Julie Zorrilla : « L’enquête interne se développe considérablement en matière sociale »

Publié le 11/03/2025
Julie Zorrilla : « L’enquête interne se développe considérablement en matière sociale »
洁 张/AdobeStock

Depuis quelques années, des conseils deviennent « avocats enquêteurs ». Ils enquêtent en entreprise et font la lumière sur d’éventuels sujets de corruption ou de harcèlement. À Paris, le cabinet Navacelle a été pionnier dans cette activité. Julie Zorrilla, avocate du cabinet, fait le point sur la mission de l’avocat enquêteur. Rencontre.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qu’un avocat enquêteur ?

Julie Zorrilla : L’enquête interne est une pratique qui s’est développée il y a plusieurs dizaines d’années aux États-Unis, notamment en droit pénal des affaires et en droit de la concurrence, et qui est désormais devenue une pratique courante en Europe également. Dans le cadre de discussions ou de négociations avec des autorités de poursuite ou de sanction, une société peut mandater un cabinet d’avocats pour mener une enquête interne, quelques fois en collaboration avec ces autorités. Plus largement, à la suite d’allégations dont la société a eu connaissance via un canal d’alerte, elle peut recourir à un prestataire – avocats enquêteurs mais aussi cabinets de gestion des risques psychosociaux ou cabinets d’audit – qui mènera de façon indépendante une enquête interne dans le but de faire la lumière sur les allégations. Ce dernier, à l’issue de son enquête, restitue ses investigations au client, généralement sous forme de rapport, afin qu’il puisse en tirer des conséquences et prendre des mesures appropriées. Il doit être noté que le client peut faire ce qu’il veut du rapport d’enquête : le garder confidentiel en interne – par exemple, en prévision d’une procédure judiciaire s’il anticipe que les faits mis à jour donneront lieu à une telle procédure – ou le remettre aux autorités de poursuite ou de sanction – par exemple, afin d’obtenir des réductions ou absences de sanctions ou des suspensions de poursuite. Bien qu’externaliser des enquêtes, notamment à des avocats, apporte de nombreuses garanties (indépendance, impartialité, secret professionnel, etc.), de plus en plus de sociétés mènent des enquêtes en interne, le plus souvent pour des questions de coûts.

AJ : Comment les avocats français se sont-ils emparés de l’enquête interne ?

Julie Zorrilla : L’enquête interne s’est d’abord développée de façon discrète et confidentielle en Europe pendant les années 2000-2010, quand des entreprises européennes et françaises notamment – Alstom, Société Générale, Total ou encore BNP Paribas – ont commencé à faire l’objet de poursuites par des autorités américaines pour des sujets de non-respect des réglementations américaines. Les conseils américains de ces sociétés revoyaient les documents professionnels et entendaient leurs salariés avant de retourner ensuite négocier avec les autorités de poursuite américaines. À ce contexte s’est ajouté, en 2014, la création du Parquet national financier (PNF) qui a commencé à travailler sur des dossiers transfrontaliers et s’est habitué aux pratiques que pouvaient connaître le Department of Justice (DOJ) aux États-Unis ou le Serious Fraude Office (SFO) en Grande-Bretagne ; ainsi qu’en 2016, l’adoption de la loi Sapin 2 qui a donné lieu notamment à la mise en place de lignes d’alertes en matière de probité et qui a ainsi permis de multiplier les alertes en la matière. Stéphane de Navacelle, fondateur du cabinet Navacelle, dans lequel j’exerce, a travaillé plusieurs années aux États-Unis où il pratiquait l’enquête interne au sein de cabinets américains. À son installation en 2010, il a naturellement continué et le cabinet Navacelle a été un des premiers cabinets français – si ce n’est le premier – à faire des enquêtes internes indépendamment des cabinets anglo-saxons avant d’être suivi par de nombreux autres cabinets.

AJ : Sur quoi portent désormais les enquêtes internes ?

