Hauts-de-Seine (92)

« Il n’y a pas eu de “jour d’après” technologique »

Publié le 08/12/2020

Le tribunal judiciaire de Nanterre parvient à maintenir une activité normale pendant ce deuxième confinement. Les deux cheffes de juridictions, Catherine Pautrat, présidente du tribunal judiciaire, et Catherine Denis, à la tête du parquet, déplorent néanmoins le manque de préparation et de moyens pris pour faire face à cette seconde vague de l’épidémie.

Les Petites Affiches : Aviez-vous pu résorber le retard pris lors du dernier confinement ? Si oui, comment ? Est-ce que le tribunal judiciaire tourne à nouveau à plein régime ?

Catherine Pautrat : Concernant les contentieux civils du tribunal judiciaire, nous aurons résorbé les retards d’ici la fin de l’année, à l’exception du pôle des affaires familiales, qui ne les aura traités qu’au premier trimestre prochain. La situation est plus difficile dans les tribunaux de proximité qui ont connu et connaissent encore des problèmes d’effectifs importants tant  en ce qui concerne les magistrats que les greffiers et fonctionnaires. La crise sanitaire est venue aggraver une situation déjà critique. Ainsi, sur les sept que compte notre arrondissement judiciaire, quatre tribunaux de proximité – Boulogne, Colombes, Puteaux, Vanves – ont des délais d’audiencement pouvant aller jusqu’à un an pour les audiences civiles ou les référés. L’état de ces tribunaux n’a jamais été aussi difficile que depuis la fusion des tribunaux d’instance avec les tribunaux de grande instance.

S’agissant du pénal, nous avons créé une audience supplémentaire par semaine pour faciliter la résorption des stocks de dossiers d’instruction. Les dossiers des audiences annulées pendant le premier confinement auront tous été jugés d’ici le printemps prochain, ce qui est satisfaisant compte tenu du fait que notre activité avait déjà été impactée négativement par la grève des avocats.

Catherine Denis : Il est difficile de faire la part du retard pris du fait de la grève des avocats de celui lié à la crise sanitaire. Nous avons en tous cas réussi à le résorber, au prix de réorientations et de classements de certaines procédures. Le parquet a repris la main et trié les audiences annulées pendant le confinement. Pour les affaires les plus anciennes, avec peu d’enjeux et peu de préjudices, nous avons décidé de classer 46 % des procédures qui devaient venir à l’audience. Le même travail a été effectué concernant les alternatives aux poursuites. Nous en avons classé entre 25 et 50 % selon les thématiques. Nous avons maintenu en audience ce qui nous paraissait vraiment justifier une réponse juridictionnelle. Cela n’est jamais satisfaisant d’être obligé de classer des procédures lorsqu’il y a eu des violations de la loi et un impact sur l’ordre public. D’un autre côté, juger des affaires de moyenne importance trois ans après les faits a de toute façon peu d’intérêt.

LPA : Pour ce nouveau confinement, comment s’organise le tribunal ?

C.P. : Le nouveau confinement en tant que tel n’impacte pas le fonctionnement de la juridiction, qui est complètement normal. L’ordonnance de roulement qui structure l’organisation des services est appliquée dans les mêmes conditions qu’avant le confinement ce qui n’était pas le cas à l’occasion du premier confinement, qui avait vu l’activité se réduire aux contentieux essentiels. Notre organisation est en revanche perturbée par les cas positifs au coronavirus, totalement imprévisibles. Ils génèrent des absences et entraînent des cas contacts qui nous obligent à placer des personnels en septaine. Nous avons donc mis en place, s’agissant des magistrats du siège et du greffe, un système de binômes et/ou de renfort pour assurer l’ensemble de nos activités de jugement, voire de renvoi d’une audience quand il n’est pas possible de la tenir. Cela nous est arrivé à six reprises jusqu’ici. Par chance, et parce que les membres de la juridiction respectent les gestes barrières, les cas ne sont pas très nombreux et sont même inexistants sur le site de l’extension.

