Isabelle Gillette-Faye : « L’IDF est le centre névralgique de la lutte contre les mutilations sexuelles féminines »
Isabelle Gillette-Faye est la directrice générale de la Fédération nationale GAMS (Groupe de femmes pour l’abolition des mutilations sexuelles) depuis 1990. Sociologue de formation, elle est reconnue comme experte internationale. Pour Actu-juridique, elle revient sur les missions du GAMS contre les mutilations sexuelles féminines.
Actu-Juridique : Dans quel contexte est né le GAMS en 1982 ?
Isabelle Gillette-Faye : Au début des années 80, 4 petites filles sont mortes des suites de leur excision sur le territoire français. C’est alors qu’Awa Thiam, philosophe sénégalaise, et Me Linda Weil-Curiel ont décidé de porter les affaires d’excision devant les assises. Elles ont vraiment eu l’idée de replacer l’enfant au centre du débat : même s’il existe des circonstances atténuantes pour les parents, il fallait reconnaître ce crime. Parallèlement, d’autres femmes subsahariennes plus proches du terrain ont trouvé cette initiative très juste, mais ont craint que les familles prennent les enfants pour les emmener aux pays pendant l’été afin de procéder aux excisions, avec le risque qu’elles disent « nous avons bien respecté la loi, nous n’avons pas pratiqué nos coutumes sur le territoire français, donc vous ne pouvez pas nous incriminer ». Elles ont donc estimé qu’il était nécessaire de faire également de l’information, de la sensibilisation auprès de ces familles, sur place, mais aussi envers les plus directement concernées en France. En plus de cela, elles ont conçu des actions de formation, créé des outils pour améliorer la prévention réalisée par les adultes dont la mission est de protéger les femmes et les jeunes filles. Avec la CNDA, elles ont réussi à obtenir la jurisprudence pour la protection internationale des fillettes (anciennement Asile Politique).
AJ : La loi est-elle suffisante pour protéger les enfants contre les mutilations sexuelles ?
Isabelle Gillette-Faye : Pour la première petite fille, Doua, mutilée en 1979, son exciseuse a été jugée et condamnée. Ce fut le premier procès qu’on a eu en France, puis il y a eu d’autres affaires, notamment à Créteil et Paris. À ce moment-là, Me Weil-Curiel a reçu un courrier de la Cour de cassation, car un magistrat avait eu à faire à un cas spécial, qui n’avait rien à voir avec des populations susceptibles de pratiquer les mutilations sexuelles féminines. Il s’agissait d’une mère bretonne qui avait, entre autres maltraitances, coupé une partie du sexe de sa fille. Elle a fini en psychiatrie, c’était un cas très grave, mais à la suite de cette affaire, ces maltraitances ont été considérées comme un acte de barbarie, une mutilation au regard de la loi, et donc comme un crime.
AJ : Pensez-vous que la loi doit préciser mutilations « sexuelles » ?
Isabelle Gillette-Faye : Dans le Code pénal, il n’y a pas de prise en compte du caractère sexuel de ces mutilations. La majeure partie du temps, on parle de mutilations tout court. Me Linda Weil-Curiel s’est beaucoup battu pour cela. Je m’explique : en tant que juriste, elle savait que si la loi évoluait vers la reconnaissance des mutilations sexuelles féminines, cela aboutirait à des arguties qui ne permettraient en aucun cas de rendre aux victimes ce qui leur était dû. Et ce que Linda Weil-Curiel avait anticipé s’est avéré lors des procès, avec la crainte qu’une jeune fille ne soit pas reconnue comme victime à part entière. Par exemple, on s’est retrouvé à un procès où il y a eu tout un débat avec le médecin expert qui avait considéré qu’on avait coupé tant de millimètres à la jeune fille, et qu’à ce titre, on ne pouvait pas considérer qu’il s’agissait d’une mutilation sexuelle féminine ! Du point de vue des juristes, tous ceux avec qui je travaille sont formels : on ne peut pas inventer des textes pour inventer des textes. Par ailleurs, pour nous, sur le terrain, il est beaucoup plus facile d’utiliser les mêmes textes quand on parle de risques de mutilations. Les choses ont un peu changé avec la loi de 2014, quand la France a ratifié la Convention d’Istanbul. On n’a pas dans la loi le mot de mutilations sexuelles féminines, ce n’est jamais passé, même quand des députés ou des sénateurs ont essayé, car sur le plan juridique, la loi est suffisamment protectrice pour les enfants sans qu’on n’ajoute des choses. Si on appliquait la loi, il n’y aurait pas de problème. Mais c’est comme le viol : il y en a 90 000 par an, 10 % de plaintes et seulement 2 % de poursuites.
AJ : Est-ce que les magistrats et avocats sont mieux formés ?
