« En matière de violences conjugales, il faut travailler en réseau »

Publié le 24/09/2020

Elles se présentent comme un « véritable duo ». Hélène Mordacq et Karline Gaborit sont toutes deux avocates en droit de la famille à Nîmes. Elles sont respectivement présidente et fondatrice de l’association Via Femina Fama, qui, avec une approche pluridisciplinaire, œuvre pour la reconstruction des femmes victimes de violences conjugales. À deux voix, elles nous ont présenté ses missions, et livré leur analyse de la situation des femmes victimes de violences, un an après le Grenelle contre les violences conjugales.

LPA : Pouvez-vous nous présenter votre association, Via Femina Fama ?

Hélène Mordacq : Cette association a été créée en 2012 par mon amie et consœur Karline Gaborit. Après y avoir pris part en électron libre depuis sa création, j’en suis devenue la présidente en 2018. Dans un premier temps, l’association proposait exclusivement des ateliers de reconstruction pour aider les femmes victimes de violences conjugales. Elle s’est étayée, car nous nous sommes progressivement rendu compte qu’il fallait intervenir davantage : accompagner nos bénéficiaires chez leur médecin, chez leur avocat, aller avec elles au commissariat et à la gendarmerie. Toutes ces démarches leur sont difficiles. Nous avons mis en place des permanences pour les recevoir d’abord une puis deux fois par semaine, ainsi qu’une permanence mensuelle à la maison des personnes handicapées. Il nous est enfin apparu nécessaire de proposer un temps de formation à destination des jeunes. Nous intervenons donc régulièrement dans les collègues et lycées sur les thèmes du sexisme, du harcèlement et de la violence.

« En matière de violences conjugales, il faut travailler en réseau »
Karline Gaborit

LPA : Quelle est l’origine de cette association ?

Karline Gaborit : Lorsqu’on est jeune avocat, on donne souvent des consultations gratuites. On reçoit alors tous les justiciables, et parmi eux, les femmes victimes de violences conjugales. Avec ces dernières, on fait tout sauf du droit. Dans notre pratique d’avocates, nous sommes isolées dans nos cabinets. On a beau donner des conseils, on est globalement inefficaces. Les femmes se découragent et le fait d’être passées par notre cabinet n’y change pas grand-chose. Les statistiques montrent qu’une femme victime de violences conjugales doit s’y reprendre en moyenne six fois avant de parvenir à quitter un conjoint violent. Il m’a semblé important, pour bien les recevoir, de me former sur le plan de l’accompagnement psychologique et de constituer un réseau d’aide local pour savoir vers qui les renvoyer. J’avais éprouvé cette idée en participant, de 2011 à 2013, à un programme de formation portant sur l’accompagnement pluridisciplinaire des victimes de violences conjugales. Cette formation était axée sur le programme de lutte intégral contre les violences conjugales qui émergeait alors en Espagne. Les participants bénéficiaient d’une formation sur le cycle de la violence, d’une formation d’approche médicale du syndrome post-traumatique, et enfin d’une formation sur l’accueil spécifique à réserver à une femme victime de violences. Il faut choisir ses mots, ne pas la brusquer. Nous, avocats en droit de la famille, rencontrons souvent des femmes qui viennent nous voir pour un divorce. Il faut creuser un peu pour comprendre qu’elles ont vécu des choses gravissimes qu’elles n’osent pas dénoncer.

En 2013, lorsque ce programme de formation s’est achevé, je ne voulais pas en rester là. J’ai lancé un appel à l’aveugle sur le département du Gard. On s’est retrouvées à 40 femmes autour d’une table.

