Gwenola Joly-Coz : « Ne vous limitez pas, candidatez, sentez-vous libres de faire le parcours, quel qu’il soit, que vous avez envie de faire dans la magistrature » !
Qui connaît le nom de Charlotte Béquignon-Lagarde, première femme à être devenue magistrat en France en 1946 ? Qui se souvient de Nicole Pradin, première procureur générale, ou de Suzanne Challe, première femme à avoir accédé aux fonctions de première présidente d’un tribunal ? Parce qu’elle constatait que l’institution judiciaire avait oublié ces pionnières de la magistrature, Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers, s’est attelée à retracer leurs vies. Son livre, Femmes de justice, publié chez Enrick B éditions, relate les parcours de 17 femmes juges, remarquables et pourtant oubliées. À travers ces portraits se dessine une histoire de la difficile entrée des femmes dans la magistrature, de 1946 à aujourd’hui. Un travail inédit, récompensé par la mention spéciale du grand prix de l’ENM. Rencontre.
Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?
Gwenola Joly-Coz : J’ai écrit ce livre dans un esprit de transmission. Cela fait 15 ans que je réfléchis à la place des femmes dans l’institution judiciaire. J’ai eu envie de partager le fruit de ce travail, en pensant qu’il servirait particulièrement aux jeunes magistrates. J’aurais aimé avoir cet ouvrage il y a 30 ans quand je suis rentrée dans la magistrature. Cela m’aurait fait gagner du temps. Depuis sa sortie, j’ai beaucoup de retours. Des femmes me disent que mon livre met des mots sur un ressenti qu’elles n’avaient pas encore réussi à exprimer. Certaines ont compris à sa lecture qu’elles avaient été victimes de sexisme sans l’avoir complètement intégré. On me dit aussi que c’est un livre indispensable, qui sera une référence sur ce sujet en France. Il est vrai que le sujet des femmes de justice a été très peu défriché, ce qui est paradoxal au vu de la féminisation de la profession. Je pense que ce livre est un jalon dans l’histoire des femmes dans la magistrature. Il a d’ailleurs obtenu la mention spéciale du grand prix de l’ENM. Après sa parution, j’ai également assuré la direction scientifique d’un cycle de conférences à la Cour de cassation en 2022. Pour la première fois, pendant trois conférences, des femmes emblématiques mais inconnues ont été évoquées. Enfin, une exposition qui se tient actuellement à la Cour de cassation met en valeur les parcours de chacune. Elle sera ensuite visible à l’ENM.
AJ : Quel a été l’événement qui vous a poussé à vous intéresser à ces femmes pionnières dans la magistrature ?
Gwenola Joly-Coz : J’écris dans ce livre que, magistrat à 22 ans, je suis devenue féministe, c’est-à-dire convaincue de la nécessité de travailler à l’égalité entre les femmes et les hommes à 42 ans. Il m’a fallu pour le devenir vingt ans d’expérience professionnelle, au cours de laquelle mon état de femme et ma fonction de juge se sont mêlés. En 2016, à 47 ans, je suis devenue présidente du tribunal judiciaire de Pontoise, qui compte parmi les 12 plus gros tribunaux de France. J’ai un peu honte d’avouer que jusqu’à cette étape de ma vie, je ne m’étais jamais demandé qui avait été la première femme magistrate ! Mais dès lors que je me suis posé cette question, j’ai constaté que personne ne savait me répondre. Mon institution n’était pas capable de me restituer son identité. J’ai voulu retrouver les traces de cette pionnière de la magistrature. J’ai découvert qu’elle s’appelait Charlotte Béquignon-Lagarde, j’ai retrouvé sa famille, pris rendez-vous avec son fils et j’ai écrit son histoire et soufflé son nom au président du tribunal judiciaire de Paris pour nommer l’une des salles du palais de justice de Paris.
AJ : Comment avez-vous procédé pour retrouver ces pionnières ?