Isabelle Gillette-Faye : Oui, après avoir connu une période compliquée avec les magistrats, ils sont désormais beaucoup plus affûtés sur la thématique, même si les mutilations sexuelles ne font pas partie de leur formation initiale, ce que je déplore. Avec les avocats, cela fait trois ans que nous faisons partie de la formation obligatoire pour ceux et celles qui veulent figurer sur l’annuaire professionnel des avocats formés aux violences faites aux femmes, cursus obligatoire qui inclut les mutilations sexuelles féminines. Nous travaillons actuellement sur le plan régional Île-de-France pour combattre les mutilations sexuelles féminines, et les avocats du Val-d’Oise et de Seine-Saint-Denis nous ont demandé de venir les former. Nous allons travailler de manière renforcée avec la procureure de Paris. Par rapport à il y a quelques années, il y a de vraies avancées.
AJ : Le nombre des cas est-il sous-évalué ?
Isabelle Gillette-Faye : Ce qui est sûr et certain, c’est que ce que nous voyons passer en cour d’assises n’est même pas le haut de l’iceberg. Il n’y a eu que 35 procès en 40 ans, malgré le procès emblématique de Hawa Greou qui a au moins excisé deux cents enfants sur le territoire français. Finalement, ce sont peut-être 200 à 300 enfants dont les parents ont été jugés et condamnés en France, alors qu’on sait que 125 000 femmes résidant sur le territoire (issue de la 1re ou 2e génération) ont subi la pratique.
AJ : Vous expliquez dans l’enquête MSF-Préval, qui mesure la prévalence des mutilations sexuelles en France, que 60 % des familles voulaient protéger leurs enfants et que le taux était encore plus élevé sur la 2e génération. Même si on assiste à un fléchissement, cela va-t-il assez vite ?
Isabelle Gillette-Faye : Il faudrait une autre étude pour voir ce qu’il en est des primo-arrivants. Aujourd’hui, au niveau de la 1re et 2e génération, nous sommes quasiment sûres que les enfants sont protégés. Si on avait aussi les chiffres sur l’Indonésie, la Malaisie, le Moyen-Orient, l’Inde, le Pakistan et les anciens pays de l’Est, les chiffres ne seraient pas du tout les mêmes. Nous sommes obligées de nous baser sur les chiffres de l’Afrique subsaharienne, qui fournit des données statistiques fiables.
AJ : La crise du Covid a-t-elle eu des conséquences concrètes ?
Isabelle Gillette-Faye : Oui. Alors qu’en l’espace d’une génération, nous avions fait fortement reculer les mutilations, en deux ans, le Covid a tout balayé. Pourtant, au début, je me suis dit que ça allait se passer comme avec Ebola. Au moment de cette épidémie, en effet, la Sierra Leone ou le Liberia avaient arrêté les mutilations sexuelles féminines car elles se produisaient lors de cérémonies collectives et que les habitants avaient peur de l’attraper. Mais cela a été différent pour le Covid ! Parce que les personnes de la diaspora n’avaient plus accès aux petits boulots exercés en temps normal, ils ne pouvaient plus envoyer d’argent au pays. Conséquence : dans les pays d’origine, on a redemandé aux exciseuses de reprendre leur couteau pour pouvoir marier les filles, car en mariant les filles, cela permettait de toucher une dot et donc de nourrir la famille, au moins pendant un temps. Cela nous a fait beaucoup de mal, sans compter la déscolarisation des filles, les changements climatiques qui impactent de plus en plus les pays du Sud, la guerre en Ukraine, les tensions au Mali, Niger ou au Soudan. Il y a vraiment des facteurs liés aux sursauts géopolitiques. Quand il y a eu la révolution en Égypte, par exemple, les Frères musulmans ont organisé des bus sanitaires pour aller exciser des gamines dans les campagnes. Au Sénégal, les femmes vont être moins impactées car la situation politique est stable, les mutilations ne sont pas présentes partout, le peuple majoritaire wolof ne les pratique pas, alors qu’en Guinée, le voisin du dessous, 98 % des femmes sont concernées. Il est effrayant de se dire qu’on était arrivé à un tel recul des pratiques, alors qu’on va se prendre un backlash [retour de bâton, NDLR] effroyable. Simone de Beauvoir disait qu’il suffisait d’une crise pour remettre les droits des femmes en question… C’est complètement vrai !
AJ : Cette pratique remonte à 27 siècles avant notre ère. Comment est-elle née et peut-on dire qu’elle est liée à un contrôle exercé sur le corps des femmes ?
Isabelle Gillette-Faye : On pense que les choses sont nées à cause de ça. Dans des zones de marchés aux esclaves, les hommes partaient extrêmement longtemps pour faire la guerre ou du commerce, avec l’idée d’un non-retour éventuel. On a donc commencé à exciser les femmes pour les « protéger » avec la volonté d’éviter qu’elles soient violées, prisonnières ou faites esclaves. Parallèlement, il existe des croyances universelles, qui s’étendent de la Colombie, au Mali ou au Sénégal. Au Mali, chez les Bambaras et les Dogons, le clitoris était considéré comme un sexe mâle pas complètement développé qu’il fallait éliminer. Chez les hommes, le prépuce était perçu comme un microvagin qui les empêchait d’avoir des rapports sexuels et de se reproduire. On peut donc y voir une analyse politique et sociologique sur le contrôle du corps des femmes, qui s’est exercé dans tous les pays du monde avec des formes différentes. Nous, nous avons eu Freud, merci ! La sexualité des femmes a toujours été considérée comme dangereuse, ce qui est aussi tout à fait vrai dans notre société judéo-chrétienne. Il reste une méfiance vis-à-vis de la sexualité féminine. Résultat : on a perdu le clitoris du XVe au XXe siècle.