Julie Zorrilla : Si, à l’origine, les enquêtes internes concernaient surtout des dossiers anti-corruption, de droit de la concurrence, de violation d’embargos ou de non-respect de normes financières américaines, impliquant d’éventuelles poursuites des autorités américaines, elles portent aujourd’hui de plus en plus sur la matière sociale. Dans cette matière, notamment à la suite d’allégations de harcèlement moral et sexuel qui se font de plus en plus nombreuses, de nombreuses sociétés ouvrent des enquêtes internes pour répondre à leur obligation de santé et sécurité. Les débats du dossier France Télécom ont d’ailleurs fait du harcèlement moral un sujet de vigilance prégnant pour les entreprises. La mise en place d’un nouveau CSE, qui a le pouvoir de se saisir des sujets de harcèlement moral, d’en alerter l’employeur et de participer à des enquêtes conjointes, a également favorisé le recours à l’enquête interne en cette matière. Ceci étant dit, les premiers dossiers existent toujours et se développent désormais également dans le cadre de procédures purement nationales. L’ouverture d’une enquête interne est, par exemple, un prérequis du PNF en vue de la négociation d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), lequel précise dans ses “Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public” de janvier 2023, attendre d’une personne morale qu’elle puisse démontrer un acte de coopération et de bonne foi en participant activement à la manifestation de la vérité, ce qui peut se matérialiser par la conduite d’une enquête interne. En matière de conformité, la responsabilité des entreprises ne respectant pas les obligations de mise en conformité pouvant être engagée depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, en cas d’allégations de non-conformité, les directions conformité et juridiques font en sorte d’avoir un document traçable sur lequel s’appuyer pour montrer qu’elles ont traité les allégations reçues et le cas échéant leur intention d’améliorer leur programme de mise en conformité.

AJ : Quel est l’intérêt de confier l’enquête interne à un avocat ?

Julie Zorrilla : La mission d’enquêteur n’est pas la fonction la plus connue de l’avocat. L’avocat a pourtant certains avantages pour la mener à bien : ses principes déontologiques – conscience, indépendance, loyauté, compétence, etc. -, le secret professionnel avocat-client, une méthodologie précise issue de sa pratique ancienne en la matière en comparaison d’autres professions qui sont arrivés sur le marché plus récemment, ainsi qu’une connaissance du contexte légal, règlementaire et jurisprudentiel qui lui permet de garantir que l’enquête soit menée dans les meilleures conditions et que les mesures prises en conséquence sont licites. Il doit être noté qu’il y a beaucoup de jurisprudences sur l’enquête interne, notamment de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui appellent par exemple à une proportionnalité dans l’enquête ou au respect des correspondances privées et qui permettront à l’avocat de savoir quels types de mails il peut lire ou ne pas lire.

AJ : L’enquête interne est donc couverte par le secret professionnel ?

Julie Zorrilla : Les avocats ont à ce sujet un désaccord avec le PNF et l’Agence française anticorruption (AFA). En effet, les avocats, au travers notamment du Conseil national des barreaux qui a indiqué dans son guide “L’avocat français et les enquêtes internes” de juin 2020 que les enquêtes internes sont couvertes par le secret professionnel et qu’avocats et clients doivent s’attacher à faire respecter ce secret, considèrent que tel est le cas ; à l’inverse du PNF et de l’AFA. Ces derniers ont indiqué, dès leur “Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public” de juin 2019 puis plus récemment dans leur guide “Les enquêtes internes anticorruption” de mars 2023, que les rapports d’enquête interne ne sont pas protégés par le secret professionnel. Face à cette position du PNF et de l’AFA, le barreau de Paris a pris position publiquement quelques jours après, en avril 2023, pour rappeler que le principe de protection des consultations adressées par un avocat à son client et des correspondances échangées entre l’avocat et son client prévaut et que seul le client peut s’en délier. Ainsi, dans le cadre d’une négociation avec une autorité de poursuite ou de sanction, si le client veut procéder à un acte positif de coopération, il peut de lui-même remettre le rapport d’enquête interne mais des autorités ne peuvent pas elles-mêmes le saisir dans le cadre d’une procédure.

AJ : Combien existe-t-il d’avocats enquêteur ?

Julie Zorrilla : Il est difficile de donner un chiffre précis mais je pense qu’il a augmenté considérablement ces dernières années, principalement à Paris mais aussi dans le reste de la France. Beaucoup d’avocats en droit social s’en remettent à l’enquête interne face à des problématiques sociales et notamment de harcèlement car c’est une demande des clients. Les avocats en droit pénal des affaires n’ont jamais cessé de faire des enquêtes internes depuis que la pratique s’est étendue, soit en tant qu’avocat enquêteur, soit en tant qu’avocat-conseil d’un salarié entendu dans le cadre d’une enquête interne.

AJ : Comment travaille l’avocat enquêteur ?

