Face à TikTok, l’ambition d’un recours collectif porté par Laure Boutron-Marmion pour mieux protéger les adolescents

Publié le 26/04/2024
Face à TikTok, l’ambition d’un recours collectif porté par Laure Boutron-Marmion pour mieux protéger les adolescents
Xavier Lorenzo/AdobeStock

Deviendra-t-elle la bête noire de TikTok ? Me Laure Boutron-Marmion, spécialisée en défense des mineurs, vient de fonder le collectif Algos Victima, qui réunit des familles détruites par le suicide d’un enfant ou souffrant de sévères problèmes  de dépression ou troubles alimentaires. En cause ? Des contenus inappropriés ou violents qui nourrissent l’algorithme de TikTok et entraîne un cercle infernal de vidéos dangereuses pour des adolescents déjà fragiles. À travers son projet de recours collectif qui sera déposé d’ici quelques mois, Me Laure Boutron-Marmion ambitionne de faire reconnaître la responsabilité de TikTok, qui se cache, comme beaucoup de plateformes, derrière son«  simple » statut d’hébergeur. Ce serait une première en France. Pleine d’espoir, elle ne renie pas un peu d’ « utopisme », mais, elle insiste surtout sur un raisonnement juridique implacable et un travail minutieux avec les familles. Rencontre.

Actu-Juridique : Dans quel contexte a été lancé le collectif Algos Victima ?

Laure Boutron-Marmion : En tant qu’avocate spécialisée dans défense des mineurs depuis de nombreuses années, je constate les dégâts des plateformes depuis très longtemps. Qu’il s’agisse de l’accompagnement d’un mineur auteur ou d’un mineur victime, dans le travail de la défense, nous devons impérativement prendre en compte quelle utilisation ces adolescents ont des plateformes, quelles plateformes ils utilisent et le contenu de ce qu’ils regardent.

L’affaire de Marie (adolescente victime de harcèlement scolaire qui s’est suicidée en 2021 à l’âge de 15 ans, NDLR) a été un déclencheur. Lors du travail d’investigation mené par ses parents et moi, nous nous sommes rendu compte que dans les derniers mois de sa vie, Marie était finalement devenue addict à TikTok et qu’elle avait produit des contenus qui n’avaient pas été censurés, mais aussi reçu des contenus du même type (vidéos de scarifications, méthodes sur comment se suicider, NDLR), et que cela avait favorisé son passage à l’acte. En septembre dernier, j’ai donc déposé plainte conte TikTok pour provocation au suicide.

À la suite de ce mouvement, de nombreuses familles m’ont contactée pour me dire qu’elles vivaient la même chose. C’est ainsi qu’est née l’idée d’aller plus loin. Le collectif que j’ai fondé, intitulé : Algos Victima, est à visée judiciaire, et la première étape envisagée est de porter un recours collectif contre TikTok.

AJ : En France, où en est-on de la reconnaissance des souffrances liées à l’utilisation des plateformes ?

Laure Boutron-Marmion : Il est évident que certains pays sont plus avancés que nous sur la reconnaissance de ce lien souffrance mentale des ados/réseaux sociaux, comme les pays anglo-saxons. À date, il n’existe pas de véritable étude française sur la question, mise à part le récent rapport d’Amnesty International. Aujourd’hui, des psychologues, des médecins dénoncent ces dangers, mais il n’y a pas encore de travail de nos autorités. Bientôt, cependant, nous aurons les résultats du travail de la Commission sur les jeunes et les écrans, mandatée par Emmanuel Macron. Aujourd’hui, je travaille donc sur des rapports australiens, américains, anglais, en attendant l’expertise française.

Mais d’ores et déjà, le constat général est que nombre d’enfants deviennent dépendants à une plateforme, et ensuite, beaucoup d’entre eux développent de la souffrance mentale à cause de l’addiction en elle-même – ils ne font plus que scroller – et par ce qu’ils y visualisent. C’est par cette fenêtre que je suis rentrée. Des adolescents en souffrance qui vivent déjà du harcèlement ou des maltraitances, vont sur les réseaux : là, c’est la double peine. Déjà fragiles, ils se retrouvent face à du contenu qui ne fait qu’empirer leur état. Dans ses vidéos, Marie disait qu’elle allait mal donc évidemment l’algorithme l’a inondée de vidéos du même type. Mais cela va encore plus loin. Il s’avère que même l’enfant qui ne cherche pas du contenu sur les scarifications ou le suicide, va finir par en recevoir, et, ainsi rentrer dans l’engrenage. Les études montrent d’ailleurs que plus les internautes sont jeunes, plus que le contenu est violent, car ce sont ces contenus qui sont beaucoup partagés. À quel moment cette plateforme telle qu’elle est offerte aux mineurs, ne doit pas rendre des comptes dans ce qu’elle propose à ses utilisateurs, dans la mesure où, au bout de la chaîne et en causalité directe, ils souffrent ? Car ils souffrent : d’anorexie, de dépression sévère, ils commettent parfois des tentatives de suicide ou subissent des hospitalisations pédopsychiatriques à répétition.

