Clarisse Surin : « L’avocat n’a pas encore le droit de montrer sa fragilité »
Travailliste, ancienne membre du conseil de l’ordre et du Conseil national des barreaux, Clarisse Surin est candidate, avec le pénaliste, Thomas Baudesson, au bâtonnat du barreau de Paris pour les élections de décembre prochain (mandature 2026-2027). Au cœur de leurs priorités, la santé des avocats, et une forme inédite de partenariat : c’est un co-bâtonnat qu’ils proposent, une organisation à deux têtes pour être deux fois plus efficace face aux nombreux chantiers à concrétiser.
Clarisse Surin et Thomas Baudesson
Actu-Juridique : Pourquoi et comment êtes-vous devenue avocate ?
Clarisse Surin : Je crois que j’ai l’injustice chevillée au corps. Ma première plaidoirie, je l’ai faite à 5 ans. Mes parents ont toujours dit : « Cette enfant sera avocat ou magistrat » ! Je suis donc avocat par passion, c’est une vocation. J’ai un parcours classique universitaire en droit, mais, comme je ne le trouvais pas assez professionnalisant, dès la 2e année, j’ai voulu impérativement voir ce qui se passait en cabinet. Avec Jean-Claude Woog et Alain Fréville, son associé, mon mentor, j’ai appris l’importance de la rigueur juridique. J’ai appréhendé la déontologie de l’avocat de manière concrète. J’ai donc été stagiaire à leurs côtés, puis décroché un premier CDD, parallèlement à la poursuite de mes études. J’ai obtenu mon master 2 en droit du travail, suis passée par l’EFB. Fan des États-Unis depuis mon adolescence, je voulais partir travailler à New York. Avant le PPI et de prêter serment, j’ai travaillé pendant un an dans un cabinet américain, en tentant ma chance en frappant à toutes les portes. Pour des raisons personnelles, j’ai dû revenir en France. C’est alors que j’ai intégré le cabinet Baker McKenzie, puis Capstan et DS avocat. Enfin, j’ai décidé de m’installer en 2014 : désormais, je choisis mes clients et mon rythme de travail, je peux exercer pleinement cette précieuse clause de conscience qui permet de refuser certains clients, par exemple, aux relents racistes – ce qui m’est déjà arrivé une fois.
Actu-Juridique : Parmi les mesures que vous portez, la santé, mentale comme physique, semble au cœur de vos préoccupations. D’où vous vient cet intérêt ? Les avocats négligent-ils leur santé ?
Clarisse Surin : Un évènement m’a énormément marquée alors que je travaillais à New York à l’Empire State Building. Tous les vendredis, nous avions un déjeuner d’équipe. Un midi, tout le cabinet se réunit, comme d’habitude. L’un de nos collègues s’éclipse, car il a un rendez-vous juste après. Mais son assistante arrive en pleurs, et lâche : « Il a sauté ! » La fenêtre de son bureau était ouverte et le confrère s’était suicidé. Je m’en souviendrai toujours. J’ai commencé à interroger ses collègues : « Vous saviez qu’il n’allait pas bien » ? Non, personne ne le savait. Entre le poids de son crédit, des dossiers lourds, il a craqué. J’ai réalisé que l’on a beau travailler ensemble, en réalité, on ne se connaît pas.
Un autre épisode a achevé de me convaincre que la santé est secondaire pour les avocats. Quand j’ai eu ma petite fille – âgée aujourd’hui de 2 ans et demi -, je n’ai jamais eu de congé maternité ou très peu. Je me rappelle avoir été en visio avec le conseil de l’ordre et sur un dossier quelques jours après mon accouchement ! Après coup, j’ai réalisé que cela allait trop loin. Mais ayant un cabinet individuel, les clients sont attachés à ma personne, alors comment le quitter ? Dans ce cas, il n’est pas possible de lâcher complètement. Heureusement, j’ai eu un pool d’amis spécialisés en droit du travail prêts à me soulager, en prenant un dossier ou demandant un renvoi. C’est essentiel d’avoir ce réseau de solidarité.
Actu-Juridique : La profession ne peut pas montrer ses faiblesses ?
