Jérôme Karsenti : « Les affaires de corruption comme la défense des lanceurs d’alerte permettent de rappeler l’égalité de tous devant la loi » !
Alors que les rencontres annuelles des Lanceurs d’alerte viennent de s’achever à la Maison des Sciences de l’Homme, à la Plaine Saint-Denis (93), Actu-Juridique a rencontré l’avocat Me Jérôme Karsenti, associé du cabinet BKL, inscrit au barreau de Créteil (94), qui s’est spécialisé dans leur défense, tant au niveau individuel que collectif. Une suite logique au regard de son engagement aux côtés de l’association Anticor pour porter la voix des citoyens contre la corruption dans les prétoires depuis une quinzaine d’années.
Actu-Juridique : La notion de « lanceur d’alerte » est apparue en France en 1999. En quoi consiste exactement la défense de cette nouvelle sorte de justiciables ?
Jérôme Karsenti : Je défends actuellement un expert assureur qui dénonce les conditions de stockage des engrais, et le risque d’explosion qu’il comporte ; une directrice des affaires financières d’une association de malades psychiatriques ; une syndicaliste qui dénonce les détournements de fonds de la gouvernance de sa maternité ; des élus qui pointent les turpitudes de leurs mairies… La plupart du temps, il s’agit de personnes, qui, face à une logique collective, et de manière totalement désintéressée, disent « non » ! Parce qu’ils ne peuvent pas accepter ce qui, pour le reste de leur entourage, est devenu habituel.
En assurant la défense de ce type de clients, on se frotte à des problèmes juridiques nouveaux. Depuis septembre, une nouvelle loi plus protectrice s’applique aux lanceurs d’alerte (L. n° 2022-401, 21 mars 2022, visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte), fruit de la transposition d’une directive européenne. Alors que cette loi devait permettre à ceux qui obtiennent le statut de lanceur d’alerte de faire financer les frais de justice par l’entreprise ou l’institution qui les poursuit, je me suis rendu compte que cette prise en charge ne s’appliquait qu’à partir de la mise en examen du lanceur d’alerte. Au mieux, il peut espérer être remboursé une fois les procédures terminées, ce qui n’était pas l’esprit de la loi. Il faut donc sans cesse peser pour améliorer la loi. Je me suis battu aussi, en tant qu’ancien membre du Conseil national du barreau, et comme conseil d’une trentaine d’associations de protection de l’intérêt général, contre la loi sur le secret des affaires, qui peut être utilisée par les entreprises pour limiter la liberté d’expression des journalistes. Ou encore en m’opposant au développement de la justice transactionnelle. Les « conventions judiciaire d’intérêt public » (CJIP) ou les « comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité » (CRPC) donnent le sentiment qu’il y a une forme de pacte avec la justice qui vient prolonger la corruption. Ainsi, en échange du versement par Airbus de 2,1 Mds€ à l’État Français, dans le cadre d’une CJIP, le Parquet national financier a clos l’enquête ouverte sur des irrégularités dans des contrats de vente d’avions, épargnant un procès à l’entreprise et le casier judiciaire de la personne morale qu’est l’entreprise, qui peut continuer à travailler sur les marchés extérieurs. Cela prive aussi la société des vertus pédagogiques d’un procès, qui existe pour dire quelque chose à l’opinion publique.
Actu-Juridique : Quel fut le moteur de cette pratique engagée de votre profession ?
Jérôme Karsenti : Pour les affaires de corruption, la défense des lanceurs d’alerte est une manière de rappeler l’égalité de tous devant la loi, un principe fondamental de la République. Or je suis le fils d’un juif oranais qui avait une vision complètement romantique de la France républicaine. Inspecteur des impôts, il m’a élevé à coups de leçons sur le consentement à l’impôt, l’importance des finances publiques, de la redistribution et de la solidarité. Anticor a été fondée en 2003, quelques mois seulement après l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen aux élections présidentielles, le 21 avril 2002, qui a représenté pour moi un vrai traumatisme, ma mère fut une enfant cachée pendant la Shoah, et j’étais très tôt militant à SOS Racisme et au Parti Socialiste. Ce résultat était à mes yeux le fruit d’un rejet de la politique, en partie lié au fait que quelques élus jetaient l’opprobre sur l’ensemble des représentants du peuple. Anticor était donc à l’origine une association d’élus dénonçant les manquements à la loi de leurs pairs, pour rappeler que les hommes et femmes politiques n’étaient pas au-dessus des lois. Ce faisant, à rebours des accusations de populisme qui ont pu nous être adressées, nous faisons progresser la République. Nous rappelons la vertu des politiques et de la défense de l’intérêt général, nous montrons que la politique peut sauver la démocratie !
Actu-Juridique : Qu’a changé l’irruption d’Anticor dans les tribunaux ?
Jérôme Karsenti : Jusqu’à récemment, la corruption et l’utilisation abusive des fonds publics étaient, en France, un non-problème. Personne n’a trouvé à redire, pendant les années Mitterrand, au fait que sa fille et sa maîtresse soient prises en charge par la République. Les choses ont commencé à changer lorsqu’Anticor a porté plainte pour la première fois en 2009, lors de l’affaire François Pérol. Ce secrétaire adjoint de l’Élysée avait piloté le rapprochement de deux banques, dont il avait ensuite pris la tête. Cela avait fait grand bruit, mais personne n’avait porté le problème devant la justice. Anticor l’a fait alors qu’elle n’avait aucune chance de voir le juge lui reconnaître une quelconque capacité à agir en justice. Ce fut le début de sa médiatisation, car à l’époque, la plainte au pénal présentait encore une lourde charge symbolique.