C.D. : Nous avons, de manière générale, réussi à remplacer les cas contact et l’activité fonctionne normalement, avec les nouvelles règles de distanciation. Certaines audiences ne peuvent cependant avoir lieu, faute d’espace. Ainsi, une affaire de délinquance en bande organisée qui devait être jugée sur trois jours a été renvoyée car le nombre de personnes dans la salle d’audience était trop important.

LPA : Essayez-vous de favoriser le distanciel, comme le ministère vous y invite ?

C.P. : Pour les magistrats du siège, le distanciel fait depuis longtemps partie des modes de fonctionnement et de la culture. J’ai donc encouragé les magistrats à le développer encore davantage. Cela sera possible dès lors qu’ils disposeront tous d’un ordinateur portable, ce qui n’est pas encore le cas. Toutefois, une limite résulte de ce que les applicatifs métiers tels que Winci, utilisé au civil, ne sont toujours pas accessibles à distance. Nous avons appris que 110 juridictions pourront bénéficier d’ici la fin de l’année de ces connexions à distance. Or je sais que Nanterre ne figurera pas dans cette liste, ce qui est totalement incompréhensible alors même que notre activité civile est la plus technique, complexe et à forts enjeux en Île-de-France après celle de Paris. Comment peut-on se figurer que le département des Hauts-de-Seine qui possède sur son territoire le site de La Défense qui figure parmi les plus grandes places d’affaires d’Europe et du monde ne dispose pas d’une juridiction dotée des moyens technologiques et humains adaptés au traitement de ses contentieux et aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux qu’elle porte ? Je trouve cette situation inadmissible et incompréhensible, d’autant que d’autres juridictions ont été sélectionnées alors que leur activité civile est inférieure à la nôtre.

C.D. : L’activité à distance est plus difficile à mettre en place au parquet qu’au siège. Nous avons une exigence forte de présence au tribunal, compte tenu des contraintes de la permanence. Le premier confinement avait vu la délinquance s’effondrer et rester à bas niveau pendant plusieurs semaines. Cette fois-ci, ce n’est pas le cas. Nous constatons que l’activité de la permanence, comme celle des services de police, reste très soutenue. Nous essayons néanmoins de favoriser le télétravail. Les magistrats sont autorisés à être deux jours par semaine en télétravail, à condition que ce soit compatible avec le service au sein duquel ils exercent. Des divisions s’y prêtent davantage que d’autres. La division économique et financière, qui travaille davantage sur dossier, peut plus facilement exercer à distance que la permanence générale ou celle des mineurs qui nécessitent beaucoup de présentiel et de débats chez le juge de la liberté et de la détention. Ce télétravail est également limité par les capacités de travail à distance du greffe, comme lors du premier confinement.

LPA : Après l’expérience du premier confinement, les greffiers ont-ils été dotés d’outils pour travailler à distance ?

C.P. : Les choses ne se sont pas beaucoup améliorées depuis notre dernier entretien au mois de mai dernier. Nous attendons une livraison fin novembre de 50 ordinateurs qui seront répartis à hauteur de 36 pour les greffiers, les autres étant destinés aux magistrats. Il manquera encore 110 ordinateurs pour les greffiers. Nous n’avons pas de visibilité sur les prochains déploiements de nos outils de travail. Dès lors, le développement du télétravail repose sur la sortie des dossiers papiers avec tous les risques que cela comporte, notamment en termes de responsabilité, que l’on fait ainsi reposer sur les agents. Sortir des dossiers papier à l’ère du numérique est assez décalé. Il n’y a pas eu de « jour d’après » technologique alors que la situation actuelle était tout à fait prévisible à la différence de celle du mois de mars dernier où l’adaptation et l’improvisation avaient guidé nos actions.

