Claire Thépaut : « Les moyens judiciaires et policiers en France ne sont clairement pas à la hauteur des enjeux de la délinquance en col blanc » !

Publié le 07/03/2024

Magistrate depuis 1995, Claire Thépaut a vu son nom associé à de nombreux dossiers médiatiques : les affaire Tapie, Médiator ou encore Nicolas Sarkozy. Cela ne représente qu’une infime partie des dossiers qu’a eue à traiter la juge d’instruction. Aujourd’hui, elle est première vice-présidente de l’instruction, doyenne et coordinatrice du service de l’instruction au sein du tribunal judiciaire de Bobigny. Annoncée lors de l’audience de rentrée, en septembre dernier, par le président du tribunal, elle a maintenant comme objectif le renforcement de l’instruction en matière financière. Renforcement permis par la création de deux postes de magistrats instructeurs supplémentaires. Claire Thépaut fait le point pour Actu-Juridique sur son rôle au sein de ce tribunal. Rencontre.

Actu-Juridique : Vous êtes de retour au tribunal judiciaire de Bobigny depuis janvier 2021, avec seize juges sous votre coordination. Quel est votre constat sur la matière économique et financière (Éco-Fi) ?

Claire Thépaut : Ma première spécialisation en matière économique et financière date de mon précédent passage comme juge d’instruction à Bobigny où j’ai découvert, en la pratiquant, cette matière qui m’a passionnée. J’avais beaucoup apprécié le droit commun (trafics de stupéfiants, meurtres, extorsions…) mais au bout d’un moment on a envie de trouver d’autres domaines de compétence et d’aller voir d’autres types de dossiers. J’avais toutefois déjà vu les limites de l’exercice. Nous étions trois juges d’instruction spécialisés à l’éco-fi mais 60 à 75 % de nos dossiers étaient de droit commun et accaparaient l’essentiel de notre temps de travail notamment parce qu’ils comportaient des détenus, ce qui n’est pas le cas, en général, des dossiers éco-fi qui, de ce fait, ne sont jamais prioritaires et sont au contraire souvent délaissés. J’avais quitté Bobigny avec ce regret. Je suis ensuite passée notamment par le pôle financier du tribunal de Paris où les magistrats du parquet et les juges d’instruction peuvent se consacrer à 100 % au traitement de ces affaires souvent complexes, ce qui assure une effectivité de la réponse pénale. Ce sont des dossiers qui m’ont procuré beaucoup de satisfaction intellectuelle du fait de leur technicité, et auxquels je pouvais me consacrer à temps plein, à défaut de satisfaction judiciaire, les délais d’instruction et d’audiencement de ces dossiers demeurant là aussi très longs du fait du sous-effectif structurel dont souffre l’institution judiciaire. Ce fut une belle découverte au cours de ma carrière. En revenant au tribunal de Bobigny, en 2021 en tant que coordonnatrice du service de l’instruction, j’ai pris en charge à nouveau un cabinet Éco-Fi avec les mêmes dossiers de criminalité financière plutôt maltraités. J’ai alors souhaité mettre l’expérience vécue au pôle spécialisé de Paris au service du tribunal judiciaire de Bobigny où la délinquance financière passe souvent sous les radars.

AJ : Qu’entendez-vous par des dossiers « maltraités » ?

Claire Thépaut : Lorsque vous devez traiter 60 à 75 % de dossiers de criminalité grave et/ou organisée avec de nombreux détenus, c’est compliqué de mener en parallèle les instructions financières, parfois lourdes et complexes, mais toujours considérées comme moins prioritaires par rapport aux dossiers d’atteintes aux personnes. La juridiction interrégionale spécialisée dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées (JIRS) de Paris est elle-même débordée et ne se saisit que de très peu de nos gros dossiers, que nous devons donc instruire alors que nous n’avons pas les mêmes moyens. À titre d’exemple, les juges d’instruction de la JIRS de Paris instruisent 50 à 60 dossiers quand nous en avons le double.

AJ : Que traitez-vous à Bobigny ?

Claire Thépaut : En matière économique et financière, ce sont pour l’essentiel des dossiers d’escroqueries et blanchiment en bande organisée. Ces derniers mois, j’ai notamment été saisie concomitamment d’un gros dossier de trafic de stupéfiants et de deux importants dossiers de blanchiment. L’un d’eux représente 45 millions d’euros blanchis en 2 ans, l’autre comporte en outre des atteintes à l’environnement, des faits d’habitat indigne. Traiter ces trois dossiers en parallèle de mes 90 autres dossiers de viols, meurtres, enlèvements et séquestration, escroqueries est une gageure. De nombreux dossiers sont hélas délaissés.