Clarisse Surin : L’avocat n’a pas le droit de montrer sa fragilité, c’est simple. Pour nos clients, pour l’image de la profession, l’avocat va toujours bien. On nous enseigne l’excellence, pas la possibilité de dire qu’ils souffrent. C’est aussi la raison pour laquelle l’état de santé des confrères se dégrade. Rétrospectivement, je crois que lors de ma dépression post-partum, personne ne l’a vu. Je n’allais pas dire à mes clients que j’allais mal. Mais mon expérience est celle de tant d’autres ! Je me rappelle une consœur me raconter son grand désarroi pendant une réunion : face aux clients, elle sentait la montée de lait, avait extrêmement mal mais elle ne pouvait pas partager cela avec eux ni son associé. Elle tentait désespérément de se concentrer sur la conversation. « Au fond de moi, je saignais, j’avais envie de pleurer », m’a-t-elle confié. Et c’est ce qu’elle a fait après dans les toilettes.
Nous, les avocats, nous avons ce devoir de poker face. La même chose s’est produite pour le Covid, comme si les avocats n’étaient jamais malades ! Bien sûr qu’ils sont malades, comme tout le monde ! Mais notre régime de santé ne nous prend en charge qu’à partir du 31e jour. Le Covid, c’était 21 jours d’arrêt, donc énormément de collègues ont continué à travailler en étant covidés…
Actu-Juridique : Vous inscrivez-vous dans la ligne de Vanessa Bousardo et Pierre Hoffman, qui ont commencé à parler santé, ce grand impensé ?
Clarisse Surin : Cette question commence en effet à être abordée. Quand j’étais membre de la commission prospective du CNB, nous avons réalisé un rapport sur le bien-être dans la profession. Premier constat : nous ne disposions pas de chiffres, même si nous connaissons les facteurs de mal-être, comme la charge mentale, le stress des délais, la prise en charge très réduite des arrêts maladies, harcèlement, le poids financier des charges… Une des résolutions de ce rapport était donc de solliciter l’Observatoire et de mener une grande enquête dans tous les barreaux pour quantifier le phénomène.
Pierre Hoffman et Vanessa Bousardo travaillent sur ces questions. Lors de leur dernière formation sur les maladies cardiovasculaires, j’ai appris que 81 % des femmes ne prenaient pas soin de leur santé. C’est hallucinant, de surcroît parce que la profession est à majorité féminine.
Actu-Juridique : Vous envisagez un dispositif pour soulager les avocats en burn-out, l’avocatcare. De quoi s’agit-il ?
Clarisse Surin : On est dans une prestation intellectuelle où notre cerveau est mis à contribution H24. Même en vacances, on reste avocat. Notre cerveau ne s’arrête pas. L’avocatcare s’inspire du modèle américain où les chercheurs ont la possibilité d’un congé sabbatique, tout simplement pour reposer leur cerveau et leur esprit. Aujourd’hui, on nous dit que les avocats ne sont jamais malades et qu’ils vont bien. Mais c’est faux, seulement ils n’envoient pas leurs arrêts maladies car il ne sont pas pris en charge, et la charge de travail s’accumule… Il n’y a rien pour pouvoir vraiment souffler. L’avocatcare, c’est se dire qu’au bord de l’épuisement psychologique ou physique, sans fournir une batterie de documents ; un avocat peut appuyer sur le bouton pour dire « je fais ma pause ». Cela veut dire des dossiers gérés par un pool d’avocats, des confrères qui se proposent naturellement d’assurer une audience pour soulager le confrère en souffrance. Il faut que cela se crée de manière plus formalisée, mais nous pourrions profiter de l’expérience des avocats honoraires.
Autre point : les charges qui continuent à courir. Il y aura possibilité d’un congé de 3 mois maximum, car si on quitte le métier plus longtemps, le risque est de ne pas revenir et de décrocher totalement. D’ailleurs, ceux qui souhaiteraient se reconvertir pourraient faire un bilan de compétences. Je propose que toutes les charges soient assurées, grâce à une indemnité fixée en fonction du chiffre réalisé par le confrère. Cela n’aura pas de surcoût puisque cela sera possible grâce aux cotisations versées à l’Ordre et lissé sur un budget global. On parle de solidarité, là ça serait concret. C’est un système où tout le monde est gagnant. Car des avocats en burn-out, c’est aussi une augmentation du risque de sinistre (« j’ai raté les délais », « j’ai des clients mécontents ») et une dégradation de l’image de la profession.