Gwenola Joly-Coz : Après m’être demandé qui était la première femme magistrate, je me suis posé toutes les autres questions. Qui a été la première présidente d’un tribunal ? La première femme procureur de la République ? La première femme première présidente ? Pas plus que pour Charlotte Béquignon-Lagarde, la direction des services judiciaires ne savait me répondre. J’ai eu beaucoup de mal à les retrouver. Pour certaines d’entre elles, j’ai mis des mois et même des années. J’ai contacté leurs familles, qui ont toutes réagi de la même manière : d’abord étonnées, elles m’ont chaleureusement accueillie quand elles ont compris ma démarche. J’ai rencontré beaucoup de gens formidables. Ce fut une belle aventure humaine. Je n’ai pas la prétention d’être historienne, mais j’ai cherché à faire œuvre d’histoire. Je raconte la vie de ces femmes en les inscrivant dans le contexte historique, politique, administratif de leur époque. Cette fresque fait également ressortir le rôle d’hommes d’État comme Valéry Giscard D’Estaing ou François Mitterrand, qui ont favorisé l’émergence de femmes dans la magistrature. On voit l’histoire de France qui se déroule devant nous. J’ai travaillé quatre ans pour écrire ces 17 portraits. Cela fait un rythme de quatre par an, en plus de mes fonctions très prenantes de première présidente de cour d’appel. J’étais déterminée tant ce travail me semblait important.
AJ : Pourquoi ces femmes pionnières de la magistrature ont-elles disparu des archives ?
Gwenola Joly-Coz : Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans tous les milieux professionnels. En ce qui concerne la magistrature, il faut se rappeler que le corps ne voulait pas des femmes. Il faut le rappeler : les hommes n’ont pas voulu que les femmes deviennent juges. Il a fallu qu’elles mènent un combat d’un siècle et demi, du début du dix-neuvième siècle jusqu’en 1946, pour y parvenir. Je raconte les tentatives, les projets et propositions de loi faites pour ouvrir cette carrière aux femmes, qui n’aboutiront finalement qu’avec la loi du 11 avril 1946. Jusque dans les années soixante, de nombreuses voix critiquent la présence de femmes dans la magistrature. L’institution, qui s’est résignée à laisser entrer les femmes à contrecœur, ne retient rien d’elles. Contrairement aux grands hommes magistrats, on ne fait pas de colloque en leur honneur. On n’installe pas de portrait de quatre mètres sur trois dans les couloirs de la Cour de cassation. On ne les commémore pas. On ne met pas en valeur leur pensée. On n’organise pas la mémoire de Charlotte Béquignon-Lagarde. On organise au contraire son invisibilisation. La méthode pour cela est implacable : ne pas en parler et ne pas avoir d’image est le meilleur moyen qu’elle n’existe pas ! La photo d’elle qui est dans le livre est une photo familiale, donnée par son fils. C’est aujourd’hui la seule trace que nous ayons d’elle…
AJ : Y a-t-il des points communs entre ces pionnières ?
Gwenola Joly-Coz : Charlotte Béquignon-Lagarde vient d’une famille privilégiée, mais toutes celles qui suivent sont plutôt des femmes qui viennent de milieu modeste et incarnent la méritocratie républicaine. Un certain nombre d’entre elles ont fait le choix de ne pas avoir de famille pour réussir leur vie professionnelle. Il faut souligner qu’elles sont très volontaristes, travaillent énormément et sont de grandes professionnelles. Ce sont toutes des personnalités extraordinaires, qui ont fait des choses extraordinaires. Pas une seule n’est fade. Je pense à Suzanne Challe, première Première présidente, qui a écrit le premier discours sur la place des femmes : « les femmes sous la toge ». J’ai retrouvé ce discours par hasard et j’en ai ensuite retranscrit les passages les plus importants. La fille de Suzanne Challe m’avait invitée à déjeuner, et l’après-midi, elle a proposé de sortir du grenier les cartons qui contenaient les affaires de sa mère. Nous nous sommes mises autour d’une grande table et nous avons trouvé des articles de presse, des notes, et ce discours. Tout cela risque d’être jeté à la prochaine génération… C’était vraiment très émouvant de retrouver les traces de ces femmes. J’ai adoré cela.
