Érick Maurel : « Un homme se doit d’être féministe » !

Publié le 08/03/2022

Procureur de la juridiction de Nîmes, Érick Maurel est un défenseur engagé du droit des femmes. Il a publié, en fin d’année dernière, « Les violences faites aux femmes, aspects juridiques et judiciaires », paru chez Enrick B Éditions. Ce livre, facile d’accès, est conçu en deux parties ; la première est consacrée aux infractions dont sont victimes les femmes, la deuxième porte sur le traitement judiciaire de ces violences. Très actualisé – les dispositions législatives les plus récentes y sont recensées – et très pédagogique avec son lexique définissant les termes de procédure, cet ouvrage se consulte comme une petite encyclopédie. Un outil précieux pour ceux qui s’intéressent aux droits des femmes. Rencontre.

Actu-Juridique : Pour qui avez-vous écrit ce livre ?

Érick Maurel : Ce livre, technique et juridique, s’adresse à deux catégories de personnes ; d’une part, à la grande communauté des juristes qui traitent des violences faites aux femmes – magistrats, avocats, juristes d’association, directeurs des ressources humaines, étudiants en droit – et d’autre part, aux personnes confrontées aux violences intrafamiliales. Cet ouvrage ne recense pas uniquement les faits de violences conjugales mais s’intéresse, plus largement, à l’ensemble des violences que peuvent subir les femmes, y compris dans leur vie professionnelle, sur la voie publique ou sur le plan économique et patrimonial. Quand on se penche sur ce sujet, on réalise que les femmes, en tant que femmes, sont victimes de nombreuses formes de violences. J’aborde, par exemple, l’escroquerie ; si les femmes n’en sont pas les seules victimes, j’aborde ce délit dans une certaine dimension, où les auteurs de l’infraction s’en prennent aux femmes en raison de leur genre.

AJ : Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

E.M. : Je m’intéresse depuis longtemps à cette thématique. J’ai été directeur de formation à l’ENM sur la question des violences conjugales. Aujourd’hui, je reste confronté à cette violence dans l’exercice de mes fonctions. Cela fait 36 ans que j’exerce en tant que magistrat et cela m’a toujours surpris de voir qu’on n’appréhende pas ces violences dans toutes leurs dimensions. Je voulais démontrer que les violences faites aux femmes constituent une délinquance quotidienne, dans la sphère du travail ou familiale, qui peuvent avoir une dimension exceptionnelle lorsqu’il s’agit d’esclavage, de réduction en servitude ou de crimes de guerre également commis relativement à l’identité de femme des victimes. L’idée est donc de rappeler que ces contentieux sont aussi importants que les autres contentieux auxquels un procureur est confronté, dans sa pratique professionnelle. Les femmes, parce qu’elles sont femmes, sont malheureusement considérées différemment par l’institution judiciaire.

AJ : Que voulez-vous dire ?

E.M. : Je me suis rendu compte, il y a longtemps déjà, que nous, magistrats, ne savions pas traiter les femmes victimes qui venaient se constituer partie civile à l’audience. J’avais été étonné puis choqué par la violence infligée par le système judiciaire contre ces femmes. Cette violence ne visait pas uniquement des femmes victimes de violences sexuelles ou physiques. Je garde ainsi en mémoire le souvenir de deux femmes âgées qui avaient été victimes de cambriolage. Elles ne savaient pas ce que signifiaient des expressions comme « partie civile » ou encore « dommages et intérêts » et n’étaient pas assistées par un avocat. Elles étaient complètement perdues, elles n’allaient pas assez vite et perturbaient le système judiciaire. Le tribunal ne cachait pas son agacement. Cela m’avait semblé effarant. La même scène aurait-elle pu se passer avec deux hommes âgés ? Peut être. Mais il se trouve que c’étaient des femmes, et cette affaire-là m’avait marqué.

AJ : Vous avez été précurseur dans ce domaine…

E.M. : Il y a plus de 20 ans, je militais déjà, avec Luc Frémiot, procureur à Douai, pour l’éloignement des auteurs de violences conjugales du domicile conjugal. À l’époque, nous étions bien seuls. L’évolution de la société est positive. La volonté politique, qui s’est exprimée au plus haut niveau de l’État, a permis de faire bouger les lignes ;  chaque ministre a pris des mesures afin de mettre en œuvre la volonté du chef de l’État et du Parlement de faire reculer les violences faites aux femmes. Des formations ont été développées chez les gendarmes, les policiers, dans la magistrature. Les méthodes ont évolué. Si cette dynamique n’est pas totalement aboutie, un travail considérable a été accompli dans le recueil des preuves et dans l’accompagnement des personnes qui viennent porter plainte et des victimes, tout au long du processus judiciaire. On revient de très loin.

AJ : Constatez-vous ces progrès ?

E.M. : Je les vois au quotidien. Nous sommes inondés d’affaires de violences conjugales, ce qui fait écho à la libération de la parole des femmes qui est, aujourd’hui, mieux écoutée. Les plaignantes sont reçues, ce qui n’était pas toujours le cas, et mieux prises en charge par les unités médico-légale, l’institution judiciaire et le secteur associatif. Dans la police, l’idée se développe de ne pas attendre que les victimes viennent au commissariat mais d’aller à leur rencontre, en s’installant, par exemple, dans les centres communaux d’action sociale (CCAS).