AJ : Quel type de personnel formez-vous ?
Isabelle Gillette-Faye : Pour les avocats, la formation dure une demi-journée. Même si c’est court, l’essentiel est qu’ils intègrent bien que les mutilations sexuelles féminines s’inscrivent dans le continuum de violences faites aux femmes et aux enfants. Ils peuvent être saisis de tels dossiers dans le cadre d’affaires de droit des étrangers, de demande d’asile, de droit de la famille. Au niveau des magistrats, ils reçoivent parfois des signalements, il faut bien qu’ils puissent y répondre.
AJ : D’où viennent les signalements ?
Isabelle Gillette-Faye : Avant, ils provenaient des centres de protection maternelle et infantile, mais ces derniers ont perdu beaucoup de moyens et les écoles maternelles ont remplacé cet œil affûté. Par ailleurs, nous travaillons de plus en plus avec les enseignants et les adultes de l’école. Même s’il y a des avancées – nous avons obtenu qu’un module sur les violences sexuelles et sexistes soit rendu obligatoire, la faculté de médecine évoque désormais le sujet – elles reposent encore trop sur les bonnes volontés et ne sont pas assez inscrites dans un cursus obligatoire. Nous essayons de développer une culture du consentement face à la culture du viol. La difficulté principale, c’est de faire entendre, alors que l’infraction n’a pas été commise, qu’il existe un risque pour l’enfant. Pour les mutilations sexuelles, les professionnels ont un temps d’arrêt et ont tendance à trouver des « excuses » aux traditions. Mais il n’est pas possible de l’entendre au regard des souffrances endurées !
AJ : Comment se passe ce dialogue avec les familles et plus particulièrement les femmes de ces familles ?
Isabelle Gillette-Faye : Elles ont vu leurs sœurs, cousines, nièces, le jour même de leur excision, elles ont vu leurs petites copines mourir, mais elles ne font pas de rapport de cause à effet entre l’excision, l’hémorragie et la mort. Pour elles, c’est dieu qui est responsable et non l’exciseuse. Nous pouvons renforcer leurs connaissances en leur rappelant que cela peut provoquer des difficultés lors des accouchements ou des problèmes sexuels. Il ne s’agit pas de dire que toutes les femmes auront des problèmes, mais qu’elles ont davantage de risques. L’excision, c’est un risque de mort imminente, c’est la proximité de la mort. Mais tous les parents que l’on rencontre aiment leur enfant, et s’ils font le sacrifice de l’excision, c’est qu’ils pensent que c’est nécessaire et obligatoire.
AJ. Ces femmes sont-elles traumatisées ?
Isabelle Gillette-Faye : Cela dépend. J’ai récemment participé à un colloque et une jeune fille m’a confié avoir découvert à 19 ans qu’elle avait été excisée. Elle est née et a grandi en France, elle est traumatisée. Mais il y a aussi femmes qui sont en résilience totale, ne minimisent pas mais vivent avec. Souvent en revanche, elles font face à des traumas multiples, entre le viol du tonton, le mariage forcé avec le cousin, éventuellement une traversée de la Méditerranée et les violences subies ici car elles sont mal prises en charge.
AJ : L’Île-de-France – et parmi elle, la Seine-Saint-Denis– est la région la plus concernée.
Isabelle Gillette-Faye : La dernière étude MSF-Préval révélait un taux de mutilations sexuelles plus élevé en Seine-Saint-Denis et à Paris en lien avec l’installation de populations de toutes origines, dont des migrants subsahariens qui les pratiquent. Par exemple, quand des familles ont été relogées du XVIIIe au sud de Paris, où les migrants étaient majoritairement asiatiques, brusquement les travailleurs sociaux ont dû faire face à des mutilations sexuelles alors qu’ils n’en voyaient pas du tout auparavant. Que l’Île-de-France devienne le cœur de la lutte contre les mutilations sexuelles féminines, c’est logique. On est au cœur du réacteur.
AJ. Dans quel état d’esprit approchez-vous les familles ?
Isabelle Gillette-Faye : Nous sommes invitées dans des centres d’accueil pour les demandeurs d’asile, dans des centres d’hébergement d’urgence, de réinsertion sociale, dans des associations de travailleurs migrants ou qui font du médico-social… Plus les familles entendront les mêmes discours de la part de différentes personnes, plus elles pourront commencer à se remettre en question. Notre but est d’aider les parents qui sont dans la volonté d’arrêter ces pratiques. Il faut arrêter de tous les soupçonner d’être des parents exciseurs, mais plutôt voir en eux des alliés.
Référence : AJU011l5