LPA : Vous avez d’abord proposé des activités que vous appelez « ateliers de reconstruction ». Du maquillage, de l’art, du chant…

K.G. : Il fallait regarder ce qui existe déjà. Nous n’étions pas les premières à nous engager pour les femmes victimes de violences conjugales. Beaucoup d’associations œuvrent, interviennent dans l’urgence. Elles proposent de l’aide matérielle, juridique. Nous avons pensé à ce que l’on pouvait faire de différent. Ces femmes ont perdu le soutien de leurs amis, de leur famille, et aussi l’estime d’elles-mêmes. En faisant appel à des professionnels, nous avons mis en place un programme de reconstruction, axé sur le corps, la self-défense, la voix. Souvent, une femme victime de violence conjugale n’arrive plus à s’exprimer. Soit elle sort toute son histoire de manière très agressive, au risque de décourager ses interlocuteurs, soit elle s’enferme dans le mutisme. Nous avons donc mis en place des ateliers de chant et de théâtre, pour les faire renouer avec leur voix. Nous avons également pensé des ateliers favorisant l’autonomie, comme le bricolage. Quand on se retrouve seule, on est démunie à cause de cette vieille tradition qui fait qu’une femme sait généralement faire la cuisine et la couture, mais plus rarement les travaux de bricolage nécessaires quand on change de logement. Enfin, nous avons proposé des ateliers artistiques, qui sont véritablement de l’art-thérapie.

LPA : En plus de ces ateliers de reconstruction, Via Femina Fama propose aussi d’accompagner les victimes dans leurs différentes démarches…

K.G. : Un vendredi soir, en plein mois d’août, nous nous sommes retrouvées avec une femme, sa valise à la main à la porte de notre association. Il fallait bien réagir. Nous avons mis en place le système D, appelé les dispositifs d’urgence, cherché un hôtel. C’est ainsi qu’est né le pôle d’urgence, qui s’est considérablement étoffé depuis deux ans sous la présidence d’Hélène Mordacq.

H.M. : Nous sommes là pour répondre aux attentes des femmes. En tant que citoyennes engagées, les bénévoles de l’association cherchent des solutions. En essayant d’aider cette femme dans l’urgence, nous avons constaté que de sérieux dysfonctionnements existent dans les dispositifs juridiques et sociaux. Les femmes victimes n’ont pas toujours de réponse immédiate.

La première difficulté est que pour déclencher les dispositifs d’hébergements d’urgence, il faut avoir déposé plainte. Cela ne va pas de soi, d’autant plus que certaines femmes peuvent être découragées de porter plainte, et ce bien que la plainte soit un droit inscrit dans le Code de procédure pénale. Il faut insister sur le fait que l’officier de police judiciaire a l’obligation de prendre cette plainte sans jugement et de remettre un récépissé à la plaignante. Nous avons également réalisé que les femmes que nous recevons à l’association nous parlent plus librement qu’elles peuvent le faire devant certains professionnels qu’elles sont amenées à rencontrer. D’une part, car il n’y a pas d’enjeu, d’autre part, car nous sommes spécifiquement formées à les écouter. Nous avons pu constater qu’une femme qui nous avait très bien décrit les faits qu’elle avait vécu perdait ses moyens devant un policier ou un avocat. Connaissant leurs histoires, nous pouvons les étayer, et ainsi aider les professionnels à les accompagner. Nous pouvons également apporter une aide matérielle, en triant les papiers, par exemple. Nous essayons aussi de leur donner une aide matérielle. Au moment où je vous parle, nous venons de trouver un logement définitif à une femme. Nous avons lancé un appel, pour le mobilier, car ces femmes sont souvent désargentées et ne peuvent pas se meubler ou s’acheter l’électroménager dont elles ont besoin. Nous apportons une aide complète, sans jamais nous substituer aux professionnels. Il est interdit de donner un conseil de droit au sein de l’association. Nous renvoyons systématiquement vers des avocats.

LPA : Comment fonctionne ce pôle d’urgence ?