La mesure peut parler également aux jeunes, dont le turnover est fort. Ils se disent que leur profession ne les protège pas, ils entendent parler de précarité à longueur de journée, y compris en matière de santé. Ce dispositif serait une première en France.
Actu-Juridique : Concernant la parentalité, en quoi consiste Materlegal ?
Clarisse Surin : Je ne suis pas pour remplacer l’humain par la machine, mais j’ai attendu 1 an et demi pour mes indemnités journalières maternité. C’est souvent le cas par manque d’informations, de délais dépassés. Materlegal, c’est donc un accompagnement. L’avantage de cette plateforme est de collecter toutes les informations relatives à la parentalité. Il n’y a qu’une assistante sociale à l’Ordre, elle fait un travail remarquable, mais elle croule sous les dossiers. À l’heure de l’IA, il est inconcevable de ne pas avoir une plateforme où les confrères et consœurs peuvent demander à qui envoyer tels documents, quand, ou de calculer ses indemnités et obtenir très rapidement une réponse. Ce sera aussi un espace de solidarité, sur le modèle de l’avocatcare : on pourra y trouver un confrère pour reprendre un dossier au moment de l’arrivée d’un enfant, tout comme échanger les bons plans crèche. L’idée est réellement de simplifier la vie de l’avocat pour qu’il se re-concentre sur son cœur de métier sans être parasité.
Actu-Juridique : Vous parlez aussi de la possibilité de faciliter l’allaitement, les parcours PMA… C’est un programme féministe !
Clarisse Surin : Spontanément, je ne l’aurais pas dit, mais on est dans une profession très féminisée, mais encore très patriarcale. Disons que je suis pour une égalité. Si les femmes souffrent encore au moment d’une grossesse (arrêt illégal des collaborations), il n’est pas non plus acceptable qu’un cabinet refuse qu’un confrère prenne son congé paternité. Problème d’accès à l’information, freins culturels… Cela concerne les hommes comme les femmes.
Sociologiquement, les consœurs ont des enfants plus tard qu’auparavant, donc ont davantage recours à la PMA : il n’est pas normal qu’elles ne puissent pas non plus bénéficier du soutien de leur partenaire lors de cette épreuve. Les attentes sont fortes, quitte à créer le débat. On ne doit pas continuer cette attitude sacrificielle et faire subir ça à la jeune génération. Dans cette profession, on est dans le politiquement correct et il y a beaucoup de déclaratif. Mais il y a des choses qui m’agacent ! Je comprends qu’on doit être unitaires, mais pour être unis et solidaires des voix de tout le monde, il faut représenter tout le monde.
Actu-Juridique : Justement, sur la question des discriminations, que vous avez déjà rencontrées au cours de votre carrière, comment encore améliorer les pratiques ?
Clarisse Surin : Il faut en parler et faire remonter ces difficultés. Il faut avoir cette possibilité d’être entendu. Bien sûr, ces sujets créent une gêne. Moi-même, j’ai connu la discrimination car je m’appelle Clarisse Surin, et en général, on ne s’attend pas à une femme noire.
La discrimination, je l’ai vécue à de nombreuses reprises, lors d’entretiens où à l’évocation de mon nom, le DRH va voir la personne à côté de moi, comprend que ce n’est pas elle, et au lieu de s’adresser à moi, par un réflexe terrible, retourne à l’accueil en disant qu’il n’a pas vu Clarisse Surin ! Ou encore ce client que je rencontre à une audience qui ne pense pas que je puisse être son avocate et écrit à mon cabinet, bien qu’il m’a félicitée pour ma plaidoirie, qu’à ses yeux, je ne suis pas avocate et qu’il engagerait la responsabilité du cabinet s’il perdait son dossier. Ces propos très violents m’ont meurtrie, mais aussi forgée.