AJ : La criminalité financière peut pourtant être directement liée au reste du champ pénal ?

Claire Thépaut : Un trafic de stupéfiants peut générer plusieurs centaines de milliers d’euros par mois, ces espèces il faut bien les blanchir. S’attaquer aux réseaux de blanchiment c’est s’attaquer à tous les trafics. Démanteler les points de deal est essentiel mais on voit bien que ça ne suffit pas ; il faut priver les délinquants du moyen de profiter du produit de leurs crimes. La lutte contre le blanchiment peut être un de ces moyens, avec les saisies et confiscations qui se développent. D’où l’idée de renforcer la section économique et financière du service de l’instruction en spécialisant deux cabinets à 100 % sur ce contentieux et en maintenant deux autres cabinets instruisant à la fois des dossiers de droit commun et des dossiers éco-fi. L’idée est de se donner les moyens d’instruire notamment les dossiers de blanchiment, les volets économiques et financiers des dossiers de trafics de stupéfiants, mais également les atteintes à la probité (corruption, favoritisme, détournement de fonds publics, etc.), en nombre très faible à l’instruction, ce qui paraît illogique au regard de la taille du département où sont gérés de très importants fonds publics. La section financière du parquet de Bobigny sait qu’elle peut désormais nous saisir utilement également de ce type de dossiers et que nous serons en mesure de les traiter avec diligence.

AJ : Deux postes ont donc été créés en 2022. Où en êtes-vous début 2024 ?

Claire Thépaut : En janvier 2021, nous étions 14 juges d’instruction. En 2022, deux postes ont effectivement été créés et ont été pourvus en septembre dernier 2023 ; le recrutement des deux nouveaux greffiers n’étant intervenu que le 15 novembre 2023 la section Éco-Fi renforcée est donc en place depuis un mois. Nous sommes passées de 3 à 4 juges d’instruction éco-fi dont deux à 100 %. Si le procureur nous saisit de suffisamment de dossiers, nous nous maintiendrons comme cela. Sans le renfort du service cela n’aurait pas été possible.

AJ : Comment s’est déroulée la transition ?

Claire Thépaut : Pour les deux juges à 100 % éco-fi, dont moi-même, nous nous sommes dessaisies d’une vingtaine de dossiers chacune, nous avons conservé un certain nombre de dossiers non financiers afin qu’ils ne pâtissent pas d’un changement de juge. Alors que nos collègues ont 100-110 dossiers, nous en avons entre 60 et 70. Nous avons recruté une juriste assistante qui sera dédiée à la section économique et financière ainsi qu’aux saisies et scellés. Nous allons pouvoir sortir nos vieux dossiers qui ont pris des délais à cause de la surcharge.

AJ : Que voulez-vous dire par « vieux dossiers » ?

Claire Thépaut : Nous avons des dossiers ouverts à l’instruction depuis 2018 et même avant qui sont encore dans nos placards, avec plusieurs personnes mises en examen et sous contrôle judiciaire et des victimes qui attendent depuis plusieurs années que leur affaire soit jugée. La surcharge de travail et la priorité donnée aux nombreux dossiers d’atteintes aux personnes et comportant des détenus (qui impliquent des délais procéduraux stricts) expliquent cet état de fait. Sans compter qu’après clôture de l’instruction, le délai pour juger l’affaire peut également être long, compte tenu de la surcharge des audiences. La faiblesse des effectifs de police affectés à ce contentieux joue également. Au service départemental de police judiciaire de Seine St Denis il n’y a que 5 enquêteurs dédiés au contentieux ! Le SDPJ est lui aussi totalement accaparé par les trafics de stupéfiants et les atteintes aux personnes. On travaille donc aussi avec les services enquêteurs parisiens et avec les offices centraux spécialisés qui sont à l’origine de nos plus gros dossiers mais qui eux aussi souffrent d’effectifs insuffisants face à l’ampleur de la tâche. Le constat est que les moyens judiciaires et policiers en France ne sont clairement pas à la hauteur des enjeux de la délinquance en col blanc. Si vous ne dédiez pas des effectifs suffisants à celle-ci, c’est systématiquement le traitement de la délinquance du quotidien qui l’emportera et captera la quasi-totalité des moyens. Un voleur de portable dans le métro sera jugé dans les 48 heures, un individu qui blanchit des millions ne sera jugé que des années après les faits.

AJ : En parallèle, vous êtes engagée auprès de l’Association française des magistrats pour la justice environnementale (AMFJE). Quel est son but ?