Julie Zorrilla : Il est saisi pour faire la lumière sur des allégations dont son client a eu connaissance. Le client vient avec un état de faits allégués découlant d’une alerte, d’une découverte interne ou d’un audit et l’avocat réunit des éléments pour établir si ces faits sont avérés ou non. Il commence par des démarches d’identification de la source d’information, qui peut l’aider à confirmer ou infirmer la véracité de l’allégation, puis procède à des diligences d’investigation, qui sont très souvent une revue documentaire et/ou des entretiens. Avec son client, l’avocat détermine les personnes qui peuvent avoir connaissance des faits dans le cadre de leur travail et va par exemple, avec l’aide d’un forensic, saisir leur messagerie électronique professionnelle ou leurs documents de travail, qui appartiennent à l’entreprise uniquement et en excluant les documents personnels ou qui sont protégés par le secret, ou les convoquer pour un entretien susceptible de venir étayer ces éléments documentaires. Il peut en outre être saisi pour déterminer le cas échéant les responsabilités des personnes impliquées et identifier les mesures de remédiation à prendre.

AJ : Que se passe-t-il une fois le rapport d’enquête remis au client ?

Julie Zorrilla : Les résultats des investigations faites par l’avocat enquêteur figurent dans un rapport d’enquête restitué au client. Sur la base de ces résultats, le client peut de manière éclairée demander une analyse juridique à un autre conseil ou à ses services RH, prendre d’éventuelles sanctions disciplinaires, ou encore mettre fin à des pratiques non-conformes à ses règles internes ou à une législation. Il y a des discussions pour savoir où s’arrête la mission de l’avocat enquêteur à l’issue de la remise du rapport d’enquête. Les avis divergent. Je pense à titre personnel que cela dépend des sujets : en matière sociale, j’ai tendance à dire qu’il vaut mieux un deuxième conseil en charge d’un éventuel contentieux prud’homal, mais en matière pénale, je trouve que cela a du sens de mener une analyse de risque sur la responsabilité pénale après avoir contribué à établir la matérialité des faits. Une autre des questions qui se pose est par exemple de savoir si l’avocat enquêteur peut ensuite défendre son client dans le cadre d’une procédure contentieuse. Les avis divergent également, notamment entre les avocats, attachés au principe de libre choix de l’avocat par son client, et l’AFA et le PNF qui indiquent dans leur guide “Les enquêtes internes anticorruption” de mars 2023 qu’ils voudraient qu’une fois l’enquête interne effectuée par un avocat, un autre avocat se charge de la défense de la personne morale. Nous constatons dans notre pratique que le PNF préfère en effet deux interlocuteurs : un pour mener l’enquête et restituer le travail mené, un autre pour négocier la sortie du contentieux, dans le cadre des CJIP notamment.

AJ : Quelle part de votre activité représentent les enquêtes internes ?

Julie Zorrilla : Les enquêtes internes représentent près de 50 % de l’activité du cabinet. Pour un avocat, l’enquête interne permet de se confronter à des problématiques juridiques diverses. En treize ans au cabinet, je n’ai jamais fait deux fois la même enquête interne car de nouveaux sujets juridiques émergent régulièrement, la typologie de clients ayant recours à l’enquête interne ne cesse d’évoluer et les enjeux, réputationnels, juridiques ou de concurrence, varient selon le contexte social, économique et politique. Ces enquêtes sont aussi l’occasion d’une plongée dans le monde opérationnel du client et permettent de découvrir de l’intérieur différentes industries et modes de fonctionnement. Tout cela en fait une pratique très intéressante sur le plan intellectuel mais également sur le plan humain, notamment en matière de droit social. Par ailleurs, l’enquête interne n’étant régulée que par de la soft law (par exemple, le “Vade-mecum de l’avocat chargé d’une enquête interne” du barreau de Paris de 2019 ou le guide “L’avocat français et les enquêtes internes” du CNB de 2020), c’est un réel challenge de participer à la construction d’une pratique dans un environnement non réglementé. Le barreau de Paris et l’EFB proposent d’ailleurs une formation qualifiante depuis deux ans à laquelle nous participons mais qui n’est pas nécessaire à l’exercice de l’enquête interne. Il n’y a en effet pas à ce jour de certification spécifique pour exercer comme avocat enquêteur.

AJ : Les entreprises sont-elles nombreuses à faire appel à des avocats enquêteurs ?

Julie Zorrilla : Oui. Nous sommes contactés par des grands groupes français ou internationaux, qui ont certes la plupart des services internes de conformité et juridique mais qui peuvent faire appel à des avocats enquêteurs si les sujets deviennent sensibles, parce que les allégations sont graves ou impliquent des salariés du top management. Nous sommes également sollicités par des entreprises de moindre envergure, des moyennes entreprises ou même des entreprises de moins de 50 salariés, qui disposent de moins de moyens et n’ont pas d’autres solutions que d’externaliser.

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