Gaël Rivière : « La haute performance d’une personne en situation de handicap percute les stéréotypes »
Il est avocat d’affaires au barreau de Paris, a travaillé au retrait de la cote de la banque Rothschild ou à des fusions au sein du Crédit Mutuel. Mais il est aussi athlète de haut niveau. Gaël Rivière, 34 ans, non voyant, a décroché, avec son équipe de cécifoot, la médaille d’or aux Jeux paralympiques de Paris 2024. Il nous parle inclusion, handicap, gestion de la pression et réussite. Rencontre.
Actu-Juridique : Aux JO paralympiques de Paris 2024 vous avez décroché la médaille d’or en cécifoot. Étiez-vous préparé à cette victoire ?
Gaël Rivière : Avec mes coéquipiers, nous nous sommes préparés comme jamais ! Ces derniers mois, nous avions deux entraînements par jour et nous avons également eu un stage final de plusieurs semaines à Lens. Pendant l’année, j’ai bénéficié d’un temps aménagé, pour allier la préparation des Jeux et assurer néanmoins une présence au cabinet. Mais on ne peut pas vraiment dire que nous étions préparés à la victoire en ce sens que nous n’étions pas les favoris de la compétition, loin de là (au dernier classement mondial, nous étions 7e) mais notre coach y croyait fermement et il a réussi à nous y faire croire aussi ! Ce qui a rendu la victoire encore plus belle et intense, c’est qu’elle était relativement inattendue…
AJ : Finalement, dans le sport de haut niveau, vous êtes davantage préparé à la défaite qu’à la victoire ?
Gaël Rivière : C’est ce que je dis souvent ! Dans le sport de haut niveau, on perd plus souvent qu’on ne gagne, il n’y a qu’un victorieux à la fin. On passe donc l’essentiel de son temps à échouer – parfois, on termine 2e ou 3e et on décroche quand même une médaille, mais cela reste un semi-échec. La victoire totale est assez rare. Pour ma part, en équipe de France, ça ne m’est arrivé « que » 4 fois.
AJ : Comment avez-vous découvert le cécifoot ?
Gaël Rivière : J’ai d’abord eu un coup de cœur pour le foot, mais comme j’étais à la Réunion, la communication et les échanges avec d’autres malvoyants – il n’y avait pas les RS et toutes les infos disponibles aujourd’hui sur internet – étaient plus difficiles. Je ne connaissais pas l’existence du cécifoot et je ne l’ai découvert qu’à Paris, quand je suis venu faire mon lycée à l’Institut national des jeunes aveugles. J’ai alors commencé ce sport, avec deux autres joueurs qui sont toujours en équipe de France eux aussi. Ma passion pour le cécifoot s’est inscrite comme la suite logique de mon intérêt pour le foot.
AJ : Et le choix du droit ? Pourquoi cette discipline ?
Gaël Rivière : Dans mon parcours, il y a toujours eu sport et études, car le cécifoot est un sport amateur, encore plus à l’époque où j’ai commencé. Il n’était pas envisagé d’en vivre, donc il était acquis que je devais faire des études pour embrasser une profession par la suite. J’ai commencé par faire des sciences à l’université – des maths à Dauphine – et il y avait une option droit, à laquelle j’ai assisté et qui m’a beaucoup plu car elle alliait deux choses qui me tiennent à cœur : la rigueur du raisonnement, nécessaire en sciences comme en droit, la curiosité pour des raisonnements parfois complexes que l’on retrouve parfois en droit bancaire ou financier. Et aussi ce qui me plaisait beaucoup, c’était de jouer avec les mots, de trouver la bonne formule, car j’accorde une grande place au langage. Je trouvais donc que le droit alliait bien ces deux composantes. Ma mère m’a dit cependant que je voulais devenir avocat quand j’étais petit, mais je ne m’en souviens pas !
AJ : Le droit bancaire peut sembler un peu aride. Qu’est-ce qui vous y a amené ?