Lors de mon mandat au conseil de l’ordre, nous avions fait un rapport pour le maintien de la Comhadis et le renforcement de ses moyens. L’objectif est que les gens en parlent plus, connaissent mieux le dispositif. Il semble que le signalement à l’extérieur portera ses fruits. Il est intéressant de poursuivre ce signalement externe car les confrères peuvent avoir peur de nos institutions. Il faudrait aussi publier des chiffres pour lutter contre l’impression que l’Ordre ne fait rien. Combien de dossiers pour discriminations ont-ils ouverts ? Combien d’ouverture de poursuites disciplinaires, quel quantum de sanctions ? On a besoin de chiffres pour démontrer une tolérance zéro. Mais comme l’avocat ne sait pas parler de sa santé, il ne sait pas communiquer…
Actu-Juridique : Que dire des cabinets qui maltraitent leurs collaborateurs ?
Clarisse Surin : La déontologie est inscrite dans notre ADN. Malheureusement, elle est parfois appliquée à la va-vite. Mais si on ne donne pas à la déontologie son importance initiale, nous allons perdre notre identité. Je pense qu’il faut la dépoussiérer sur certains sujets, comme la publicité, mais plus nous serons stricts dans son application, plus les manquements seront visibles et donc, sanctionnés. J’aimerais que nous puissions nous rendre plus souvent dans les cabinets, de manière inopinée, rencontrer les collaborateurs, s’assurer que les règles sont assurées. Mais nous avons aussi des moyens limités, nous sommes bénévoles et Paris compte 35 000 avocats, l’équivalent d’une ville. Mais savoir que l’Ordre est présent et valorise les cabinets aux bonnes pratiques, cela est important.
Actu-Juridique : Un mot sur votre projet de co-bâtonnat avec Thomas Baudesson. Pourquoi ce binôme et pourquoi ce format ?
Clarisse Surin : Je ne suis pas la carte noire de Thomas. Il est d’abord un ami, que j’ai vraiment appris à connaître lors de notre passage à la formation de jugement de l’Ordre. Dès qu’une question se posait, nous nous appelions, et c’est simple, nous étions toujours d’accord ! Nous partageons les mêmes standards éthiques. Quand il m’a proposé de candidater avec lui, d’abord lui bâtonnier et moi vice-bâtonnier, puis lui vice-bâtonnier et moi bâtonnier, nous avons réalisé que ce côté hiérarchique – bâtonnier et vice-bâtonnier, souvent dans ce sens – n’avait pas de sens. Nous nous sentons tout à fait égalitaires et complémentaires. Nous proposons donc une diarchie, au lieu de la traditionnelle monarchie. Cela fonctionne dans des grands groupes comme Goldman Sachs, qui a une co-présidence et cela existe déjà, mais dans de plus petits barreaux comme à Grenoble. À deux, on est plus fort, on peut faire bien plus de choses. À l’époque où on parle de RSE, d’une société paritaire, d’égalité, ce système permettrait de l’appliquer vraiment. Deux bâtonniers, cela renforce l’image de la profession et permet de faire face à une charge de travail très importante. Ainsi, si l’un est amené à participer à des rencontres protocolaires ou se rendre à la Chancellerie, l’autre bâtonnier pourra être présent pour régler un problème d’audience. Nous nous soutiendrons mutuellement.
Aux femmes, nous adressons aussi un message. On peut être mère, compétente, et avoir des postes à responsabilités. De la même façon, on peut ne pas être mère, être compétente et avoir des postes à responsabilités. À la tête de notre organisation, nous promouvons l’égalité, et nous encourageons aussi qu’à la tête des cabinets, les femmes soient aussi promues. Il est temps de passer de la parité à l’égalité.
Actu-Juridique : Enfin, sur le contexte politique particulier et de potentielles atteintes aux droits fondamentaux, que proposez-vous ?
Clarisse Surin : Nous envisageons de créer une vigie des atteintes à l’État de droit, avec toutes les forces vives de la grande profession du droit, avocats, magistrats, universitaires. Les extrêmes peuvent nourrir le désir de revenir sur nos droits et libertés fondamentaux, dont les droits des femmes, sur les peines planchers ou l’indépendance des juges, autant de sujets sur lesquels nous devons être vigilants. Nous serons intraitables.
Référence : AJU014q2