Justice, une faillite française ?

Publié le 21/06/2018

À l’occasion de la sortie de son dernier livre : « Justice, une faillite française ? », aux éditions Lextenso, dans la collection Forum, Olivia Dufour, journaliste, spécialiste des questions justice dans de nombreux journaux, revient pour les Petites Affiches sur la genèse de son livre. La lauréate du 8e prix Olivier Debouzy, qui récompense la publication juridique qui a marqué le monde du droit, nous donne les clés pour comprendre la crise que traverse la justice française, les raisons de désespérer mais aussi celles d’espérer. Entretien à battons rompus avec une femme de conviction.

LPA

Comment est née l’idée de ce livre ?

Olivia Dufour 

En sortant d’une rentrée solennelle parisienne! Je me suis aperçue que j’écrivais depuis 20 ans à chaque rentrée du TGI, de la cour d’appel et même pendant longtemps de la Cour de cassation que la justice n’avait pas de moyens, qu’elle était au bord de l’asphyxie, de l’embolie etc. tout le vocabulaire médical ne suffisait pas aux magistrats pour exprimer la gravité de la situation. Un problème qui dure depuis aussi longtemps, dénoncé sur un ton aussi grave par des professionnels, ce n’est pas normal! J’ai voulu comprendre comment il était possible qu’une institution alerte sur sa situation dégradée sans que rien ne change. Au fond, c’est comme si tout le monde s’était résigné face à l’indifférence du politique, comme si la situation désespérée de la justice en France était inéluctable, qu’on n’y pouvait rien, qu’il fallait s’y résoudre…

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De quels constats êtes-vous partie ?

O. D.

Il est courant à l’heure actuelle de dire que la justice manque de moyens, mais qu’elle souffre aussi de problèmes d’organisation, j’ai voulu comprendre de quoi il retournait. Le manque de moyens en effet peut signifier beaucoup de choses. Ceux qui l’invoquent peuvent simplement regretter de n’avoir pas davantage de crédits pour travailler plus vite et mieux. Mais cela peut être aussi beaucoup plus grave. L’une des questions qui revient le plus souvent dans les dîners en ville consiste précisément à savoir si le budget de la justice en France est réellement insuffisant ou si c’est juste un fantasme de fonctionnaires inconscients de la dureté du monde contemporain et de l’état du budget de la France. Nous connaissons tous les travaux du CEPEJ et ses chiffres qui montrent que la France consacre beaucoup moins d’argent par habitants à la justice que les pays au PIB comparable. Ils sont confortés par les travaux de Jean-Charles Asselain, historien et économiste, qui a étudié 200 ans de budget de la justice en France. Il est formel : le budget est sous-dimensionné depuis toujours. Et en pratique, il ne s’agit pas d’un problème de confort mais de première nécessité. Les juridictions manquent de papier, de crayons, de fuel l’hiver, de budget pour réparer des locaux vétustes et dangereux… De même, il est courant de dire que ce n’est pas qu’une question de moyens mais aussi d’organisation. Là aussi j’ai voulu tester l’idée pour déterminer si ce n’était pas une manière de nier l’insuffisance du budget. J’arrive à la conclusion qu’en effet, depuis l’administration centrale jusqu’aux juridictions, il faut moderniser et professionnaliser un certain nombre de fonctions, informatique, gestion des ressources humaines, gestion des crédits. Non que les magistrats qui en sont en charge le fassent mal, simplement l’organisation est vétuste et les personnels insuffisamment formés aux tâches qui ne constituent pas leur cœur de métier. Des faiblesses qui, dans un contexte de profonde pauvreté des moyens et d’épuisement des personnels, contribuent à engendrer des situations catastrophiques tant pour les magistrats greffiers et personnels de greffe que pour les justiciables et leurs avocats.

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Vous naviguez dans ce milieu depuis de nombreuses années, avez-vous vu réellement les choses empirer ?