K.G. : Ce pôle d’urgence fonctionne 24 heures sur 24. Nous avons 8 bénévoles fixes sur le terrain qui assurent les permanences, répondent au téléphone, accompagnent lors des rendez-vous. Ce sont souvent des retraitées, en tout cas des personnes qui ont du temps à consacrer à l’association. Elles viennent de tous les horizons, ont autour de la cinquantaine. C’est bien d’avoir un peu vécu pour avoir les bons réflexes, ne pas pleurer devant les femmes que l’on reçoit. Un de nos partis pris est de ne pas avoir d’anciennes victimes de violences conjugales parmi nos bénévoles de terrain. Il faut vraiment être reconstruite pour pouvoir porter d’autres victimes de violence.

H.M. : En plus de ces 8 bénévoles de première ligne, nous avons un groupe d’une quinzaine de personnes qui fournit une aide ponctuelle, et 160 adhérents. En 2019, nous avons fait 400 interventions, tous types d’actions confondus : accompagnement sur le long terme, réponse au téléphone, accompagnement en rendez-vous. Nous sommes soutenus par le département du Gard, la mairie de Nîmes, la région Occitanie, qui est un partenaire historique. Nous avons des mécènes. Tout cela ne suffit pas. Nous sommes toujours à la recherche de forces vives et de fonds. Chaque année, lors de la Journée internationale des droits des femmes, nous organisons un grand événement pour lever des fonds : des spectacles joués par nos bénéficiaires, des ventes aux enchères, etc. La somme réunie nous permet de payer le loyer de nos locaux pendant toute l’année. Ces événements sont aussi des moments très émouvants. Il y a deux ans, nous avons ainsi monté un spectacle « Les Mots bleus », à l’occasion duquel nos bénéficiaires sont montées sur scène et ont chanté. C’était très fort.

LPA : Comment votre association a-t-elle vécu le confinement ?

K.G. : Il y a eu moins d’interventions physiques. En revanche, les appels ont doublé. Nous en avons décompté 40 par mois. Cela a été difficile. Dans les situations très tendues, nous prenons contact avec le commissariat, le 115, la Croix rouge, de manière à ce que chacun puisse agir en fonction de son domaine d’intervention. Après le confinement, en juin, juillet et en août derniers, les demandes d’accompagnement physique au commissariat ont explosé.

LPA : Vous décrivez le cycle de la violence selon un schéma très précis. Ces histoires de violences conjugales se ressemblent donc toutes ?

K.G. : On déteste, quand on est avocat, faire des généralités. Vous ne m’entendrez jamais dire que les auteurs ont un profil sociologique précis. La violence conjugale existe dans tous les milieux, et plus le niveau social et intellectuel augmente, plus le processus de la violence est raffiné. Mais, si les profils des victimes et des auteurs sont différents, l’histoire est toujours la même quand on parle de violences conjugales dans une relation amoureuse. Le conjoint violent se nourrit de la personnalité de l’autre et veut dominer. Cela démarre systématiquement avec l’arrivée d’un prince charmant, qui répond à un besoin de sécurité qu’il a identifié chez sa victime. L’histoire va vite, le couple s’installe rapidement. Après la période de lune de miel, que l’on retrouve dans toutes les histoires, la phase de déstabilisation arrive tout aussi vite. La femme va être déstabilisée dans les différents domaines de sa vie : elle n’arrive plus à faire face à son travail, elle est atteinte dans son équilibre amical, familial, dénigré par le conjoint. Elle se retrouve enfermée psychologiquement. La femme se sent coupable, elle cherche à comprendre, veut retrouver ce prince charmant qui n’a jamais existé. Les violences interviennent pendant la grossesse, puis avec un bébé dans les bras. C’est un moment charnière. C’est souvent là que la femme a le réflexe de partir pour protéger son enfant. Les fausses « princesses charmantes » existent aussi. Nous ne nions jamais, au sein de notre association, que la violence conjugale puisse exister à l’encontre d’un homme.

LPA : Un an après le Grenelle contre les violences conjugales, quel bilan faites-vous ?

