Jeanne Chauvin, première femme avocate et modèle de ténacité

Publié le 14/03/2024

C’est la bande-dessinée dont toutes les avocates parlent : Jeanne Chauvin, la plaidoirie dans le sang, parue en 2023 aux éditions Marabulles. Sur la couverture, une avocate se dresse fièrement dans sa robe noire, faisant un bel effet de manche du bras. À l’intérieur, on y rencontre une femme discrète mais déterminée, qui parvint à force de ténacité à devenir la première avocate de France. Une page de l’histoire des femmes et de la justice, servie par le dessin semi-réaliste et les couleurs pastel de l’illustratrice Djoina Amrani. Aurélie Chaney, juriste d’entreprise et scénariste de l’album, revient sur le rôle majeur de cette femme encore peu connue. Rencontre.

Actu-Juridique : Que connaissiez-vous de Jeanne Chauvin avant d’écrire cette bande-dessinée ?

Aurélie Chaney : Je suis aujourd’hui juriste en entreprise, mais avant cela, j’ai exercé pendant 7 ans dans un cabinet où je m’occupais de fusions-acquisitions. Pour avoir été au barreau de Paris, le nom de Jeanne Chauvin ne m’était pas inconnu. Je savais qu’elle avait été la première femme à plaider, je connaissais la fameuse illustration de sa prestation de serment, et quelques bribes de sa vie. Mais finalement, je me suis rendu compte que je ne savais pas grand-chose d’elle. Il arrive qu’elle soit mentionnée sur quelques pages dans des livres sur la Belle époque ou sur les premières femmes avocates, mais peu d’ouvrages lui sont exclusivement consacrés. Avec cette bande-dessinée, la dessinatrice Djoina Amrani et moi-même avons avant tout voulu lui rendre hommage. C’est tout de même grâce à elle que les femmes peuvent être avocates depuis les années 1900 !

AJ : Comment l’avez-vous rencontrée, s’il existe peu de littérature à son sujet ?

Aurélie Chaney : Il m’a fallu faire un important travail de recherches. J’ai commencé par consulter la presse, qui à la fin du XIXe siècle s’est beaucoup intéressée à Jeanne Chauvin. J’ai retrouvé des interviews qu’elle avait données, des portraits, des comptes rendus d’audience. Les journaux étaient la télévision de l’époque, ils m’ont permis de connaître beaucoup de détails sur elle : le timbre de sa voix, les tenues qu’elle portait, les mots qu’elle a prononcés. J’ai également consulté les archives de Provins, sa ville d’origine, et quelques-unes de ses lettres conservées à la maison du barreau et à la bibliothèque royale de Belgique, ainsi qu’un tableau qu’elle a fait, car elle aimait beaucoup peindre. De fil en aiguille, une image d’elle s’est formée. J’ai cherché, dans mon scénario, à lui être le plus fidèle possible. J’ai d’ailleurs remis dans des bulles certains propos qu’elle avait réellement prononcés.

AJ : Comment Jeanne Chauvin est-elle devenue avocate ?

Aurélie Chaney : Les lycées pour jeune fille ont été créés par la loi Camille Sée, en 1880. Quelques années plus tard, Jeanne Chauvin a obtenu une licence de philosophie et un doctorat de droit ; elle est d’ailleurs la première femme française à avoir été docteur en droit. Elle a voulu mettre en place des cours de droit usuels pour que les jeunes filles qui fréquentaient depuis peu les lycées apprennent à ouvrir un commerce ou aient des notions de droit de la famille. Elle a postulé pour enseigner à l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, mais bien qu’il s’agisse d’un lycée de jeunes filles, c’est un homme qui a obtenu le poste. Elle a tout de même pu donner des heures de cours dans quelques lycées de filles et a d’ailleurs fait figure de modèle pour ses élèves, qui pour certaines sont devenues avocates. Mais le volume d’heures n’était pas suffisant pour qu’elle puisse en vivre. Elle s’est alors tournée vers l’avocature. En 1897, elle s’est présentée devant la cour d’appel de Paris pour prêter serment et a essuyé un refus au prétexte que la loi n’autorisait pas les femmes à être avocat, la plaidoirie étant supposé être un exercice viril. En 1900, une loi a été promulguée permettant aux femmes d’accéder au barreau. Jeanne Chauvin n’a pas été la première mais la deuxième femme à prêter serment. L’ordre des avocats a favorisé, par mesquinerie, une autre avocate, Olga Sophie Balachowsky-Petit, qui n’avait pas permis d’avancée significative pour les femmes et se contentait de s’occuper des affaires de son mari. Il s’agissait là très probablement d’une manœuvre supplémentaire pour priver Jeanne Chauvin de son statut de pionnière…

AJ : Quel genre d’avocate a-t-elle été ?

