Juriste d’entreprise : « Une profession encore mal-identifiée » par les étudiants et jeunes diplômés
À l’ombre du métier d’avocat ou de magistrat, la profession de juriste d’entreprise peine encore à se faire connaître auprès des étudiants. Une activité dans laquelle ils peuvent pourtant « répondre à leurs ambitions professionnelles », estime Nathalie Dubois, vice-présidente de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) en charge de l’université, la jeunesse et la formation. « Dans mon université, le métier de juriste d’entreprise est assez méconnu », précise pour sa part Timothé Bonnaud, coordinateur des jeunes juristes au sein de l’AFJE. Rencontre afin de faire le point avec ses deux spécialistes sur le métier de juriste d’entreprise.
Actu-Juridique : Rencontrez-vous, comme dans beaucoup d’autres métiers, des difficultés de recrutement ?
Nathalie Dubois : Cela dépend du secteur dans lequel l’entreprise se positionne et donc les règles de droit qui s’imposent à elle. Il est vrai toutefois que les jeunes diplômés sont extrêmement attentifs au secteur dans lequel évoluent les entreprises mais aussi à la responsabilité sociale de celles-ci et cela n’est pas sans effet sur le recrutement. Par ailleurs, la question géographique est devenue aussi très prégnante. Les entreprises situées en dehors des principales zones urbaines peuvent avoir du mal à trouver de jeunes collaborateurs.
Timothé Bonnaud : Pour ma part, je recrute actuellement des stagiaires et je ne rencontre aucune difficulté à cet égard. C’est plutôt un bon signe de l’attractivité du métier de juriste d’entreprise auprès des étudiants. Néanmoins, je constate que les CV des étudiants manquent souvent de substance : ils sont souvent dénués d’expériences significatives telles que des jobs étudiants, des certifications ou des engagements associatifs, des éléments pourtant essentiels pour rendre un profil attractif.
AJ : Quelles différences observez-vous entre par exemple un jeune juriste des années 1990 ou 2000 et un jeune juriste d’aujourd’hui ?
Nathalie Dubois : Il me semble que les jeunes professionnels aujourd’hui sont davantage exigeants qu’à mon époque, et ce à juste titre. Comme je vous le disais, ils prêtent beaucoup plus attention aux engagements RSE, à la qualité de vie au travail, aux nombres d’heures de travail effectuées, au salaire, autant d’éléments sur lesquels nous étions moins regardant il y a 20 ans encore. Aussi, le métier de juriste d’entreprise a beaucoup évolué et s’est complexifié sous l’influence notamment des pratiques anglo-saxonnes. Par ailleurs, les jeunes entrant sur le marché du travail actuellement sont mieux formés, le niveau de compétence s’est élevé. Beaucoup d’entre eux parlent plusieurs langues et ont suivi deux cursus à l’université. Il y a donc une exigence naturelle qui s’est installée chez toutes les parties et logiquement chez les candidats, même junior.
Timothé Bonnaud : Quand j’entends mes aînés raconter leurs débuts, j’ai l’impression que le niveau d’exigence vis-à-vis des jeunes juristes est plus élevé aujourd’hui comme si on demandait actuellement aux jeunes d’être pleinement opérationnels dès leur sortie de l’université. Cela se reflète dans les offres d’emploi où, même pour des postes de débutant, une connaissance préalable du secteur est parfois exigée.
AJ : Nathalie Dubois, en qualité de vice-présidente de l’AFJE en charge de l’université, la jeunesse et la formation, quelles sont vos principales missions ?
Nathalie Dubois : Notre principale mission est une mission d’information auprès des jeunes pour leur faire connaître le métier de juriste d’entreprise. Beaucoup d’étudiants en droit connaissent le métier d’avocat ou de magistrat, mais peu d’entre eux savent qu’il existe d’autres débouchés qui peuvent très bien répondre à leurs ambitions professionnelles. Nous représentons finalement une profession encore mal identifiée.
AJ : Et victime aussi d’idées reçues ?
Nathalie Dubois : Oui, beaucoup d’étudiants pensent par exemple qu’il est obligatoire d’avoir été avocat pour devenir juriste d’entreprise. Ou encore qu’ils gagneront mieux leur vie en étant avocat que juriste d’entreprise. Or que constatons-nous ? Que beaucoup d’avocats sont extrêmement mal payés. Les préjugés sont liés bien sûr à la méconnaissance de notre métier. C’est pour cela que nous développons avec l’AFJE notre communication auprès d’eux. Je leur conseille notamment de faire un stage assez tôt durant leur cursus pour mieux appréhender le métier, au-delà des idées dogmatiques.
Timothé Bonnaud : Dans mon université, le métier de juriste d’entreprise est assez méconnu. Les étudiants en ont une vision intimidante, en raison du niveau élevé de culture générale juridique exigé, ce qui peut apparaître en décalage avec la plupart des formations universitaires qui sont plutôt spécialisées dans un champ du droit. Cette impression est également alimentée par le fait que ce métier requiert de nombreuses compétences extra-juridiques, souvent peu abordées dans les formations juridiques. Selon un sondage mené par les jeunes juristes de l’AFJE à l’automne 2024 auprès d’étudiants de différentes facultés françaises de droit, les futurs juristes d’entreprise considèrent que les compétences en négociation leur font défaut pour être véritablement opérationnels. Viennent ensuite la connaissance du vocabulaire et des codes en entreprise et des autres métiers, la faculté de travailler en langue étrangère et la rédaction d’actes juridiques.
AJ : À cet égard, que dites-vous aux étudiants pour les aider à mieux cerner votre travail ?
Nathalie Dubois : Un juriste d’entreprise est un membre à part entière de son entreprise dont il est un cadre salarié. Son rôle est de considérer les objectifs de la structure pour laquelle il travaille au regard du droit qui s’impose à elle, et ce pour éviter évidemment tout problème juridique. C’est, de fait, un professionnel qui connaît bien le droit de manière générale et qui dispose d’une expertise selon le secteur d’activité dans lequel il évolue mais qui doit également disposer d’une bonne appréhension des enjeux de son entreprise. Le juriste d’entreprise est nécessairement intégré dans le processus décisionnel, il est en interaction avec l’ensemble des métiers qui compose une entreprise, ce n’est pas un collaborateur, seul dans son bureau, à qui l’on ne s’adresse en urgence qu’en cas de problèmes juridiques constatés. Le rôle du juriste a évidemment évolué dans le temps et contrairement aux pratiques passées, nous n’intervenons plus seulement au moment du contentieux mais bien en amont pour éviter justement le contentieux. Aussi, il faut considérer le métier et les tâches du juriste d’entreprise au regard de la taille de l’entreprise et de son secteur d’activité.
Timothé Bonnaud : Le juriste d’entreprise est l’intellectuel de l’entreprise, au sens noble du terme. Outre sa maîtrise générale du droit, il doit également posséder une connaissance approfondie de l’activité de son entreprise et de son environnement (politique, économique, etc.). Il conseille son entreprise dans sa stratégie à chaque étape, de la conception du projet à son déploiement. Il doit penser à chaque élément pouvant gripper et guider ses collaborateurs en fonction. Bien entendu, le contenu du poste varie en fonction de l’entreprise et de la spécialité du juriste. Il en existe pour tous les goûts : du juriste généraliste en PME jusqu’à l’expert en propriété intellectuelle pour une multinationale, en passant par le juriste du siège proche des dirigeants, par opposition au juriste proche des opérationnels pour les accompagner au quotidien. Mais la finalité est toujours la même : on attend d’un juriste d’entreprise qu’il soit un stratège.
Référence : AJU016p9