C.D. : Le ministère a certainement fait des efforts pour déployer des moyens numériques. Le confinement a permis de mesurer le retard que nous avons en la matière, à la fois en dotation d’équipements et de logiciels. Mais l’évolution est très insuffisante par rapport à nos besoins.

LPA : Attendez-vous de nouvelles ordonnances du garde des Sceaux, et de quels outils auriez-vous besoin aujourd’hui ?

C.P. : Les instruments juridiques n’ont de sens que si les moyens et la technologie suivent. Du distanciel sans outils, des visioconférences sans appareils, du travail sans ordinateur diminuent la portée des évolutions légistiques.

Pour les contentieux civils, je pense qu’il faut favoriser la procédure du dépôt de dossiers plutôt que la procédure sans audience qui n’a pas rencontré le succès escompté. Les avocats ne s’en sont pas emparés à la hauteur de nos attentes.  Et je ne pense pas qu’il y aura d’évolution de leur part sur ce point au regard de leur attachement à l’exercice de la plaidoirie, ce que je peux parfaitement comprendre. Contrairement à la procédure sans audience, qui ne permet aucune prise de parole, celle du dépôt de dossiers permet des observations et même de brèves interventions. Il me semble que ce serait un compromis acceptable pour tous.

S’agissant des tutelles, la possibilité de faire des audiences par téléphone ou en visioconférence avec la présence d’un tiers aux côtés de la personne protégée me semblerait également adaptée. Nous faisons courir un risque extrêmement important aux personnes sous protection, qui sont le plus souvent très âgées, en les obligeant à se déplacer au tribunal en ces temps de pandémie. Mais en toute hypothèse, il faut être mesuré dans le développement des dispositifs dérogatoires au droit commun. La protection des libertés individuelles incombant aux magistrats implique une proximité présentielle. Les mesures de protection sanitaire constituent donc un enjeu essentiel.

C.D. : Au pénal, nous aimerions pouvoir pratiquer la visioconférence sans l’accord du prévenu, les extractions étant rendues plus difficiles par le contexte sanitaire. Ceci étant, la visioconférence a ses limites. D’une part, nous manquons en effet de moyens et nous arrivons rapidement à saturation aussi bien en interne dans les juridictions qu’en externe dans les établissements pénitentiaires, peu dotés de visioconférence. La visioconférence trouve ses limites dans les audiences pénales lorsqu’il y a plusieurs prévenus détenus dans différents sites. Faire une visioconférence multisite devient difficilement gérable pour le président qui doit organiser les débats d’audience. Cela peut être un facteur de ralentissement des audiences. C’est donc une souplesse appréciable qui est donnée aux juridictions si la visioconférence peut être utilisée sans le consentement, mais cela ne règle pas tous les problèmes. Nous n’attendons pas d’autres outils. Les ordonnances prises pendant le premier confinement avaient donné lieu à des débats, des contestations, des contentieux. Il n’est pas souhaitable de se relancer dans ces polémiques.

LPA : Si le confinement venait à se durcir, et que le travail en présentiel devait être réduit, le tribunal pourrait-il fonctionner ?