AJ : Quel accueil a été fait aux premières femmes magistrates ?
Gwenola Joly-Coz : Le corps était défavorable à l’entrée des femmes dans la magistrature, et il l’a montré. Ces femmes ont été critiquées et invisibilisées. Je cite les rapports d’évaluation : il est écrit que ces femmes ne sont pas de bonnes professionnelles, qu’elles nuisent au prestige du corps, qu’elles ne savent pas s’exprimer. On dit d’elles qu’elles n’ont pas d’autorité, qu’elles sont versatiles et sensibles : autrement dit, qu’elles manquent des qualités indispensables pour exercer la fonction de juge. Il faut rappeler qu’elles rentrent au compte-goutte dans la magistrature. Ce n’est pas du tout le raz-de-marée que craignaient les hommes. Ce n’est qu’à partir de l’instauration du concours, dans les années quatre-vingt, que, bonnes élèves, elles rentrent massivement. En 2002, le corps passe à 50 % de femmes. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires dans la magistrature. Si la mixité a finalement abouti – on peut même désormais parler de « non-mixité » puisque le corps est composé à plus de 60 % par l’un des sexes, à savoir le féminin – la parité dans les postes de responsabilité peine à exister. Seules 25 % de femmes sont en responsabilités dans la magistrature. Un exemple : en 2023, une seule femme, Danièle Churlet-Caillet, dirige un tribunal du premier groupe, qui compte pourtant 12 tribunaux. Lorsque j’étais présidente de ce même tribunal, trois tribunaux de ce premier groupe étaient présidés par des femmes. Il n’y en a jamais eu plus ! Le risque est ainsi de continuer à reproduire une élite institutionnelle dépourvue de femmes, car il s’agit du vivier des premiers présidents de cour d’appel.
AJ : Pourquoi les femmes juges ont-elles du mal à accéder à ces postes ?
Gwenola Joly-Coz : Il ne faut pas oublier que la présence des femmes dans la magistrature n’a que 77 ans : ce n’est rien par rapport aux siècles de magistrature exclusivement masculine. Il y a d’abord l’autolimitation : les femmes ne candidatent pas car elles ne se sentent pas légitimes, pas assez formées, pour prétendre occuper des fonctions d’encadrement. Les femmes réussissent très bien le concours mais ne font pas carrière. Il faut travailler sur le coaching et les aider à prendre confiance en elles. Mais attention, dire qu’on ne peut pas les nommer si elles ne sont pas candidates revient à les rendre responsable de cette situation. Or le plus important se passe du côté de l’institution. Celle-ci pose des règles qui ne sont pas neutres. Par exemple : la mobilité géographique. Les hommes et les femmes ne répondent pas de la même manière à ce critère soi-disant neutre et en réalité très genré. La réponse est claire : les hommes font du célibat géographique tandis que les femmes sont plus réticentes à laisser leurs enfants et ne demandent pas de mutation pour ne pas mettre en péril l’équilibre familial. Il faut arrêter d’exiger cela si on veut que les femmes prennent des responsabilités. Il faut changer les règles, ce sera bénéfique pour tout le monde. Je parle en connaissance de cause car j’ai subi cette mobilité. Je suis mère de trois enfants et j’ai déménagé 17 fois, toujours en milieu d’année scolaire…
AJ : Vous notez également que les femmes écrivent peu. Comment cela s’explique-t-il ?