Gaël Rivière : Je ne connaissais pas du tout le milieu du droit, je ne côtoyais pas d’avocats, j’ai fait mon cursus un peu au fil de l’eau. J’ai opté pour du droit privé plutôt que droit public, tout simplement, parce que j’étais un peu moins mauvais. Un peu pareil pour le droit des affaires. Parfois, la rencontre avec un professeur est déterminante : j’en avais un de droit des affaires doué, très bon orateur, cela m’a donné envie de m’intéresser à sa matière. Puis j’ai fait un Master Droit des affaires et fiscalité. Mais au moment de passer le CRFPA, que j’ai passé en M2 et non en M1 car j’avais participé aux Jeux de Londres, comme je n’étais pas sûr de l’avoir, je me suis aussi inscrit en M2 Droit bancaire et financier, au cas où. Quand j’ai commencé ma collaboration dans le cabinet où je suis actuellement, le cabinet Bredin-Prat (où il exerce au sein de l’équipe Réglementation des services financiers et des assurances, NDLR), j’ai classiquement fait du droit des affaires. Des opérations dans lesquelles j’intervenais posaient des questions de droit bancaire et financier, c’est ainsi que j’ai commencé à creuser ces points et suis devenu au cabinet un des spécialistes de cette matière un peu technique et aride, qui nécessite de passer du temps à la lecture des textes, nombreux, très changeants. C’est une matière également assez exigeante en termes de raisonnement, car elle fait appel à des concepts économiques qui ne sont pas intuitifs pour les juristes.
AJ : Quelle compétence est utile dans votre pratique en tant qu’avocat et sportif ?
Gaël Rivière : La première, c’est la gestion du travail sous pression, la base, pour un sportif de haut niveau. Très tôt on apprend à performer sous la pression, qu’elle soit due à l’événement ou au public, tant pour gagner sa place sur le terrain, ne pas la perdre ou gérer ses émotions. Notre métier peut lui aussi être assez pressurisant, souvent à cause des impératifs de temps. Des banquiers ou des entreprises bien intentionnées font un calendrier pour obtenir telle ou telle autorisation au risque de perdre des millions ou des milliards, mais souvent le temps juridique n’est pas en adéquation. Réussir à garder son calme lorsque tous les autres le perdent, c’est un atout, et surtout, ne pas transmettre la pression aux autres, ceux qui travaillent avec soi, est important.
AJ : Vous pensez immédiatement « collectif » !
Gaël Rivière : Justement, j’allais parler de ce 2e apport. Je n’ai jamais fait de sport individuel et je ne conçois le travail qu’en équipe, en réalité. Cela fait partie de mon ADN. Celui qui n’est pas Killian Mbappé dans l’équipe compte quand même car il peut faire une action déterminante. Pour que ça marche, il faut que tout le monde, avocats stagiaires ou seniors, ait conscience de son importance.
AJ : Vous êtes non voyant. Le milieu des avocats est-il assez inclusif ?
Gaël Rivière : C’est paradoxal. Il y a assez peu de personnes en situation de handicap qui parviennent à être titulaires du diplôme d’avocat, mais le frein se passe davantage en amont, au niveau des études. Peut-être que pour des personnes qui viennent de milieux défavorisés ou de toute forme de minorité, existe-t-il une tendance à s’autocensurer ? Ensuite, ce métier est variable dans son exercice : certains cabinets ont plus ou moins l’opportunité de recruter un avocat en situation de handicap ou ne sont pas prêts à « prendre le risque ». Surtout les petits cabinets jouent la sécurité et évitent l’embauche d’un collaborateur dont on ne sait pas très bien comment il travaille et dans quelle mesure il est efficace.
AJ : Cela est dû à une méconnaissance de ce que recouvre le handicap ?
Gaël Rivière : Oui, et aussi parce que quand on débute dans une carrière d’avocat, il existe une question de transmission. Certains avocats seniors se disent qu’ils sauront moins comment la faire avec une personne non voyante ou sourde. Par exemple, si un avocat travaille de manière manuscrite, la transmission avec moi, qui utilise les nouvelles technologies, sera plus compliquée. Il y a des obstacles qui relèvent de préjugés ancrés et d’autres qui peuvent trouver une légitimité. Mais personnellement, je n’ai pas eu de difficultés à avoir des propositions de collaboration après mes études.
AJ : Vous êtes-vous déjà autocensuré ?
Gaël Rivière : Je suis un très mauvais exemple ! (il rit) Dans mon parcours, les choses se sont passées assez facilement. Je viens d’un milieu socio-économique modeste, mes parents n’avaient pas fait d’études, mais j’ai suivi ce parcours de manière fluide, sans trop me poser de questions. Ce dont je me rends compte en revanche, aujourd’hui, quand je retourne à La Réunion et discute avec des amis d’enfance, c’est que l’entrave que constitue le milieu social est peut-être plus importante que celle liée au handicap.
AJ : L’intelligence artificielle (IA) vous aide-t-elle dans votre quotidien ?