C.P. : La question des moyens informatiques reste un vrai échec qui est d’autant plus difficile à comprendre que les fonctionnaires de la préfecture, qui sont nos voisins, ont tous été dotés en matériels raccordés aux applicatifs métier nécessaires à leur activité. Les universités ont fait de même comme la plupart des services de l’État. C’est comme si le ministère de la Justice ne s’était pas mis en ordre de marche technique pour affronter une deuxième vague. À notre niveau, à Nanterre, nous l’avions anticipé dès la sortie du confinement en élaborant un plan d’action basé sur le numérique et les outils collaboratifs. Il ne lui a été donné aucune suite, il a même été considéré comme étant trop ambitieux. Cela alors même que nous devons être ambitieux ! Je revendique précisément l’ambition collective au même titre que l’innovation, laquelle constitue depuis plus de deux ans ma stratégie d’action pour cette juridiction. Il ne faut pas oublier que de l’optimisation de nos conditions de travail et de nos organisations dépend la qualité du service rendu aux justiciables. Il en va de même pour la visioconférence, dont la pratique devrait être une nouvelle fois généralisée par des textes en cours de rédaction. Depuis la fin du premier confinement et malgré nos demandes, nous n’avons toujours que deux appareils de visioconférence au tribunal judiciaire pour couvrir nos sept salles d’audience en correctionnelle. Cette absence de matériel complexifie donc énormément nos organisations et nos modalités de travail et fait perdre un temps considérable aux formations de jugements. La prochaine livraison de matériel de visioconférence devrait arriver en février prochain ce qui nous permettra d’être mieux préparés pour l’éventuelle troisième vague. Enfin, nous aurions besoin d’une signature électronique pour compléter cet édifice technique.

LPA : Dans quel état sont les personnels du tribunal ?

C.P. : Ils sont fatigués. N’oublions pas que nous connaissons, depuis décembre 2019, dans des difficultés liées à la grève des transports, puis à celle des avocats, et enfin à celle du Covid-19, le tout sur fond de réforme en continu. Nécessairement, nos activités ne s’exercent plus de la même manière depuis un an. Nous vivons une période chaotique qui nous demande de nous adapter au jour le jour tant sur le plan professionnel que personnel. Cela n’est pas facile à appréhender. Le fait de ne plus assurer les missions dans des conditions normales pèse sur le moral des effectifs, particulièrement dans les tribunaux de proximité, qui sont de petites structures sur lesquelles la désorganisation pèse grandement.

C.D. : Il faut rappeler que malgré le confinement, les réformes sont entrées en vigueur. La réforme des peines est rentrée en vigueur, en mars dernier, dans une situation ubuesque. On nous a demandé d’aménager les peines d’emprisonnement ferme dans un contexte qui ne le permettait pas. À ce moment-là, il n’y avait pas de poste de travail d’intérêt général. La pose de bracelet électronique à domicile ne fonctionnait pas. Ces services se remettent peu à peu en marche, mais seuls 30 % des postes de TIG sont opérationnels. Quant aux stages, comme les stages de citoyennetés, qui peuvent être mis en place en présentiel ou en post-sentenciel, ils impliquent des réunions entre les personnes et les associations en charge de leur mise en œuvre, qui ne peuvent être organisées en ce moment. Nous nous acheminons actuellement vers la mise en place de la réforme de la justice pénale des mineurs, prévue pour mars prochain. Cette dernière risque de se présenter dans de mauvaises conditions, alors que les juridictions ont des stocks importants qu’elles essayent tant bien que mal de résorber. Tout cela alors que les logiciels ne sont pas à jour des dernières réformes, ce qui occasionne des difficultés supplémentaires pour le greffe. Cela implique une lassitude des magistrats et des fonctionnaires, forcément.

C.P. : Depuis le 1er janvier 2019, nous enchaînons les réformes. Celle de la prise de date doit entrer en application le 1er janvier prochain. Or nous n’avons toujours pas eu la mise à jour de l’application Winci et l’interface avec le barreau n’est pas encore opérationnelle. Cette réforme va pourtant nécessiter un travail organisationnel important en amont. Cela rajoute à la charge mentale que nous avons collectivement à porter. Ensuite, le Code de la justice pénale des mineurs entrera en vigueur le 31 mars prochain alors que les stocks de dossiers n’auront pas été tous traités. Mais nous y arriverons comme nous l’avons toujours fait car les membres de la juridiction ont un sens du service public remarquable, font preuve d’une mobilisation qui n’a jamais failli et d’un engagement permanent. Les magistrats et fonctionnaires apportent la preuve au quotidien de leur investissement et de leur agilité en dépit de ce contexte incertain.

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