AJ : Vous montrez que les contenus problématiques arrivent très vite aux jeunes, mais qu’en plus, l’âge minimum de 13 ans n’est même pas respecté…

Laure Boutron-Marmion : Pire que ça ! Si un enfant met 11 ans sur sa fiche de présentation il ne se passera rien. Pourtant, il serait possible à TikTok de vérifier, au moins ces fiches signalétiques. Certes, la plateforme ne peut pas non plus tout sécuriser, mais aujourd’hui, rien n’est fait. Il n’y a aucun contrôle !

AJ : Le sujet est-il pionnier ?

Laure Boutron-Marmion : Les choses évoluent. Je vois une prise de conscience nouvelle. Pour l’instant, il n’y a pas de recours de ce type, ça sera le premier. À force d’entendre les mêmes discours de nombreuses familles, je me suis demandé ce que pouvait faire concrètement la sphère judiciaire. Il ne faut pas nier le fait qu’il s’agit de questionnements nouveaux, que jusqu’à récemment, on subissait plus qu’autre chose la digitalisation de nos rapports humains, mais aujourd’hui, on veut s’emparer de ces sujets. Il faut lutter, encadrer, circonscrire.

Quand j’ai porté plainte il y a huit mois, les premières questions des journalistes ont porté sur le côté « mission impossible » du dossier face à une plateforme ultra-puissante. Alors qu’en fait, quand il s’agit de faire avancer les choses, le judiciaire a son rôle à jouer. Les parents ont envie d’être entendus et d’être réparés dans la souffrance qu’ils subissent, mais ils veulent aussi que la souffrance de leur enfant ne soit pas vaine et serve aux autres. Ils sont très volontaires : aujourd’hui, environ dix familles ont rejoint le collectif, mais elles sont très nombreuses également à me faire part de leur soutien ou me partager l’histoire de leur enfant, pour apporter leur pierre à l’édifice. Dans ces sujets délicats et pionniers, la force du groupe est importante, d’autant plus que le sujet est douloureux et délicat, puisque ces parents ne peuvent s’empêcher de culpabiliser de ne pas avoir réussi à protéger leur enfant.

AJ : Que dire de la question du statut d’hébergeur vs éditeur, ce qui implique une responsabilité différente ?

Laure Boutron-Marmion : Fin mars, TikTok a pris la parole. Ils ont indiqué qu’ils allaient réfléchir à la mise en place d’un conseil de jeunes utilisateurs qui modéreraient les contenus. Mais je pense qu’il faudrait tripler ou quadrupler le nombre de modérateurs de contenus. Ils ont aussi dit qu’ils allaient contraindre l’utilisateur à varier les contenus qu’il diffuse. Le problème, c’est que toutes ces annonces sont faites sous le même prisme : celui de l’utilisateur, celui qui édite. Pourtant, la responsabilité de l’hébergeur est également engagée. Depuis trop d’années, les plateformes se réfugient sous cette notion, consistant à prétendre ne pas être responsables des contenus postés mais à seulement les faire circuler. Je réfute cette idée. À partir du moment où TikTok crée un visuel, un logiciel, un algorithme, il génère un outil. Il ne peut donc pas rejeter sa responsabilité. Dans sa charte, TikTok dit aussi détenir le contenu des vidéos, et de ce fait, met encore plus un pied dans la responsabilité. Pour moi, il s’agit d’une coresponsabilité avec l’éditeur du contenu.

AJ : Le vent est-il cependant en train de tourner ?

Laure Boutron-Marmion : Clairement, il y a un tournant qui est pris, avec une prise de conscience grandissante de la problématique. Mais il faut des actes. Cela arrive doucement. Aux États-Unis, le 31 janvier dernier, s’est tenu une audition des géants de la tech devant le Sénat américain. Ils se sont fait étriller par les sénateurs qui leur ont même déclaré qu’ils avaient du sang sur les mains. Je note aussi l’ouverture par l’UE d’une enquête contre TikTok en février, mon dépôt de plainte pour la famille de Marie, mais aussi l’affaire Molly Russel (UK).

Chez les parents, l’éveil des consciences est en train de se faire. Beaucoup d’entre eux ne se doutaient pas des horreurs qui circulaient sur les plateformes. Si je constate une évolution des mentalités, le problème reste entier : l’addiction demeure, y compris chez les adultes. Les écrans prennent une place massive dans nos vies. Et l’impératif commercial en jeu (publicité, annonceurs, influenceurs, placement de produits…) est énorme. On avance lentement mais on avance.

AJ : Que dire de ce recours ? Quelle est sa finalité ?

Laure Boutron-Marmion : Ce recours en responsabilité est fait devant le tribunal judiciaire, il est de nature civile. Il consiste à démontrer le lien de causalité entre la faute de la plateforme et les dommages subis. De quelle faute parle-t-on ? Celle de proposer un produit attractif, de le présenter comme étant sans danger à ses utilisateurs alors qu’il est dangereux. Aujourd’hui, j’estime que ce produit est défaillant, donc TikTok commet une faute en tant qu’entreprise commerciale.

