Jean-François Doucède : « Les greffes accompagnent la numérisation de la vie économique »
Greffier comme son père et son grand-père avant lui, Jean-François Doucède exerce ses fonctions au tribunal de commerce de Bobigny. Il vante l’attractivité d’un métier peu médiatisé mais rouage essentiel de la vie économique, dont les missions ne cessent de s’accroître. Rencontre.
Actu-Juridique : Comment êtes-vous devenu greffier ?
Jean-François Doucède : Nous sommes, dans ma famille, greffiers depuis plusieurs générations dans des offices différents : mon grand-père exerçait à Toulon, mon père a débuté sa carrière à Fréjus et moi à Bobigny. Nous exerçons une profession libérale et une mission de service public et avons un statut d’officier public et ministériel, ce qui en rend la profession passionnante. J’ai été attiré par ce métier et ai eu envie d’en découvrir davantage. Naturellement, je me suis orienté vers des études en droit et j’ai suivi un cursus universitaire me permettant d’acquérir les connaissances et les compétences requises pour exercer cette activité. Étant greffier depuis plus d’une vingtaine d’années, c’est un plaisir constant de pouvoir contribuer à la création d’un environnement juridique et économique de confiance. Notre métier est au carrefour des mondes économiques, judiciaires et administratifs et de nombreuses informations convergent vers les greffes des tribunaux de commerce. Je mesure également au quotidien l’intérêt et la chance d’avoir une autonomie d’exercice qui nous permet de faire évoluer et de moderniser notre activité au service de l’économie et de la justice commerciale française. La modernisation et l’adaptabilité pour un service public de qualité a toujours été au cœur des préoccupations de ma profession. C’est ainsi que depuis 40 ans, les greffes des tribunaux de commerce, « plateformes logistiques » des tribunaux, se modernisent en assurant avec responsabilité un service de qualité qui ne souffre pas de dysfonctionnements ou de lenteurs récurrents. Par exemple à Bobigny, 45 collaborateurs du greffe œuvrent au quotidien au service de la justice commerciale et de la tenue des registres économiques. Ils jouent un rôle essentiel dans la distribution de la confiance dans l’économie française.
AJ : Pourquoi les greffiers des tribunaux de commerce ont-ils un statut différent de celui des tribunaux judiciaires ?
Jean-François Doucède : Historiquement, le greffier, au regard de l’étendue de ses missions, était d’une certaine manière à la fois le notaire et le greffier d’un tribunal. Dans toutes les juridictions, il y a des greffiers, qui en constituent un rouage essentiel. Auparavant, tous les greffiers étaient des libéraux. Après la Seconde Guerre mondiale, les greffiers des tribunaux judiciaires sont devenus des fonctionnaires et les greffiers des tribunaux de commerce sont restés en libéral. Au fil du temps plusieurs évolutions sont intervenues, dont la création de la plateforme Infogreffe qui est le GIE des greffes de tribunaux de commerce, et aussi du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce qui représente la profession auprès des pouvoirs publics. L’économie a besoin d’agilité et d’efficacité. Nos gouvernements avaient conscience que le rôle que nous devions jouer au niveau de l’économie nécessitait une adaptabilité forte dans les investissements et les choix technologiques, en même temps qu’une grande déontologie. Nous sommes une profession réglementée sous l’autorité du président du tribunal de commerce et le contrôle du procureur de la République. Nous sommes assujettis à des contrôles de l’Inspection générale des services judiciaires. Nous avons les mêmes contraintes qu’un greffier de tribunal judiciaire et des attributions un peu différentes. Nos affaires concernent les affaires économiques, les défaillances des entreprises, la procédure collective. Comme les greffiers des tribunaux judiciaires, nous allons en audience, identifions les parties, dressons les procès-verbaux et sommes garant du respect de la procédure à l’audience. Nous avons la charge de la tenue de plusieurs registres économiques comme le registre du commerce et des sociétés, le registre des sûretés mobilières, le registre des bénéficiaires effectifs. Dans l’idée d’une évolution et d’une adaptation à la réalité économique, des tribunaux des activités économiques (TAE) sont expérimentés pendant 4 ans dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027. C’est ainsi que le tribunal de commerce est devenu dans 13 juridictions spécialisées le tribunal des activités économiques (TAE) depuis le 1er janvier 2025. Dans ces juridictions, le greffier est alors le greffier du tribunal des activités économiques.