O. D.

Des voix commencent à s’élever, notamment au sein de la magistrature pour dire que la justice est à l’os. Et pour cause : le système est tenu à bout de bras par les professionnels. Sans leur dévouement, il se serait effondré depuis longtemps. Ce sont eux qui absorbent le choc frontal entre la stagnation des moyens et l’augmentation des dossiers. Il y a forcément un moment où le système va craquer. D’ailleurs les magistrats, greffiers et personnels de greffe ne sont pas les seuls à porter l’institution à bout de bras. Il y a aussi les avocats sur lesquels on fait peser le coût de l’accès au droit via l’aide juridictionnelle, ou encore sur lesquels on déplace des frais de justice comme l’impression des documents que les juridictions n’ont plus les moyens de prendre en charge. Cette situation dure depuis si longtemps que d’une certaine manière elle devient la normalité, ou à tout le moins, plus personne ne semble croire que cela pourrait changer. Pour répondre précisément à votre question, il faut aller voir les statistiques. Les délais s’allongent presque dans tous les contentieux, en particulier aux prud’hommes et devant le JAF. Malgré tous les efforts. Cela veut dire que la justice la plus indispensable à nos concitoyens ne fonctionne plus que très difficilement. Donc oui, ça s’aggrave. Et le plus terrible, c’est que des décennies de pauvreté ont épuisé les hommes, abimé les bâtiments, éreinté le système. L’institution judiciaire est abimée.

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Vous êtes une spécialiste des questions financières, la justice commerciale n’est-elle pas mieux dotée ?

O. D.

Le tribunal de commerce de Paris, dont je rappelle que les juges sont bénévoles, bénéficie d’un budget annuel de fonctionnement de 12  000  euros alloué par la cour d’appel de Paris. Le président est obligé de prendre en charge de nombreux frais de représentation. Il lave aussi lui-même les rideaux du tribunal à la laverie en bas de chez lui. Il a fait appel à la rentrée de cette année à la générosité des avocats pour l’aider à financer la maintenance du wifi sécurisé installé grâce à la générosité de l’un des juges du tribunal. Comme c’est un ancien banquier, je gage que le contraste entre ce qu’il a connu dans la banque et ce qu’il vit quai de Corse doit lui paraître saisissant !

Jean-Jacques Urvoas avait raison de parler de clochardisation. La justice française fait la manche, y compris la justice commerciale ! Mais pour répondre précisément à votre question, certains contentieux sont plus préservés que d’autres et l’économique en fait partie. En réalité, ce que j’ai observé, c’est une distinction entre les contentieux rares et les contentieux de masse. Les seconds souffrent le plus. Les premiers sont épargnés. Non parce qu’il y aurait une justice de puissants et une autre de misérables, mais parce que les contentieux de masse réclament des moyens et une organisation qui font précisément défaut. À l’inverse, le contentieux économique est rare et donc plus facile à gérer même si sa très grande complexité finit toujours par soulever des problèmes de moyens même à une cour bien dotée comme la cour de Paris.

La justice criminelle des cours d’assises reste aussi une « justice de luxe » où l’on examine les affaires sur plusieurs jours en leur accordant une attention tout à fait singulière dans le contexte général de pénurie de moyens. À l’inverse, les affaires familiales et les prud’hommes sont sinistrés…Or ces justices-là concernent des problèmes graves de garde d’enfants, d’indemnités de licenciement. Et que dire des comparutions immédiates qui envoient chaque jour en prison, à l’issue d’une examen du dossier compris entre 10 et 30 minutes, des individus qui sont certes des auteurs de délits, mais aussi souvent des personnes en très grande détresse parce qu’ils souffrent de pathologies physique, mentale, d’addictions…

LPA 

Vous avez réussi dans ce livre à recueillir des confidences de personnes qui sont connues pour leur discrétion comment avez-vous fait ?

O. D.

Curieusement, le problème des moyens de la justice est subi par plusieurs dizaines de milliers de professionnels depuis des décennies, mais il est assez peu pensé. Je ne crois pas qu’il existe beaucoup de livres et de colloques sur le sujet. Les professionnels protestent chaque année durant une heure à l’occasion des rentrées solennelles, presque chaque semaine ensuite comme je le montre dans le livre, un tribunal appelle la Chancellerie au secours, de temps en temps, un syndicat proteste sur les marches du palais mais ça s’arrête là… Alors quand j’ai dit que je travaillais sur le sujet j’ai eu deux types de réactions, ceux qui n’ont pas voulu répondre, comme si cela n’existait pas, et ceux qui ont été heureux qu’on les interpèle. Soit qu’ils en aient gros sur le cœur parce que j’arrivais à un moment où leur juridiction était particulièrement en difficultés, soit parce que mes questions les obligeaient à penser le manque de moyens et leur donnait envie de dire des choses qu’ils retenaient depuis longtemps.

LPA 

Le gouvernement semble convaincu de l’importance de la médiation et de l’arbitrage et veut généraliser ces modes alternatifs de règlement des conflits, cela inquiète beaucoup, comprenez-vous ces blocages ?