K.G. : Ce Grenelle a le mérite d’exister. Le nombre de plaintes a ensuite singulièrement augmenté. Non pas qu’il y ait eu plus de faits de violences, mais celles-ci ont été davantage dénoncées par les femmes qui en sont victimes. Des cellules départementales spécifiquement dédiées aux violences ont été créées. Des observatoires ont été mis en place. Ce n’est pas anodin : jusqu’à maintenant, on manquait de statistiques fiables pour distinguer les violences simples des violences conjugales. On se préoccupe des auteurs : 15 centres doivent être construits sur le territoire national, afin de faire en sorte que ce soit l’agresseur et non l’agressée qui quitte son domicile. Cela serait une réelle avancée si l’ordonnance de protection, qui en théorie permet au juge aux affaires familiales d’éloigner l’auteur des violences du domicile, était davantage appliquée. Or la moitié des demandes sont rejetées. Par ailleurs, il se passe souvent un mois entre le moment où l’on saisit le juge et la date de l’audience. Pendant cette période, la femme se retrouve en danger, on sait que les passages à l’acte ont souvent lieu lors des séparations. Le décret du 27 mars 2020, pour raccourcir ce délai, énonce que le juge peut fixer lui-même une date d’audience sans délai lorsqu’il reçoit une demande d’ordonnance de protection. La voie de l’assignation est supprimée, les victimes sont donc censées se débrouiller toutes seules, alors qu’elles auraient au contraire grand besoin d’être accompagnées par un avocat formé. Sur le fond, cette ordonnance de protection reste subordonnée à des critères subjectifs. Les conditions sont restrictives. Il faut apporter la preuve d’un danger immédiat. Or si on a que des menaces, le problème de preuve n’est pas résolu. Le juge va osciller entre la présomption d’innocence et la mise en sécurité de la victime. Tant que l’ordonnance de protection sera si peu mise en pratique, je ne suis pas sûre que ces décrets et ce Grenelle permettront de faire évoluer les statistiques.

H.M. : Il y a néanmoins eu des améliorations. Ce Grenelle a fait bouger les choses mais on en est aux balbutiements. Le dépôt de plainte notamment se fait de manière plus simple. Il en faudra d’autres. Ce qu’il faut, c’est continuer de parler des violences conjugales, au risque de lasser, jusqu’à ce que les mentalités changent. Dans les commissariats, je vois depuis cinq ans que cela a changé. Le découragement à la plainte était généralisé, il est devenu une exception. La levée partielle du secret médical, cela ne change pas grand-chose sur le fond car en situation d’atteinte vitale à la personne, le corps médical avait déjà la possibilité de passer outre son secret professionnel. Il n’empêche que le fait d’inscrire dans la loi, le 30 juillet dernier, qu’en matière de violences conjugales, un personnel soignant, un médecin ou un infirmier a la possibilité de signaler les violences, c’est une avancée énorme.

LPA : Que suggérez-vous pour mieux prendre en charge les victimes ?

K.G. : Pendant le confinement, les avocats ont mis eux-mêmes en place une permanence 24 heures sur 24 pour orienter les victimes. C’est une très bonne initiative. L’avocat doit être au cœur du dispositif d’aide. C’est lui qui sait techniquement ce que doit faire une femme victime pour s’en sortir et bénéficier d’une protection. À Nîmes, nous avons mis en place cette permanence nationale, en lien avec la permanence Via Femina Fama. Elle est composée d’une trentaine d’avocats. C’est un des éléments positifs conjugués du Grenelle et du confinement.

H.M. : Il faudrait que les professionnels qui accompagnent les femmes victimes de violences conjugales prennent l’habitude de travailler en réseau. L’avocat n’est pas psychologue, mais il doit connaître les réflexes d’un psychologue pour bien accueillir une victime et ne pas la décourager. Il reste bien sûr du chemin, mais on sent que les femmes se sentent mieux écoutées dernièrement. Auparavant, aucun dispositif ne leur était consacré. Elles hésitent moins à dénoncer depuis qu’elles sont encouragées à le faire.

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