AJ : Vous écrivez pourtant, dans votre ouvrage, que la situation des femmes régresse…

E.M. : Il y a un paradoxe. D’un côté, le législateur vote, depuis au moins 20 ans, des lois toujours plus protectrices des droits des femmes mais d’un autre côté, sur le terrain, la reconnaissance de ces droits est de plus en plus difficile. Le procureur a une position qui lui permet d’observer les mouvements de la société et je ne peux que constater que la situation des femmes se dégrade. Avec les affaires que nous avons à traiter, je constate qu’il y a une multiplication des comportements délictueux dans la rue, dans l’entreprise. Sans être pudibond, je m’étonne par ailleurs du regard posé sur le corps de la femme, parfois même par les femmes elles-mêmes, dans les milieux de la culture, de la chanson, ou de la publicité.

AJ Quels sont les nouveaux dispositifs mis en place par la juridiction de Nîmes ?

E.M. : La juridiction de Nîmes tente de nouvelles approches avec les enquêtes de victimisation au profit des plaignantes, les enquêtes sociales rapides à l’égard des mis en cause ou encore la création de permanences dédiées aux victimes de violences par les avocats. Nous avons signé un protocole de circularisation de l’information. On entend souvent dire qu’il faut améliorer la communication entre institutions, ce qui est vrai. Nous pensons également qu’il faut réfléchir aux frontières qui existent au sein même de l’institution judiciaire et briser ces coutures existant en interne afin d’avoir une vision partagée et globale des violences faites au femmes, au sein du tribunal. Désormais, tout magistrat amené à recevoir une information, même non vérifiée, sur une affaire de violences conjugales, va la porter à la connaissance des autres. Ainsi, par exemple, un juge aux affaires familiales qui reçoit une assignation dans laquelle une partie mentionne l’existence de violences conjugales va communiquer ces éléments au procureur et au juge des enfants. Un juge des enfants qui auditionne un enfant qui fait état de violences conjugales ou parentales va l’indiquer au procureur. Le procureur qui reçoit une procédure et apprend que le mis en cause est en instance de divorce va le faire savoir au juge aux affaires familiales ou saisir une ordonnance de protection.

AJ : En quoi consiste le contrôle judiciaire avec placement probatoire expérimenté à Nîmes ?

E.M. : Le ministère a voulu expérimenter le contrôle judiciaire avec placement probatoire dans deux juridictions, Nîmes et Colmar. C’est une mesure présentencielle, prise en amont du procès, et pensée initialement pour les affaires terroristes. L’idée est de contraindre la personne mise en cause pour violences conjugales à quitter le domicile conjugal. La victime présumée reste à domicile. Ainsi, elle ne subit pas de rupture dans sa vie professionnelle ou dans la scolarisation des enfants. Le mis en cause, obligé de quitter le domicile, est assigné à résidence dans un appartement géré par une association. Une trentaine d’appartements sont loués à la ville de Nîmes à cette fin. Durant 4 à 6 mois, il fait l’objet d’un accompagnement adapté à sa personnalité et à son parcours ; il peut bénéficier d’un suivi en addictologie, suivre un groupe de parole, entamer une thérapie pour évoquer des violences subies pendant l’enfance ou encore faire l’objet d’une réinsertion professionnelle. Tout ceci peut être cumulatif. Cette mesure donne de très bons résultats et le ministre a décidé de l’étendre à huit autres juridictions.

AJ : Quels sont les progrès observés ?

E.M. : En 2021, près de 60 personnes – dont une femme – ont été orientées vers ce dispositif. Même s’il est tôt pour évaluer l’impact de cette mesure sur la récidive, on constate qu’aucune d’entre elles n’a réitéré de comportements violents. Une seule personne n’a pas été au bout du processus. Toutes ces personnes ont été entendues par le tribunal qui a noté une évolution importante dans leur comportement. Il a estimé qu’elles avaient effectué un véritable travail sur elles-mêmes, qu’elles n’exprimaient pas simplement des regrets utilitaires pour échapper à l’application de la loi mais tenaient un discours d’authentique remise en cause. Pour aller au bout du processus, certains ont vu leur peine d’emprisonnement immédiatement aménagée en placement extérieur, au sein de l’association qui s’était occupée d’eux durant le contrôle judiciaire.

AJ : Est-ce facile, en tant qu’homme, de se poser en défenseur du droit des femmes ?

E.M. : En tant qu’homme, il me semble, en effet, qu’il n’est pas évident de prendre la parole sur ce sujet qui se trouve un peu confisqué. Je suis pourtant convaincu qu’un homme, dans sa plénitude, se doit d’être féministe. Si on adhère aux principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité, il n’y a pas d’alternative. Ce combat contre les violences faites aux femmes sera gagné quand il ne sera plus l’apanage des femmes contre les hommes. Il s’agit d’un travail commun auquel nous devons tous participer, sans être dans le conflit. Nous avons tous tout à y gagner.