O. D.

C’est amusant parce que en réalité c’est une vieille idée des révolutionnaires qui voulaient généraliser la médiation et l’arbitrage y compris dans les affaires familiales. Le juge, élu pour une durée déterminée, ne devait intervenir qu’en dernier recours et s’en tenir à un strict rôle de bouche de la loi. Cela n’a pas duré très longtemps… mais cela montre qu’au fond on revient sans cesse aux mêmes questions qui appellent les mêmes solutions. À mon avis pour une raison que je laisse aux historiens et aux constitutionnalistes le soin d’analyser, car ils sont plus compétents que moi, la France n’a jamais très bien su positionner sa justice au sein des institutions et nous souffrons encore des conséquences de ce malaise profond. Les modes alternatifs pourquoi pas, mais c’est un des fils rouges de mon livre : cessons de réformer sous l’effet de la tyrannie des gestionnaires! Le contentieux prud’hommal chute depuis la réforme Macron parce que la complexité de la requête décourage les demandeurs. Je ne prétends pas que c’était l’objectif recherché mais il se trouve que c’est le résultat obtenu. Comme le dit Marie-Anne Frison-Roche, la question des moyens est un paramètre fondamental dans une réforme, mais cela n’est jamais une bonne cause. Or c’est ce qu’on fait depuis des décennies, et en concevant des réformes uniquement pour faire des économies, on a modifié l’ADN de la justice. Prenons l’exemple de la collégialité. Comment peut-on soutenir aujourd’hui qu’elle ne sert à rien quand on la trouvait si utile il y a 20 ans ? Parce qu’on a découvert par expérience qu’elle était inutile ? Pas du tout. On essaie juste de se convaincre que l’on n’a pas besoin de ce qu’on n’a plus les moyens de s’offrir. Alors développons la médiation, l’arbitrage oui, mais pas en prétendant, avec hypocrisie, que c’est pour le bien du justiciable alors que c’est pour gérer des flux qui menacent d’engloutir les juridictions!

LPA 

Malgré tout restez-vous optimiste ?

O. D.

Oui, parce que depuis trois ans il y a un alignement de planètes au-dessus de la justice. Jean-Jacques Urvoas s’est saisi du problème et ne s’est occupé que de cela durant son mandat. Ce n’était jamais arrivé et les professionnels ont salué son action. En même temps, le président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas, s’emparait du sujet et publiait un rapport remarquablement exhaustif. Il a même décidé de traduire ses conclusions sous forme de propositions de lois pour que le rapport n’aille pas prendre la poussière sur une étagère. Bien qu’ils appartiennent à des groupes politiques différents, Jean-Jacques Urvoas et Philippe Bas dressent les mêmes constats et proposent des solutions quasiment identiques, ça aussi c’est inédit ! L’actuel gouvernement a lui aussi pris conscience de la nécessité d’agir et lancé une réforme d’une ampleur exceptionnelle ainsi qu’une loi de programmation budgétaire sur 5  ans qui ambitionne d’augmenter le budget de 1,5 milliards d’euros. Certes, nombre d’éléments du projet de réforme ont suscité inquiétudes et colère, chez les professions de justice dans des proportions que je n’avais d’ailleurs jamais vues. Notamment l’ampleur et la durée de la mobilisation des avocats est exceptionnelle, de même que le fait que les magistrats et les greffiers les rejoignent. Bien gérée, cette dialectique qui s’est installée entre le ministère et les gens de justice peut engendrer une réforme de grande qualité. Il n’y a jamais eu autant de signaux faibles ou forts montrant que le problème des moyens était enfin compris par le politique et pris en main. Donc je suis optimiste. Toutefois, il va falloir être très vigilant pour que les réformes ne soient pas guidées par les mauvais réflexes que l’on subi depuis des décennies, mais par une ambition qui s’émancipe des moyens pour viser la qualité.

LPA

Quel avenir pour la justice du XXIe siècle ?

O. D.

L’homme, l’homme et encore l’homme. Toute la société tend à l’automatisation, l’homme est chassé de partout au profit de la machine considérée comme plus rapide, plus efficace, plus fiable et plus économique. L’irruption des legaltechs, le développement de l’intelligence artificielle et de la justice dite prédictive illustrent cette fascination pour l’automatisation de la justice. Il ne faut bien entendu pas tourner le dos à la modernité. Tous ces outils peuvent être d’une aide précieuse. À conditions d’être au service de l’homme! Je pense notamment à la visioconférence. Qu’elle évite à un expert dans un dossier de construction de se déplacer, tant mieux. Mais si elle aboutit à permettre qu’un homme soi envoyé en prison par écran interposé, sans que son juge l’ait eu en face de lui, alors je ne suis pas sûre qu’on pourra encore parler de justice…

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