Éloïse Wagner de « 911 avocat » : « Faire des vidéos rend la matière juridique compréhensible » !

Publié le 05/06/2023

En 2016, Éloïse Wagner, avocate spécialisée en droit de la culture et des médias, se prend de passion pour Youtube. Elle découvre la vulgarisation et commence à l’appliquer à sa propre discipline, le droit, en postant des vidéos sur les thèmes qui la passionnent. Sa chaîne « 911 avocat » compte à ce jour près de 60 000 abonnés. Après une pause, elle reprend, plus motivée que jamais à rendre accessible le droit aux créateurs de contenus, souvent perdus dans des méandres juridiques. Rencontre.

AJ : Comment votre aventure sur Youtube a-t-elle débuté ?

Éloïse Wagner : En 2016, j’aimais beaucoup regarder YouTube le soir et le week-end. Je regardais un peu de tout mais beaucoup de grosses chaînes, comme Cyprien, Natoo, Mister V, Studio Bagel, Golden Moustache, des youtubeuses beauté. Et plus le temps passait, plus mon intérêt personnel pour YouTube commençait à se muer en questionnement juridique. Je repérais des points de droit dans toutes les vidéos. Comment les créateurs avaient-ils géré tel ou tel problème juridique dans leur production vidéo ? L’avaient-ils seulement fait ? Et en avaient-ils même conscience ? À ce moment-là, je comprends qu’il n’y a presque aucune information publique simple, accessible, pour les éclairer. Je me mets alors à leur place, et comprends que le droit est sûrement un angle mort pour eux. C’est à ce moment-là que je décide de vulgariser ces sujets. Et ce n’est d’ailleurs qu’après avoir posté mes premières vidéos que j’ai découvert aussi tout un pan de YouTube qui m’était encore complètement inconnu : les chaînes de vulgarisation ! J’ai également découvert à l’époque beaucoup de chaînes tenues par des femmes, qui n’étaient pas encore assez mises en lumière. À l’époque, celles qui parvenaient à se faire une place sur YouTube étaient peu nombreuses, et s’illustraient essentiellement dans la beauté et l’humour. C’était comme s’il y avait cette sensation que toutes les portes ne leur étaient pas ouvertes. La situation s’est un peu améliorée depuis, mais la place des femmes sur YouTube, Twitch et les réseaux sociaux reste un sujet essentiel : visibilité moindre, cyberharcèlement accru, etc. Il y a encore du chemin à faire.

A-J : Pourquoi avoir choisi de mettre en ligne des vidéos de vulgarisation sur des sujets tels que la censure sur Youtube, le droit à l’image, ou encore les droits musicaux sur Youtube ?

Éloïse Wagner : À ce moment-là, il existait très peu d’informations disponibles sur internet, on n’y accordait pas encore d’importance. Le discours public s’en est emparé depuis et beaucoup d’avocats ont commencé à écrire sur les influenceurs, en estimant qu’il fallait rendre ces informations d’ordre juridique disponibles. À l’époque, j’avais d’abord pensé écrire un livre sur le sujet, qui ambitionnait d’être une sorte de guide juridique des vidéos online, mais c’était un exercice qui ne me correspondait pas, qui ne me semblait pas très amusant. Je voulais trouver une façon joyeuse de décrypter l’information juridique. Alors je me suis dit qu’il valait mieux utiliser le même canal que ceux à qui je voulais m’adresser, c’est-à-dire faire des vidéos comme eux, et que par ce biais, j’allais beaucoup plus m’amuser, que ça serait beaucoup plus épanouissant et me permettrait d’avoir un côté créatif dans ma vie professionnelle. Adolescente en effet, j’étais très imaginative, mais j’ai refermé cette porte en commençant mes études de droit, sans forcément le conscientiser. Cela a fini par me manquer. Ce n’est pas pour rien que j’ai choisi comme domaine d’expertise juridique le droit de la culture, puis que je me suis centrée sur le droit du divertissement.

A-J : Il y a l’envie de délivrer une information de manière ludique, mais aussi qu’elle soit correcte, juste et précise…

Éloïse Wagner : Je me sens parfaitement à ma place comme avocate mais quand j’ai posté ma vidéo sur le concours Amazon Prime vidéo France « C’est dans la boîte » (jeu concours qui propose aux internautes de recevoir un colis de surprises, NDLR), cela m’a passionnée d’aller chercher des informations, de les recouper. Un temps, j’avais pensé devenir journaliste, et parfois mes vidéos sont l’occasion d’aller au-delà de la vulgarisation, dans quelque chose de plus journalistique. C’est un travail de fourmi, il me faut faire des « fouilles ». Je prends une pelle et je creuse, recoupe, vérifie. Ce travail de vérifications et de recherche est commun aux deux professions, de journaliste et d’avocate. C’est essentiel car lorsque je poste une vidéo, je dois être absolument sûre de ce que j’avance. Créer des vidéos demande une énergie et un temps fous.