Gwenola Joly-Coz : Elles sont modestes et humbles. Depuis qu’elles sont petites, on leur dit qu’elles sont des pipelettes ! Elles ont intériorisé cela et elles ont appris à se taire. Très souvent je dis à des femmes qu’elles devraient écrire. Elles me répondent souvent que non, que ce qu’elles font n’est pas si intéressant. Les hommes, nombreux à écrire, ne se posent pas toutes ces questions. Les femmes ne mettent pas en valeur ce qu’elles vivent. L’exemple paroxystique de cela est le cas de Monique Mabelly, juge d’instruction et première femme à assister à une exécution capitale. Elle assiste à la décapitation d’un détenu à la prison de la Santé en 1977. Robert Badinter, à la même époque, écrit l’Exécution, qui est un succès de librairie. Monique Mabelly écrit un texte tout aussi puissant, mais le laisse dans un tiroir. Son récit magnifique est demeuré invisible et serait parti à la poubelle si son fils ne l’avait pas heureusement retrouvé. Cette anecdote suffit à dire ce qu’un homme et une femme font d’une même expérience.
AJ : Vous remontez dans votre livre jusqu’au Moyen Âge, époque où les femmes avaient des fonctions de juge…
Gwenola Joly-Coz : De nombreux travaux montrent qu’il y a eu un grand recul de la condition féminine, qui était bien meilleure au treizième siècle qu’à l’époque, mal nommée pour les femmes, de la Renaissance. À partir du seizième siècle, la condition des femmes décline, et cela se voit dans la langue. C’est à ce moment que l’on commence à dire que « le masculin l’emporte sur le féminin ». On empêche les femmes de nommer les titres au féminin, alors qu’au Moyen Âge, les titres de responsabilité étaient féminisés : il y avait des mairesses, des chevaleresses, des abbesses, des doctoresses… Tout cela a évolué aux seizième et dix-septièmes siècles, époque qui a vu les chasses aux sorcières se développer partout en Europe. Comme l’explique très bien Christelle Taraud dans son dernier livre, Féminicide, on n’a pas voulu que les femmes sachent trop de choses. On les a empêchées de passer le baccalauréat, d’aller à l’université, de faire des études de médecine et de droit. Les femmes ont été exclues du savoir et du pouvoir. Quand elles ont eu le droit d’accéder à la fac de droit, on les a empêchées d’accéder aux métiers du droit. Charlotte Béquignon-Largarde a été une des premières docteur en droit, puis la première agrégée en 1931, et elle n’a été autorisée à rejoindre la magistrature qu’en 1946. Accéder aux métiers régaliens a été un combat.
AJ : Vous utilisez dans votre livre l’expression de « murs de verre », moins connue que celle de « plafond de verre ». De quoi s’agit-il ?
Gwenola Joly-Coz : Le plafond de verre désigne le fait de ne pas pouvoir aller plus haut dans une carrière. Les murs de verre désignent le fait de ne pas pouvoir aller au-delà d’un certain périmètre. Cela caractérise bien la situation de magistrates qui sont en juridiction mais n’osent pas aller à la centrale ou en détachement. Ou celle de magistrates qui considèrent qu’elles ne peuvent faire qu’une carrière en province. Ou celles encore qui se cantonnent au civil ou au pénal. Tout cela est très enfermant. Limitées en haut et sur les côtés, les femmes magistrates sont comme dans une cage de verre. Arrivées à la cinquantaine, elles sont nombreuses à regretter de ne pas avoir fait le parcours auquel elles aspiraient. Le système exige qu’elles soient tôt dans une logique de Cursus Honorum. Or si les hommes commencent effectivement leur carrière à 30 ans, les femmes se réveillent à 45 ans, quand leurs enfants commencent à grandir. À ce moment, l’institution leur dit que c’est trop tard, qu’il fallait y penser avant…
AJ : Quels conseils donnez-vous aux jeunes magistrates ?
Gwenola Joly-Coz : Je leur dirais deux choses. La première est de connaître notre passé collectif, car lorsqu’on est adossé à son histoire, on est moins seule. Cela donne de la force. Et le deuxième conseil, bien sûr, est le suivant : ne vous limitez pas, candidatez, sentez-vous libres de faire le parcours, quel qu’il soit, que vous avez envie de faire dans la magistrature.
Référence : AJU009d0