Aurélie Chaney : Elle a peu plaidé. Les diverses archives permettent néanmoins de garder trace de ses trois principales plaidoiries. La première lui a été offerte par son frère Émile, son cadet de 8 ans, devenu avocat peu avant elle. Lorsque ce dernier est devenu député de Seine-et-Marne, sa sœur l’a remplacé dans une affaire d’accident de train à Choisy-le-Roi. Elle a ensuite plaidé devant Paul Magnaud, juge célèbre à l’époque, qui a d’ailleurs soutenu l’entrée des femmes dans la profession. Enfin, elle a plaidé une affaire de corsets restée célèbre car elle avait fait entrer de véritables corsets dans la salle d’audience pour plaider la cause de sa cliente accusée de contrefaçon. On ne sait pas précisément pour quelles raisons elle n’a pas plaidé davantage. Mais il ressort de ses interviews et de ses lettres à Louis Frank, avocat belge pionnier du mouvement féministe en Belgique, que sa grande ambition était de transmettre. On sait qu’elle a tenté plusieurs fois le concours de l’agrégation, ce qui laisse entendre que sa vocation première était d’enseigner.

Aj : Que retenez-vous de Jeanne Chauvin ?

Aurélie Chaney : Il faut se remémorer ce que fut la Belle époque pour les femmes. Si les lycées pour jeunes filles ont ouvert leurs portes à la fin du XIXe siècle, l’ambition était d’éduquer les femmes et non de les instruire. Elles recevaient des enseignements rudimentaires : des bases de coutures, de dessin, mais très peu de matières scientifiques et pas de latin, qui était pourtant la langue des épreuves du baccalauréat. Les femmes devaient avoir des connaissances minimales pour tenir un foyer et tenir une conversation avec leur mari, mais le but de l’école n’était pas de leur ouvrir l’accès aux professions. Celles qui arrivaient néanmoins à passer des diplômes étaient mal vues et ne se mariaient pas, en général. Ce fut le cas de Jeanne Chauvin, qui en plus d’être instruite n’avait pas de dot, un obstacle supplémentaire au mariage. Malgré l’adversité de ce Paris dans lequel les femmes n’avaient pas de place, elle a pris la parole. Je retiens d’elle sa ténacité, sa persévérance, et l’idée que même les portes les plus verrouillées peuvent finir par s’ouvrir.

AJ : Était-elle une avocate féministe ?

Aurélie Chaney : C’était une jeune fille de la bourgeoisie désargentée, d’apparence assez classique. Elle a mené une vie équilibrée, avec pour seule famille sa mère et son frère. On a peu d’éléments sur sa vie privée. On sait qu’elle aimait peindre, et c’est à peu près tout. En interview, elle disait souvent qu’elle n’était pas militante. En effet, elle ne placardait pas des affiches sur les murs de Paris, comme certaines de ses contemporaines. Mais à sa manière, et avec les outils du droit, elle a fait progresser la situation des femmes. Elle a ainsi mis ses talents de juristes au profit de l’association l’Avant courrière, fondée par la sage-femme féministe, Jeanne Schmahl en 1893 et a rédigé pour elle deux projets de loi, l’un pour permettre aux femmes d’être témoin dans des actes publics ou privés et l’autre pour que les femmes mariées puissent disposer librement de leur salaire.

AJ : Est-ce que les premières femmes avocates commencent à être connues par la profession ?

Aurélie Chaney : Les avocates ont à mon sens deux grandes pionnières, qui ont fait progresser les droits des femmes : Jeanne Chauvin qui a ouvert la porte aux femmes avocates, et Gisèle Halimi, qui a fait beaucoup pour les droits des femmes, en contribuant à la légalisation de l’IVG et en œuvrant pour la reconnaissance du viol comme un crime passible de poursuites devant les juridictions pénales. Lorsque je suis entrée dans la profession, en 2010, on parlait assez peu de l’une comme de l’autre. Je me réjouis de voir que depuis une dizaine d’années, de plus en plus d’articles leur sont consacrés. Plusieurs BD sont sorties sur Gisèle Halimi : qu’il s’agisse d’adaptation de son roman autobiographique ou du récit d’épisodes de sa vie… Les jeunes avocats d’aujourd’hui ont ainsi beaucoup plus accès à leurs pionnières. Je pense que les femmes n’ont pas la même manière de plaider et d’instruire un dossier. C’est donc intéressant de faire connaître ce métier sous ses facettes masculines et féminines. Il reste à faire : on a encore beaucoup plus de modèles d’avocats masculins, et on ne sait d’ailleurs pas quel mot utiliser pour parler de ténor au féminin !

AJ : Qu’en est-il aujourd’hui de la place des femmes dans les barreaux ?

Aurélie Chaney : On est loin de l’époque de Jeanne Chauvin, heureusement ! Les femmes sont majoritaires dans les facs de droit, et dans la plupart des écoles formant au métier d’avocat. Dans le même temps, on constate que les hommes avocats restent majoritaires parmi les associés. Il y a un plafond de verre chez les avocats comme dans les autres professions judiciaires. Au sein de la magistrature, les femmes sont également très largement représentées, sauf au plus haut niveau des juridictions. Il ne faut pas oublier que les femmes ne peuvent être magistrats que depuis 1946. Les femmes prennent leur place dans le monde judiciaire mais cela prend du temps !

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