En septembre 2011, nous récidivons dans le procès de Jacques Chirac, prévenu pour les emplois fictifs de la Mairie de Paris. Le parquet, dirigé par le procureur Marin, requiert la relaxe tandis que la victime, la Mairie de Paris, transige avec les accusés. 23 avocats sont là pour défendre les différents mis en cause. Et je me retrouve bien seul à endosser le rôle de l’accusateur public. Je subis un véritable bizutage de la part des autres avocats, qui me qualifient d’avocat de banlieue — je suis alors inscrit au barreau de Créteil. Mais se joue à ce moment autre chose : en novembre 2010, un arrêt de la Cour de cassation reconnaît la recevabilité de l’association Transparency International dans l’affaire dite « des biens mal acquis », au nom du fait que les manquements à la probité atteignent l’objet social que poursuit l’association, en vertu de l’article 2 du Code pénal. C’est un enjeu central, car aucun de ses sous-articles ne prévoit que les associations anticorruption puissent se porter partie civile. Nous voulons pousser notre avantage lors du procès Chirac, et obtenir la recevabilité d’Anticor, au nom du même argument. Le président du tribunal finit par nous déclarer irrecevables, non sur le fond, mais parce qu’Anticor a été créé en 2003, et que les faits sont donc antérieurs au préjudice qu’aurait pu subir l’association. Ce procès fait tout de même date, car Jacques Chirac est condamné à deux ans de prison avec sursis. Condamner un politique à de la prison n’est plus tabou. Après lui, Giaccobi, Guérini, Dassault, Balkany, prendront du ferme, ce qui était auparavant impensable.
Actu-Juridique : En 2013, le gouvernement reconnaît la légitimité des associations anticorruption à se porter partie civile dans les procès liés aux atteintes à la probité. Qu’est-ce que cela change ?
Jérôme Karsenti : De 2006 à 2013, nous avions fait du lobbying auprès de tous les partis politiques afin d’obtenir la création d’un nouvel alinéa de l’article 2 du Code pénal accordant aux associations anticorruption la capacité d’agir en justice, et donc de se porter partie civile. Le 8 décembre 2013, l’adoption de l’article 2.23 accorde cette possibilité aux associations dotées d’un agrément du garde des Sceaux. Il est octroyé en 2015 à Transparency International, Sherpa et Anticor. À partir de là, Anticor entre dans un grand nombre d’affaires. Nous nous portons partie civile dans le procès de Paul Giaccobi, président du CD de Haute-Corse, pour détournements de fonds publics, dans celui de Serge Dassault, accusé d’avoir acheté des votes lors des élections municipales de 2009 et 2010, nous dénonçons les irrégularités qui entachent le contrat public-privé passé pour construire le grand Stade de Nice. Nous nous portons aussi partie civile dans l’affaire Karachi, et sortons des limbes celle des sondages de l’Élysée, qui ont mené à la condamnation de Claude Guéant à de la prison ferme. Plus récemment, nous avons porté plainte pour prise illégale d’intérêt contre Alexis Kohler et Éric Dupond-Moretti. Notre stratégie consiste à nous porter partie civile dans les affaires où nous apportons quelque chose de différent, où le parquet ne va pas, ou là où les affaires semblent bloquées. Avant 2013, nous ne participons qu’à quatre ou cinq dossiers. À partir de 2013, notre impact est considérable, l’article 2.23 nous permet de faire exploser les dossiers enterrés.
Actu-Juridique : Avez-vous eu le sentiment, par votre action, d’avoir fait, en quinze ans, reculer le problème de la corruption en France ?
Jérôme Karsenti : Outre cet article de loi, la création du Parquet national financier, au terme de l’affaire Cahuzac, a apporté une véritable bulle d’oxygène à la justice. Le PNF a dû faire preuve, manifester son indépendance, et l’a bien fait avec les affaires Fillon, Tapie, Sarkozy. Nous avons à mon sens fait avancer le pays sur les questions de probité politique, qui ne sont pas un problème de « moralisation », mais une véritable question juridique, éthique et politique. Cependant, avec le développement de la justice négociée, ainsi qu’une forme de « normalisation » du PNF, il devient urgent qu’une profonde réforme de la justice promeuve enfin l’indépendance du parquet par rapport au pouvoir politique. Ce nœud historique est délétère. Par ailleurs, la corruption profonde, endémique, elle, se poursuit. Les questions de conflit d’intérêts sont au cœur du fonctionnement de notre démocratie, comme on le voit avec le rôle des cabinets de conseil et des lobbies dans le jeu politique, la porosité entre le public et le privé. Cette situation exige le renforcement des contrôles démocratiques, l’interdiction du pantouflage, la légalisation de plaidoyers associatifs à hauteur du lobbying privé. Il faut sanctuariser l’État, les services publics, les contre-pouvoirs. Mon nouveau cheval de bataille est celui des biens communs, et de leur protection contre les logiques marchandes. Car la corruption touche la santé, l’alimentation, abîme la planète et le corps humain, et on ne s’y attaque pas assez.
Référence : AJU006w3