AJ : Quelles sont les missions particulières dévolues au greffier des tribunaux de commerce ?
Jean-François Doucède : Le greffier du tribunal de commerce assure la tenue des registres à vocation économique sous le contrôle d’un juge. Deux principaux registres peuvent être évoqués. Il s’agit d’une part du registre du commerce et des sociétés (RCS), lequel permet d’acter les déclarations des entreprises après un contrôle de conformité et des vérifications de police économique ; l’immatriculation au RCS confère la personnalité morale aux sociétés et aux groupements d’intérêt économique. Si l’immatriculation d’une entreprise perdure jusqu’à sa radiation du RCS, il convient de noter que le greffier assure une mission de contrôle permanent pouvant donner lieu à une sanction administrative spécifique à savoir la « radiation d’office » lorsqu’il y a des manquements aux obligations déclaratives. Le RCS est ainsi un registre de publicité légale avec pour effet d’assurer une opposabilité à l’égard des tiers. Près de 6 millions d’agents économiques y sont immatriculés en France. Infogreffe qui est le miroir des greffes des 142 tribunaux de commerce français permet d’avoir un accès à une information vérifiée et certifiée sur ces agents économiques. À Bobigny, près de 180 000 agents économiques sont inscrits au RCS et ce sont 17 collaborateurs du greffe qui en procédant aux contrôles requis prennent en charge toutes les formalités les concernant comme les augmentations de capital, les fusions, scissions et apports partiels d’actifs, les changements de dirigeant, les transferts de sièges sociaux. D’autre part, il s’agit du registre des sûretés mobilières et autres opérations connexes (RSM) qui permet l’inscription de 18 catégories de sûretés mobilières prises par les créanciers : elles sont relatives au nantissement de fonds de commerce, au nantissement de parts sociales, aux privilèges généraux comme les privilèges de la sécurité sociale ou du Trésor public, aux opérations de crédit-bail en matière mobilière, aux warrants agricoles, aux hypothèques maritimes et fluviales. Dans le cadre de la tenue du RSM, le greffier procède à un contrôle de compétence, de complétude, de conformité et de cohérence avant d’inscrire une sûreté ou une opération connexe. L’obtention d’un état d’endettement est indispensable pour sécuriser l’environnement d’affaires et s’assurer de la bonne santé financière d’une entreprise. Dans ce sens, le greffier délivre un état certifié et cette information certifiée peut également être obtenue sur Infogreffe. Il faut savoir que tous les usagers peuvent ainsi avoir accès une information certifiée notamment avec l’extrait Kbis et les autres actes certifiés auprès des greffes et sur Infogreffe laquelle permet de prendre des décisions en toute responsabilité et confiance.
AJ : De quelle manière le greffier participe-t-il à la lutte contre le terrorisme ?
Jean-François Doucède : En plus du registre du commerce et des sociétés et de celui des sûretés mobilières évoqué précédemment, il faut savoir que le greffier du tribunal de commerce a en charge la tenue du registre spécial des agents commerciaux qui recense les personnes disposant de mandats à ce titre ainsi que le registre des bénéficiaires effectifs depuis que des dispositions du droit communautaire prises dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) ont imposé aux États de connaître tous les bénéficiaires effectifs des entités et structures juridiques. En France, depuis 2017, les sociétés doivent procéder à la déclaration de leurs bénéficiaires effectifs, et cela s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent et la lutte contre le terrorisme. Les greffes, qui collectent et vérifient des millions de déclarations depuis l’entrée en vigueur du dispositif sont un acteur majeur dans le cadre de cette lutte. La France a été un très bon élève : le Groupe d’action financière (GAFI) organisation mondiale de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme porte une appréciation sur les politiques mises en œuvre par les États, l’a fait apparaître au rang de meilleur élève. C’est un élément d’attractivité important pour notre pays.