A-J : Mais vous n’êtes pas seule à réaliser ces vidéos ?

Éloïse Wagner : Non, je ne suis pas seule sur la chaîne puisque je travaille avec Reksider qui est un auteur-compositeur ayant aussi de très bonnes compétences audiovisuelles. Il m’a très largement accompagnée. Sans lui, cela aurait eu une autre tête ! (elle rit) et cela m’aurait pris beaucoup de temps. D’ailleurs, justement, par surcharge de travail et manque de temps, j’ai dû ralentir, mais je n’ai pas l’impression d’être en pause. J’ai toujours en tête de nombreuses idées de sujets. Normalement, je devrais poster une prochaine vidéo ce mois-ci ! Cela me frustre beaucoup, car si je n’étais pas avocate, je consacrerais tout mon temps libre à ce projet. Ça serait tellement bien d’être dans une autre démarche, sans la pression économique. Mais ma chaîne n’est pas ce qui me fait vivre, donc je ne peux pas la prioriser. Idéalement, j’aimerais prendre moins de dossiers, pour avoir plus de temps à y consacrer.

A-J : Pourquoi aimez-vous tellement vulgariser ?

Éloïse Wagner : C’est un vrai challenge ! Cela suppose une gymnastique intellectuelle qui demande un véritable effort. En tant qu’avocats, nous avons été formés à utiliser le jargon juridique. Il faut donc tout déconstruire pour expliquer de façon accessible ce qui est supposé l’être et qui ne l’est pas du tout. Pour moi, c’est d’ailleurs une anomalie. Oui, en droit on a besoin d’être précis mais je suis convaincue que cela peut être fait de façon plus simple, qu’on devrait faire en sorte qu’il soit possible de comprendre un texte juridique sans être allé en fac de droit. L’autre défi est de vulgariser auprès d’un groupe de personnes hétérogènes, avec des âges, des attentes et des niveaux de connaissances très différents. Les vidéos peuvent être vues par des ados de 14 ans, comme par des confrères, des vidéastes, des professeurs de droit, des agences de communication, ou des simples curieux, bref tous les profils qui s’intéressent au juridique ou qui en ont besoin. Au départ, ces vidéos étaient d’abord destinées aux créateurs de vidéos, à qui je voulais donner ces infos juridiques. Mais ça s’est rapidement élargi, tant du point de vue des personnes qui regardent la chaîne que des sujets abordés, qui vont au-delà du droit des vidéastes. Mon but ? Que chacun reparte avec quelque chose. Mon compromis est de ne pas donner les informations brutes (comme des articles de code par exemple) mais de les indiquer en bas de l’écran ou de donner les sources en bas de la vidéo dans la partie description, pour permettre à ceux et celles qui veulent aller plus loin de le faire. Nul n’est censé ignorer la loi, mais si personne ne la comprend… C’est compliqué !

A-J : La nécessité de l’accessibilité du droit est-elle en train d’être mieux comprise ?

Éloïse Wagner : Il y a un début de prise de conscience. D’ailleurs, les arrêts de la Cour de cassation sont désormais plus lisibles, leur présentation a été revue afin qu’ils soient mieux compris. De la part de la plus haute juridiction judiciaire du pays, c’est un signal assez fort.

A-J : Est-ce facile de gérer le stress face à la caméra ?

Éloïse Wagner : Au début, j’ai fait plusieurs vidéos qui ne sont finalement jamais sorties, car cela ne va pas de soi d’être à l’aise devant la caméra. Quand on y est, on y montre une version très prononcée de soi-même, un peu exagérée. Disons que le dynamisme s’incarne donc encore davantage que dans la vie quotidienne. Il faut trouver cette version de vous-même dans laquelle vous êtes à l’aise. Car quand on poste quelque chose, cela reste. D’ailleurs, de façon générale, je me demande toujours : est-ce que j’assume cette publication maintenant ? Et plus tard ? Suis-je en adéquation avec ce que je poste ?

A-J : Comment trouvez-vous vos sujets ?

Éloïse Wagner : Je les trouve au gré de l’actualité, de mes envies, des besoins et des tendances. De nombreux formats YouTube posent question. Et parfois même là où on s’y attend un peu moins, comme un concours vidéo organisé par Amazon Prime Video France sur YouTube, dans lequel j’avais découvert de nombreux problèmes juridiques. Pour moi, un bon sujet, c’est d’abord un point qui va exciter ma propre curiosité d’avocate ! On me tague aussi souvent sur les réseaux pour me questionner sur telle ou telle pratique, et c’est aussi une source d’inspiration, évidemment. D’ailleurs, la première vidéo à avoir été beaucoup regardée venait justement d’une question juridique qu’une amie créatrice m’avait posée sur Twitter. C’était le sujet des chaînes YouTube d’enfants. À l’époque, c’était un scandale. Désormais, elles ont un encadrement juridique sur-mesure !