Claire Thépaut : Face à l’urgence évidente de la question environnementale, notre association créée fin 2022 a pour premier objectif de sensibiliser les collègues sur ce contentieux, de les aider à traiter les atteintes à l’environnement en leur donnant des outils techniques et pratiques. C’est un contentieux vaste et complexe et peu de collègues sont formés pour traiter de litiges aussi variés que les atteintes aux espèces protégées, les pollutions des cours d’eaux, le traitement des déchets. Notre association a vocation à diffuser le droit de l’environnement plus largement, à être un partenaire identifié notamment pour les pouvoirs publics, le législateur et les collègues à l’étranger. C’est un sujet que tous les professionnels du droit doivent absolument prendre à bras-le-corps. On vient d’organiser notre premier colloque : « Le climat : la justice pour quoi faire ? », qui a été un succès avec 400 participants. Des pôles spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement ont été créés en 2020 dans chaque cour d’appel mais sans aucun moyen supplémentaire. Des magistrats ayant à traiter les vols et les viols se voient confier ce contentieux en plus du reste sans formation obligatoire en la matière, c’est compliqué d’imaginer une action judiciaire efficace dans ces conditions. C’est un sujet qui concerne tout le monde. L’idée est de passer aux actes dans les juridictions.

AJ : Y-a-t-il un lien entre environnement et Éco-Fi ?

Claire Thépaut : Oui. Le domaine de la gestion des déchets brasse par exemple énormément d’argent et peut être l’occasion de pas mal d’infractions comme le blanchiment, l’escroquerie, le travail dissimulé. On a l’exemple de l’Italie avec la mafia qui s’est emparé de ces marchés très lucratifs de traitement des déchets pour les jeter dans la Méditerranée. C’est comme la corruption, tout cela n’existe pas qu’en Italie et on a sans doute en France un déficit de détection de ces délits. Ce sont des infractions avec lesquelles on est moins familiers donc il y a une nécessité de faire de la sensibilisation. Et dans les deux cas (éco-fi et environnement) seuls des moyens dédiés, sanctuarisés, sont de nature à créer les conditions d’un traitement effectif et efficace du problème.

AJ : Qu’espérez-vous pour la suite ?

Claire Thépaut : Pour le moment, j’espère que ça va suivre au niveau des effectifs et de la police judiciaire du 93. Je n’ai pas la main là-dessus. Je fais passer le message et j’espère que ce sera entendu. Il y a eu un renforcement du GIR 93 – plus spécialement chargé de faire les enquêtes patrimoniales. Il vient en appui du service enquêteur. Il permet de réaliser une enquête sur chaque suspect pour envisager, par exemple, des saisies patrimoniales avant une garde à vue. Avec un dossier de trafic de drogue, ces enquêtes peuvent mener à un dossier important de blanchiment. Le GIR peut également enquêter sur le train de vie des suspects, et saisir les biens produits de l’infraction mais les enquêteurs du GIR ne sont pas formés aux investigations financières proprement dites tendant à démanteler des réseaux. Notre juriste assistante devrait nous aider à développer les saisies. C’est quelque chose que je veux développer à Bobigny.

AJ : Vous encouragez donc de « taper au porte-monnaie » ?

Claire Thépaut : Quand il y a des saisies au stade de l’instruction, on peut confisquer plus facilement au moment du jugement. Pour que les volets blanchiment et patrimoniaux des dossiers de stupéfiants et autres soient plus instruits qu’avant, les juges Éco-Fi sont là en renfort. J’espère aussi que le procureur et tous les magistrats du parquet profiteront de cette nouvelle section éco-fi renforcée pour nous confier de beaux dossiers, car ils pourront désormais être traités avec diligence. D’autant que le président du tribunal judiciaire de Bobigny ne se contente pas de renforcer notre section éco-fi à l’instruction mais crée une filière de jugement prioritaire en s’assurant que la 15e chambre correctionnelle du tribunal juge nos dossiers dans des délais corrects. Les affaires graves et complexes sont hélas les plus difficiles à faire juger puisqu’elles nécessitent un temps d’audience difficile à trouver dans l’agenda judiciaire si chargé ; la situation s’améliore, le stock des ordonnances des juges d’instruction en attente d’être jugées (tous contentieux confondus) est passé de 500 à moins de 400 environ en 2023, ce qui reste bien sûr encore insatisfaisant. La perspective de pouvoir être à la hauteur de cet enjeu de société qu’est la lutte contre la criminalité financière en Seine-Saint-Denis est très enthousiasmante.

Plan