence : AJU003n5