AJ : Vous êtes greffier depuis 20 ans. Avez-vous vu votre métier changer ?
Jean-François Doucède : J’ai prêté serment en 2003. Infogreffe avait été créé en 1986 et c’était une révolution. Avant, il fallait se mettre dans une file d’attente au greffe, faire des courriers. L’information n’était pas numérisée ni centralisée. Aujourd’hui, la donnée est accessible. En 2000, la loi a ouvert un pan d’activités de signature électronique. Qui mieux que les greffiers pour distribuer la confiance dans des outils de signature électronique ? Les greffes ont créé des services de signature électronique à destination des avocats, des commissaires de justice, des experts-comptables et des greffiers. Depuis plus de 20 ans, ils sont un des plus importants opérateurs de confiance sur la signature électronique.
AJ : La modernisation des greffes se poursuit-elle ?
Jean-François Doucède : La Chancellerie nous a permis de rendre possible la saisine des tribunaux de commerce de manière digitale avec une identité numérique. Le CNGTC et Infogreffe a lancé en 2018 tribunaldigital.fr: une interface pour dématérialiser les actes de procédure. Nous avons distribué 1, 5 millions d’identités numériques (service monidenum.fr) aux dirigeants d’entreprises. Pour le chef d’entreprise, c’est la possibilité d’avoir accès à tous ses Kbis et à un indicateur de performance qui lui donne un risque de défaillance dans son secteur d’activité au regard de toute la donnée collectée par nos soins : la donnée qui résulte du registre du commerce, celle qui résulte des procédures collectives, celle qui vient du registre des sûretés mobilières et autres opérations connexes, celle qui vient des décisions judiciaires en matière d’impayés notamment. Cette donnée est désormais à disposition des entreprises et des partenaires financiers. Nous sommes passés d’une information « en silo » à une donnée globale analysée, mise en miroir et accessible par le dirigeant. Cela permet d’œuvrer plus efficacement pour la prévention et l’anticipation des risques. Le dirigeant peut ainsi avoir une vision objective de sa situation et anticiper ses difficultés. Nous œuvrons avec cette donnée pour la transparence économique et la prévention des risques. Le dirigeant avait déjà la main sur sa situation financière, sa trésorerie, ses flux financiers. Il lui est offert désormais un accès à la donnée entreprise collectée par les greffes des tribunaux de commerce. Les services du greffe composés de collaborateurs hautement qualifiés (niveau BAC+5) accompagnent ainsi l’évolution de la numérisation et de la technologie dans le cadre de ma mission de service public. Ainsi, le greffier est un entrepreneur du service public qui est à l’écoute et au service de toutes les parties prenantes.
AJ : Vous avez choisi d’exercer votre métier en Seine-Saint-Denis. Aimez-vous ce territoire ? Le département accueille la population la plus jeune mais aussi l’une des plus pauvre de France.
Jean-François Doucède : Il accueille aussi de très grandes entreprises comme des très petites. C’est un département très dynamique et important : sa bonne marche peut entraîner des répercussions sur la région et sur la France entière. Ce département s’enrichit depuis l’organisation de la Coupe du monde en 1998. Les friches industrielles du nord de Paris sont devenues de lieux de tertiarisation. Des grands sièges sociaux se sont installés entre Saint-Ouen, Roissy et Montreuil. De grandes entreprises cohabitent avec de tout petits entrepreneurs et des communautés qui vivent entre elles. Cette typicité confère à notre métier un dynamisme particulier. On voit l’entrepreneur dans tous ses états, de la joie de la création aux difficultés qu’ils rencontrent. En tant que greffier du tribunal, nous travaillons étroitement avec des juges consulaires qui sont des chefs d’entreprise compétents et qui exercent une mission de qualité de manière bénévole. Nous travaillons aussi avec le parquet pour la préservation de l’ordre public économique du ressort. Le greffe de Bobigny se distingue par sa mixité et sa jeunesse : cela montre l’attractivité de la profession. C’est un plaisir d’exercer au quotidien au sein de cette grande machine au service de l’économie et de la justice commerciale.
Référence : AJU016r7