Ma première ambition est de porter la voix des victimes devant une institution judiciaire, de montrer qu’une faute a été commise et que réparation doit être faite. Nous le faisons de façon collective pour qu’individuellement ces familles soient plus fortes et pour avoir une écoute d’autant plus grande de la justice. Je saisis la justice civile pour obtenir la tenue d’une audience et donc d’un débat contradictoire. TikTok devra donc prendre un avocat, avec qui je débattrai, argument par argument. Rien que cela constituera une victoire, car obtenir un contradictoire avec une plateforme de réseaux sociaux aujourd’hui relève presque de l’impossible. Bien sûr, le juge devra trancher, mais l’audience sera publique, donc tout justiciable pourra y assister.

Par ailleurs, j’envisage, au-delà des demandes indemnitaires, un certain nombre d’injonctions, comme de censurer plus systématiquement les contenus où le mot suicide serait prononcé. C’est important, car pour un enfant, la validation est essentielle. À partir du moment où il publie quelque chose que nous, adultes, verrions comme alarmant, mais que rien n’est fait, il reçoit le message que ce n’est pas grave. Je conviens qu’il est surprenant d’entendre dans la bouche d’un avocat le mot de « censure », mais je l’entends au sens de censure digitale de contenus anxiogènes. En effet, le retrait de contenus anxiogènes évidents reste en termes de faisabilité le plus simple à demander aux plateformes et constituerait déjà un beau point de départ pour endiguer le fléau.

AJ : On peut vous dire que techniquement, ça sera compliqué ou que le nombre de vidéos postées est trop grand à contrôler ?

Laure Boutron-Marmion : J’entends les arguments techniques, mais je suis très à l’aise dans mon argumentaire car aujourd’hui, rien n’est fait. On en est au degré zéro de la régulation, particulièrement sur TikTok. Je constate aussi que les promesses de modérateurs de contenu ne sont pas pourvues. Ils doivent s’en porter garants et ils ne le font pas ! Sur l’IA et sa prétendue non-maîtrise, je n’y souscris pas non plus. La paternité de l’œuvre revient à la plateforme qui a créé son logiciel : sur TikTok, c’est un algorithme qu’ils ont créé, ils peuvent donc a minima le contenir et le circonscrire. Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’équivalent de TikTok en Chine ne fonctionne pas comme cela d’après les études qui en parlent. L’application s’éteint après environ 40 minutes d’utilisation dans la journée et les contenus ne sont qu’à visée intelligente. C’est donc que c’est possible. En réalité, aujourd’hui, il n’existe pas de véritable volonté de la part de ces plateformes à réguler leur algorithme.

AJ : Ce dossier semble un peu utopique, mais vous êtes en réalité très ancrée dans la réalité et ce que dit le droit…

Laure Boutron-Marmion : En effet, ce dossier ne relève pas de l’incantation ! Avec la mère de Marie, nous avons travaillé près d’un an avant de déposer plainte. TikTok est une entreprise chinoise, avec un rattachement européen par le biais de l’Irlande, il fallait donc d’abord travailler la notion de compétence. Derrière ce dossier, il existe un bâti juridique clair. Ce n’est pas simplement une envie de familles meurtries portées par une avocate bien intentionnée, il y a un vrai sujet juridique. Et même s’il y a des vides juridiques sur certains points, ce dont je suis consciente, il y a déjà suffisamment dans notre droit pour contraindre les plateformes. En France, on a tendance à penser qu’il faut une loi ad hoc adaptée à toutes les situations. Mais cela donne des codes de lois obèses et pas forcément appliquées. Le délit de provocation au suicide existe depuis les années quatre-vingt-dix, l’article 1240 du Code civil date de Napoléon. On en revient aux grands principes du droit. Libre ensuite à la juridiction de me dire que ce n’est pas applicable, mais à aucun moment le recours n’est pas fondé.

Je suis très rationnelle dans ce que je fais. Je n’embarquerai pas les familles dans un combat de ce type si je n’avais pas des dossiers solides. L’empathie ne fait pas tout. Depuis huit mois, je ne collecte que des éléments factuels qui ne font que me conforter. Pour autant, il existe des freins : une décision contre TikTok serait une nouveauté en France et même en Europe. La seule affaire dans laquelle une plateforme a été jugée responsable du suicide d’une adolescente, c’est l’affaire Molly Russell, mais l’Angleterre ne fait plus partie de l’Europe et elle ne concerne pas TikTok, mais Meta.

Mais quand vous vivez avec de si nombreuses histoires difficiles, vous ne pouvez pas ne pas être dans l’action. Ce recours, c’est la voie que j’ai trouvée pour redonner un peu d’espoir et l’envie de se reconstruire aux parents, et pour moi de continuer à trouver du sens à mon métier.

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