Jean-François Cottin : « Au CIP 77, 80 % des entreprises consultées se retrouvent en liquidation judiciaire après le rendez-vous »
Avec 66 000 défaillances d’entreprises estimées sur un an, d’après les chiffres de l’institut Altares, 2024 sera une année record. De plus en plus de sociétés sont en difficulté et sont contraintes de se tourner vers le tribunal de commerce. Elles s’orientent aussi vers les centres d’information sur la prévention des difficultés des entreprises (CIP). C’est le cas notamment en Seine-et-Marne. Un département à la fois urbain et rural avec une diversité d’entreprises au sein de son tissu économique. Le CIP assure des permanences pour les dirigeants en difficulté à travers des réunions avec un expert-comptable, un avocat et un ancien juge consulaire. Leur rôle est d’orienter et d’accompagner le chef d’entreprise qui rencontre des problématiques. En Seine-et-Marne, les sociétés suivies sont majoritairement destinées à la liquidation judiciaire. Président du CIP 77 depuis deux ans et expert-comptable à Fontainebleau, Jean-François Cottin livre son analyse de la conjoncture.
Actu-Juridique : Comment se traduit le niveau record de 66 000 défaillances d’entreprises qui devrait être atteint à la fin de l’année 2024 ?
Jean-François Cottin : Comme expert-comptable, je constate de nombreuses sociétés en redressement et en liquidation judiciaire de façon plus intensive par rapport aux années précédentes. On a une activité soutenue sur l’accompagnement des entreprises en difficulté, en les aidant à fermer ou en trouvant un plan de restructuration pour poursuivre l’activité. Ces missions sont en forte hausse depuis le début de l’année. Nous retrouvons aussi parmi nos clients de nombreux défauts de paiement. Nous sommes obligés d’interrompre la mission avec eux puisqu’ils ne sont plus en capacité de payer les honoraires comptables. Dans cette situation, les dirigeants sont souvent au bout des difficultés. Ensuite, par rapport à mes fonctions au CIP, l’ensemble de nos partenaires nous alertent sur une hausse des ouvertures des procédures collectives. Pour l’année 2024, en cumulé, nous avons 772 décisions qui ont été prononcées à la fin du mois de septembre, soit une hausse de 55 % depuis l’année dernière. L’augmentation est plus importante au tribunal de commerce de Melun (71 %) par rapport à la juridiction de Meaux.
AJ : Quelle est la particularité du tissu économique de Seine-et-Marne ?
Jean-François Cottin : La Seine-et-Marne est le plus grand département d’Île-de-France qui est assez divers. Le centre de notre territoire est très agricole. Le Nord est très urbain organisé autour de Marne-la-Vallée et de Meaux avec la présence de grands groupes. L’activité industrielle est très importante et résiste bien dans cette zone. Enfin, le Sud est composé de nombreuses TPE, PME et ETI dans des secteurs diversifiés. Nous avons donc une diversité au sein de notre tissu économique.
AJ : Comment expliquez-vous cette forte augmentation des défaillances d’entreprises ?
Jean-François Cottin : Ce phénomène est lié à deux facteurs. D’une part, au niveau conjoncturel, plusieurs secteurs d’activité connaissent de lourdes difficultés. La filière du bâtiment a été largement impactée par la crise du marché de l’immobilier. En Seine-et-Marne, nous constatons une baisse de 28 % dans la publication des actes notariés. La restauration a connu une mauvaise année 2024 notamment en Île-de-France. D’autre part, il y a aussi un aspect structurel avec le rattrapage de la période Covid. Une situation sous deux formes. Les entreprises qui n’ont pas liquidé en 2020 et 2021 sont en défaillance à l’heure actuelle avec du retard. Ensuite, du soutien à travers l’emprunt a été apporté à de nombreuses sociétés durant la crise sanitaire. Aujourd’hui, elles n’ont plus la capacité de rembourser nomment leur prêt garanti par l’État (PGE). Ce dispositif a été consommé dans les trésoreries de certaines structures, qui arrivent sur l’os et n’ont plus de capacité de remboursement. Par conséquent, elles se retrouvent en redressement ou en liquidation. Enfin, la période Covid a aussi désorganisé le recouvrement des cotisations sociales. Les Urssaf n’ont pas appelé de cotisations durant les années 2020 et 2021. Elles ont commencé à les rappeler très tardivement pour qu’il y aient le moins d’impact négatif au niveau économique. Aujourd’hui, le recouvrement est de nouveau durci à travers la mesure d’inscription de privilège. Des entreprises en situation délicate peuvent tomber suite au rappel de l’Urssaf concernant ces créances décalées durant la crise sanitaire.