Gaël Rivière : Je travaille avec un lecteur d’écran, un logiciel qui lit avec une voix synthétique tout ce qui est numérique. C’est un élément très facilitateur d’inclusion dans le monde juridique car tout le monde travaille sur du numérique. Cela peut même être un atout pour certaines tâches, car je peux lire en accéléré, soit un peu plus vite qu’une personne voyante. Mais pour d’autres tâches, l’IA ne gomme pas totalement le handicap : depuis quelques années, l’utilisation de PowerPoint est de plus en plus régulière. Pour nous, il est moins évident de les lire et encore plus de les concevoir car ce n’est pas intuitif pour nous de mettre des couleurs, des graphiques, des flèches…
Mais à l’inverse, certaines choses sont plus faciles, comme avec les signatures électroniques. Globalement, on utilise de plus en plus l’IA, avec cet enjeu de la confidentialité, du secret professionnel qui n’est pas si facile à résoudre car les outils sont souvent établis dans des pays dont on n’est pas bien sûr qu’ils les respectent totalement. Mais sous cette réserve, l’IA peut m’être particulièrement utile, spécialement pour m’aider à décrire un schéma.
AJ : Avec la visio, vous voyez moins les clients en physique. Cela vous manque ?
Gaël Rivière : Pas spécialement, mais je remarque que souvent les clients ignorent pendant longtemps que je suis non-voyant ! Dans ce métier, on apprend à faire preuve d’une grande neutralité, mais je peux déceler parfois une petite surprise, une curiosité en tout cas. Cela est sans doute un peu moins vrai avec la récente notoriété liée aux JOP. Certains clients m’ont même écrit pour me féliciter.
AJ : Dites-nous comment vous avez concilié vos deux activités ?
Gaël Rivière : Pendant longtemps, jusqu’en 2017, j’avais mis en retrait le sport de haut niveau, même si je restais en Équipe de France. Mais un an avant les Jeux de Paris, je suis allé voir le cabinet et leur ai expliqué que j’avais pour ambition de les préparer. J’ai demandé s’il était possible d’aménager mon temps pour que je puisse m’entraîner et en même temps assurer une présence au cabinet. Cela s’est traduit par une présence de 10 h à 17 h 30, un mi-temps d’avocat (il rit !) mais le vrai confort, c’était d’être sûr de finir à une heure précise, ce qui, en général, est impossible à anticiper. Très concrètement, le cabinet a mis des personnes pour compenser mon absence sur les dossiers. Mais il m’est arrivé d’envoyer un mail dans les vestiaires ou de passer un coup de fil à un junior pour expliquer quoi envoyer, sur le chemin de l’entraînement. En fait, cela n’a pas entraîné des horaires plus étendus que lorsque je suis pleinement avocat. Quand on a la chance de faire des choses qu’on aime, ce n’est pas une contrainte.
AJ : Que pensez-vous du coup de projecteur sur la question du handicap ?
Gaël Rivière : Je suis plutôt de nature optimiste. Avant ces Jeux, lors d’une intervention, j’avais déclaré que le sport était l’arme d’inclusion massive par excellence. Car au handicap, quel qu’il soit, on va associer une incapacité généralisée. Par exemple, une personne non-voyante va aussi être considérée comme ayant du mal à marcher ou à comprendre, dans un mélange de paternalisme et d’ignorance. C’est vraiment universel. La force du sport vient percuter cela de plein fouet : la haute performance d’une personne en situation de handicap contredit ce qui, instinctivement, est inscrit de manière collective. Les Jeux ont eu un effet positif : désormais on ne nous dit plus que nous sommes courageux mais on nous parle sport, de performance. Ce changement de mentalités, c’est quelque chose que les lois ne parviendront jamais à faire, alors que le sport le fait immédiatement, lui, même s’il reste encore du travail (mobilité, inclusion…).
AJ : Vous êtes avocat et vous dites que les lois ne réussiront pas… Peut-on parler de l’impuissance de la loi ?
Gaël Rivière : Oui car on parle là de choses ancrées depuis des millénaires qui ont façonné un imaginaire collectif. Les lois ne sont pas forcément bien faites, et imaginons qu’elles le soient, avant qu’elles rentrent dans les cœurs et dans les âmes, il faudra beaucoup de temps. La loi ne peut pas toujours tout, il faut aussi d’autres représentations pour que les gens, à l’évocation des non-voyants par exemple, ne pensent pas seulement à Ray Charles ou Gilbert Montagné !
Référence : AJU015s0