A-J : Poster des vidéos juridiques modifie-t-il votre relation avec les clients ?

Éloïse Wagner : Je n’en ai pas l’impression. C’est d’ailleurs rare qu’ils m’en parlent, mais cela arrive parfois à la fin d’un dossier. En revanche, nombre de créateurs viennent me consulter parce qu’ils savent que je connais ce milieu, pour m’y être investie et travailler déjà avec de nombreux acteurs du secteur. Pendant un dossier, il peut arriver aussi qu’on ait ponctuellement des échanges sur des sujets non juridiques, en parlant de créateur à créateur. Concernant mes clients qui ne sont pas vidéastes, certains ont déjà pu me dire qu’ils avaient choisi de venir me voir car ils me sentaient accessible. C’est tant mieux, mais le but n’est clairement pas de faire venir les clients – je ne diffuse pas les coordonnées du cabinet, par exemple. Et je ne communique pas non plus sur mes services. Mon but c’est de créer, de rendre le droit plus accessible et si possible de m’amuser un peu. Ce n’est pas de communiquer sur mon cabinet !

A-J : D’où vient ce titre« 911 avocat » ?

Éloïse Wagner : L’idée d’origine était de faire des vidéos en duo avec des créateurs, en action, en mode, j’arrive, je défonce la porte et je lance par exemple : « Ne faites surtout pas ça, c’est une atteinte au droit à l’image ! », puis d’expliquer le problème, de donner des solutions. Sauf qu’évidemment c’était difficilement faisable au début quand personne ne me connaissait. J’ai donc bien sûr cherché d’autres concepts, mais le nom du premier format est resté, car je le trouvais drôle, j’aimais bien ce mélange un peu absurde entre le numéro américain d’urgence et le terme français d’avocat.

A-J : Comment composer entre votre identité d’avocate et de créatrice de contenu vous-même ?

Éloïse Wagner : L’information sur ma profession est accessible, je l’indique en générique et en description de vidéos. Je sais que préciser que je suis avocate, ça fait un peu argument d’autorité ce qui n’est pas forcément idéal. Mais c’est une façon pour les internautes de savoir que les informations ne viennent pas de nulle part, que je ne me suis pas improvisée experte en droit en deux semaines, et que les informations que je donne ont a priori été réfléchies et vérifiées. C’est sécurisant. Mais évidemment, j’invite tout le monde à garder son esprit critique !

Bref, je ne cache donc pas que je suis avocate, mais tout en respectant la déontologie de ma profession : on ne me voit jamais en robe d’avocate, par exemple. Nous avons le droit de la porter seulement dans nos juridictions ou dans des circonstances bien particulières, comme lors de l’enterrement d’une consœur ou d’un confrère. On ne reçoit pas les clients avec. En dehors de la déontologie, j’ai aussi à cœur de respecter le plus strictement possible le droit applicable aux vidéos sur internet, histoire d’être cohérente et de montrer que c’est possible. Mais évidemment, ça m’impose beaucoup de limites et c’est parfois frustrant. Il y a plein de choses que je ne m’autorise pas, alors que littéralement tout le monde sur internet le fait !

Par exemple, concernant l’utilisation d’une œuvre, je dois être dans les clous, en respectant strictement les conditions de l’exception de courte citation, qui sont très restrictives contrairement à ce qu’on pourrait penser !

A-J : Que dire de l’évolution de ce domaine des créateurs de contenus, en plein boom ?

Éloïse Wagner : Il est sans arrêt en mouvement, et du côté juridique, de plus en plus de textes sont dédiés au sujet. Je vois bien une évolution : au début tout le monde s’en fichait et le non-respect du droit passait sous les radars. Aujourd’hui, tout le monde s’empare de ces problématiques, le législateur, les institutions, les avocats, les particuliers et évidemment, les créateurs eux-mêmes. Et c’est tant mieux : avant, sur YouTube, le développement d’une chaîne prenait un certain temps. Désormais, des comptes TikTok explosent en seulement quelques mois. L’audience d’un créateur peut exploser bien plus vite qu’à l’époque, et c’est donc encore plus essentiel que les concernés trouvent facilement les informations dont ils ont besoin. Beaucoup de réflexes juridiques se sont mis en place, et la professionnalisation du secteur de la création continue à avancer à pas de géant depuis plusieurs années.

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