AJ : Au sein du CIP de Seine-et-Marne, quelles actions menez-vous face à cette conjoncture ?
Jean-François Cottin : L’année dernière, nous avons mené une action de sensibilisation auprès de l’ensemble du monde économique du département de la Seine-et-Marne qui a la capacité de nous référencer des dossiers. Nous avons rencontré l’administration fiscale, l’Urssaf, les banques, la chambre de commerce et d’industrie, la chambre des métiers ou encore les juges. L’objectif était de rappeler nos missions bénévoles pour aiguiller le chef d’entreprise au moment où il entre en difficulté. Cette sensibilisation a entraîné une augmentation du nombre de dossiers présenté au CIP. Depuis le début de l’année 2024, nous connaissons une hausse significative des prises de rendez-vous. Nos commissions sont pleines alors que sur les années antérieures, on pouvait en annuler. Nous tenons un rendez-vous toutes les semaines en alternance entre Meaux et Melun.
AJ : Concrètement, quel est l’intérêt d’un rendez-vous au CIP ?
Jean-François Cottin : À chaque rendez-vous, il y a un avocat, un expert-comptable et un juge consulaire. Nous rencontrons des dirigeants en recherche de solutions. Mais quand ils viennent nous voir, c’est souvent trop tard. La plupart des dossiers du CIP de Seine-et-Marne aboutissent à un accompagnement à la prise de décision pour fermer l’entreprise. En proportion, 80 % des entreprises consultées par le CIP se retrouvent en liquidation judiciaire, suite au rendez-vous. La consultation est très utile car on aide les chefs d’entreprise en difficulté à appréhender la situation, à solliciter le tribunal, à préparer le dossier et à se protéger sur la responsabilité personnelle si une protection est à prévoir. En revanche, les dirigeants qui sont accompagnés par leur avocat et leur expert-comptable ne viennent pas consulter le CIP. Ils voient plus facilement les difficultés arriver grâce à ces professionnels et à leurs outils comptables de plus en plus modernes.
AJ : À quel moment un dirigeant doit-il engager des démarches ?
Jean-François Cottin : À partir du moment où il commence à y avoir besoin d’une analyse très fine de la trésorerie, le dirigeant doit prendre rendez-vous avec son expert-comptable pour comprendre l’origine des difficultés. On se rend compte très souvent qu’il y avait eu des signes en amont qui étaient souvent issus de la trésorerie.
AJ : Êtes-vous optimiste sur la situation dans les prochains mois ?
Jean-François Cottin : En général, je suis de nature optimiste et je crois que nous sommes dans la phase de purge juridique et financière post-Covid même si la crise sanitaire peut paraître loin. Je ne pense pas que sur le fond il y ait des indicateurs inquiétants pour l’activité économique globale. Le fait qu’il y ait plus de défaillances d’entreprises n’est pas un indicateur significatif dans la mesure où il y a la création de nouveaux projets entrepreneuriaux. À ce propos, je pense qu’il faut simplifier et faciliter la procédure pour fermer une société. C’est encore trop complexe. Cela permettrait de liquider plus facilement et plus rapidement certains projets pour ne pas laisser les dirigeants dans des difficultés. En revanche, nous devons tout de même rester prudents par rapport au marché immobilier. Cette crise d’ordre structurel touche à une transition du modèle économique. Les normes environnementales sont de plus en plus fortes et la de construction de bâtiments neufs sont totalement remodelés. Ce sont des fondamentaux de l’économie qui peuvent prendre du temps dans leur réadaptation. Globalement, il faut soutenir les nouveaux modèles économiques et les projets innovants qui peuvent engendrer du dynamisme économique.
Référence : AJU016o5